Part (71)
Le Comte avait un objectif bien à lui quand il lui a donné ce que Van Helsing a appelé le « Baptême de sang du vampire ». Eh bien, il peut exister des poisons qui se distillent à partir de choses bénéfiques… en ces temps où l'existence des ptomaïnes reste un mystère, nous ne devons nous étonner de rien ! Je ne sais qu'une chose : si mon instinct ne me trompe pas à propos des silences de la pauvre Mrs. Harker, alors il y a une terrible difficulté, un danger inconnu, dans le travail qui nous attend. Le même pouvoir qui lui impose le silence peut lui imposer de parler. Je ne veux plus y penser, car je pourrais, en esprit, déshonorer cette noble femme ! Van Helsing me rejoint dans mon bureau un peu avant les autres. Je vais essayer d'aborder la question avec lui. Plus tard Quand le Professeur entra, nous évoquâmes la situation. Je me rendais compte qu'il avait un sujet à l'esprit qu'il souhaitait aborder, mais je le sentais hésitant. Après avoir tourné un peu autour du pot, il dit soudainement : « Ami John, il y a quelque chose dont vous et moi devons parler seul à seul, en premier lieu. Plus tard, nous pourrons mettre les autres dans la confidence. » Il fit une pause. J'attendis, et il reprit : « Madam Mina, notre pauvre, chère Madam Mina, est en train de changer. » Je fus parcouru d'un frisson glacial lorsque je constatai que mes premières craintes étaient confirmées. Van Helsing continua : « Au vu de notre triste expérience avec Miss Lucy, nous sommes maintenant avertis que nous ne devons pas laisser les choses aller trop loin. Notre tâche maintenant est à vrai dire plus difficile que jamais, et cette nouvelle complication donne à chaque heure écoulée une importance cruciale. Je puis voir les progrès des caractéristiques vampiriques sur son visage. Celles-ci ne sont encore que très, très légères, mais elles peuvent être perçues si on l'observe avec des yeux dénués de préjugés. Ses dents sont un peu plus pointues, et par moments son regard se fait plus dur. Mais ce n'est pas tout : il y a aussi maintenant ses fréquents silences, comme c'était le cas pour Miss Lucy. Elle ne parlait plus, même si elle écrivait ce qu'elle voulait qu'on connût plus tard. C'est là ma crainte. Si en effet elle est capable, par le moyen d'une transe hypnotique, de nous dire ce que le Comte voit et entend, il n'en est pas moins vrai que lui, qui a été le premier à l'hypnotiser, et qui a bu son sang et lui a fait boire le sien, pourra, s'il le veut, contraindre son esprit à lui révéler tout ce qu'elle sait ! » J'acquiesçai d'un signe de tête. Il poursuivit :
« Donc, notre tâche est d'empêcher ceci. Elle doit ignorer nos intentions, et alors, elle ne pourra pas révéler ce qu'elle ignore. C'est une tâche bien douloureuse ! Oh, tellement douloureuse que cela me brise le cœur rien que d'y penser. Mais il le faut. Quand nous nous réunirons aujourd'hui, je dois lui dire que pour une raison que je ne puis lui révéler, elle ne devra pas participer à notre conseil, mais simplement rester sous notre protection. » Il s'essuya le front, inondé de transpiration à l'idée de la souffrance qu'il allait devoir infliger à cette pauvre âme déjà si durement éprouvée. Je savais que je pourrais lui apporter quelque réconfort en lui disant que j'étais moi-même arrivé à la même conclusion ; en tout cas il ne serait plus torturé par le doute. Je le lui dis, et le résultat fut bien ce que j'avais espéré. L'heure de notre grande réunion est maintenant toute proche. Van Helsing est sorti pour s'y