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Lettres de mon moulin (Alphonse Daudet, 1887), LE PHARE DES SANGUINAIRES.

LE PHARE DES SANGUINAIRES.

LE PHARE DES SANGUINAIRES

Cette nuit je n'ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les éclats de sa grande voix m'ont tenu éveillé jusqu'au matin. Balançant lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la bise comme les agrès d'un navire, tout le moulin craquait. Des tuiles s'envolaient de sa toiture en déroute. Au loin, les pins serrés dont la colline est couverte s'agitaient et bruissaient dans l'ombre. On se serait cru en pleine mer…

Cela m'a rappelé tout à fait mes belles insomnies d'il y a trois ans, quand j'habitais le phare des Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse, à l'entrée du golfe d'Ajaccio. Encore un joli coin que j'avais trouvé là pour rêver et pour être seul. Figurez-vous une île rougeâtre et d'aspect farouche ; le phare à une pointe, à l'autre une vieille tour génoise où, de mon temps, logeait un aigle. En bas, au bord de l'eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les herbes ; puis, des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres sauvages, de petits chevaux corses gambadant la crinière au vent ; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon d'oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche, où les gardiens se promènent de long en large, la porte verte en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne à facettes qui flambe au soleil et fait de la lumière même pendant le jour… Voilà l'île des Sanguinaires, comme je l'ai revue cette nuit, en entendant ronfler mes pins. C'était dans cette île enchantée qu'avant d'avoir un moulin j'allais m'enfermer quelquefois, lorsque j'avais besoin de grand air et de solitude. Ce que je faisais ?

Ce que je fais ici, moins encore. Quand le mistral ou la tramontane ne soufflaient pas trop fort, je venais