préparer, ainsi qu'à sa pénible tâche. Mais à vrai dire, je suis certain que son but est de trouver un moment pour prier en silence. Plus tard Dès le début de notre réunion, Van Helsing et moi éprouvâmes un véritable soulagement. Mrs. Harker nous avait envoyé un message par l'intermédiaire de son mari pour nous informer qu'elle ne se joindrait pas à nous pour le moment, car elle pensait qu'il était préférable que nous puissions discuter librement de nos projets sans être gênés par sa présence. Le Professeur et moi échangeâmes un regard pendant un instant, et d'une façon ou d'une autre, nous étions soulagés. Pour ma part, je pensais que si Mrs. Harker prenait conscience du péril, elle évitait également une grande souffrance. Dans les circonstances présentes, nous résolûmes, par un regard interrogateur suivi d'un doigt porté à nos lèvres, de garder le silence sur nos soupçons, jusqu'à ce que nous puissions en discuter en privé. Nous nous remîmes à notre plan de campagne. Van Helsing nous exposa d'abord les faits sommairement : « Le Czarina Catherine a quitté la Tamise hier matin. Il lui faudra, à sa vitesse maximale, au moins trois semaines pour gagner Varna, mais nous pouvons rejoindre ce même endroit par voie terrestre en trois jours. Maintenant, si nous partons du principe que le navire peut accomplir son voyage en deux jours de moins, en tenant compte de l'influence que le Comte peut avoir sur les conditions météorologiques, et si nous rajoutons une journée entière pour les aléa que nous pourrions nous-mêmes rencontrer, alors nous conservons encore une marge de presque deux semaines. Ainsi, afin de ne prendre aucun risque, nous devons partir le 17 au plus tard, ce qui nous permettra dans tous les cas d'être à Varna avant l'arrivée du navire, et nous pourrons faire tous les préparatifs que nous pourrons juger nécessaires. Bien sûr nous devrons être armés – armés contre les êtres maléfiques, qu'ils soient spirituels ou matériels. » Ici, Quincey Morris intervint : « Je crois comprendre que le Comte vient d'un pays de loups, et il pourrait y arriver avant nous. Je propose d'ajouter des Winchester à notre armement. J'ai une certaine confiance dans les Winchester quand il y a du grabuge aux alentours. Vous vous souvenez, Art, quand nous avions cette meute derrière nous à Tobolsk ? Que n'aurions-nous donné pour un bon fusil à répétition chacun ! » « Bien ! » dit Van Helsing. « Va pour les Winchester. Quincey garde toujours la tête froide, mais surtout lorsqu'il s'agit de chasse, encore que cette analogie soit une honte pour la science, plus encore que le loup n'est un danger pour l'homme. En attendant, nous ne pouvons rien faire ici, et comme je crois que Varna n'est familière à aucun d'entre nous, pourquoi ne pas y aller plus tôt que prévu ? L'attente sera aussi longue là-bas qu'ici. Nous pouvons nous préparer ce soir et demain, et ensuite, si tout va bien, nous nous mettrons en route tous les quatre. » « Tous les quatre ? » interrogea Harker, nous regardant tour à tour. « Bien sûr » répondit immédiatement le Professeur, « vous devez rester ici pour veiller sur votre si douce épouse ! » Harker resta silencieux un moment, puis dit d'une voix blanche : « Nous parlerons de ceci demain matin. Je veux en discuter avec Mina. » Je pensais qu'il était temps que Van Helsing lui recommande de ne pas dévoiler nos plans à sa femme, mais il ne réagit pas. Je lui lançai un regard appuyé et toussotai, mais pour toute réponse, il posa un doigt sur ses lèvres, et partit.
Journal de Jonathan Harker 5 octobre, après-midi. Pendant un long moment après notre réunion, je ne parvenais pas à penser. Ces nouveaux évènements avaient mis mon esprit dans un état de stupeur qui ne laissait aucune place à une pensée active. La détermination de Mina à ne plus participer à nos conférences me donnait à réfléchir, et comme je ne pouvais en parler avec elle, je ne pouvais qu'essayer de deviner ses pensées. Je suis maintenant aussi éloigné que possible de toute solution. La réaction des autres en apprenant cette décision m'a aussi déconcerté : la dernière fois que nous avions évoqué le sujet, nous étions tombés d'accord sur le fait qu'il ne devait plus y avoir la moindre dissimulation entre nous. Mina dort maintenant, calmement et sereinement comme un petit enfant. Elle sourit et son visage rayonne de bonheur. Dieu merci, il y a encore de tels moments pour elle. Plus tard Comme tout ceci est étrange. J'étais assis, à regarder Mina dormir, et j'en étais venu à être moi-même aussi heureux que possible. La nuit tombait, et la terre se couvrait d'ombres tandis que le soleil déclinait ; le silence dans la chambre me sembla de plus en plus solennel. Tout à coup, Mina ouvrit les yeux, et, me regardant tendrement, elle me dit : « Jonathan, je veux que vous me promettiez quelque chose, sur votre honneur. Un serment que vous allez me faire à moi, mais solennellement et devant Dieu, et que vous ne devrez pas briser même si je me jetais à genoux et vous implorais en pleurant amèrement. Vite, jurez-le moi maintenant. » « Mina » répondis-je, « je ne puis vous faire une telle promesse ainsi. Je n'en ai pas le droit. » « Mais, cher amour », dit-elle, avec une telle intensité d'émotion que ses yeux étaient comme deux étoiles polaires, « c'est moi qui le désire, et ce n'est pas pour moi-même. Vous pouvez demander au Dr. Van Helsing si je n'ai pas raison ; s'il n'est pas d'accord, alors vous pourrez faire comme vous l'entendrez. Non, plus encore, si vous êtes tous de cet avis, alors vous serez relevé de votre promesse. » « Je promets ! » dis-je, et pendant un moment elle sembla formidablement heureuse, même si pour moi toute joie restait interdite en présence de la cicatrice rouge sur son front. Elle dit : « Promettez-moi de ne rien me dire des plans de campagne que vous dresserez contre le Comte. Pas un mot, pas une allusion, pas un sous-entendu, pas tant que ceci sera sur mon visage ! » et elle désigna solennellement sa cicatrice. Je constatai qu'elle était très sérieuse, et je lui répétai, tout aussi solennellement : « Je le promets ! » et au même instant, ce fut comme si une porte s'était refermée entre nous. Plus tard, à minuit. Mina s'est montrée gaie et enjouée toute la soirée. Tant et si bien que chacun semble avoir retrouvé du courage, comme si sa gaité était contagieuse, et moi-même j'ai eu le sentiment que cette terrible chape de terreur qui nous écrasait s'était quelque peu allégée. Nous nous sommes tous couchés tôt. Mina dort maintenant comme un petit enfant, c'est merveille qu'elle puisse conserver sa capacité à dormir au milieu de ces terribles évènements. J'en remercie Dieu, car cela lui permet au moins d'oublier ses soucis. Peut-être suivrai-je son exemple comme je l'ai fait pour sa bonne humeur de ce soir. Je vais essayer. Oh, un sommeil sans rêves ! 6 octobre, au matin Nouvelle surprise. Mina m'a réveillé tôt à peu près à la même heure qu'hier, et m'a demandé de lui amener le Dr. Van Helsing. Je pensai qu'il fallait s'attendre à une nouvelle séance d'hypnotisme, et sans poser de question, j'allai chercher le Professeur. Il attendait de toute évidence une telle visite, car je le trouvai tout habillé dans sa chambre. Sa porte était entrouverte, et il avait
pu entendre celle de notre chambre qui s'ouvrait. Il vint à l'instant, et en entrant, il demanda à Mina si les autres devaient venir aussi. « Non » dit-elle très simplement, « Ce ne sera pas nécessaire. Vous pouvez aussi bien leur raconter. Je dois vous accompagner dans votre voyage. » Le Dr. Van Helsing était aussi stupéfait que moi. Après un instant de pause, il demanda : « Mais pourquoi ? » « Vous devez m'emmener avec vous. Je suis plus en sécurité à vos côtés, et vous serez plus en sécurité, vous aussi. » « Mais pourquoi, chère Madam Mina ? Vous savez qu'assurer votre sécurité est notre devoir le plus sacré. Nous allons au- devant d'un danger face auquel vous êtes, ou pourriez être, plus vulnérable qu'aucun d'entre nous, à cause de circonstances… de choses qui se sont passées… » Il fit une pause, embarrassé. En répondant, elle désigna du doigt son front. « Je sais. C'est pourquoi je dois partir. Je puis vous parler, tandis que le soleil se lève, mais je n'en serai peut-être plus capable plus tard. Je sais que lorsque le Comte me réclamera, je devrai le rejoindre.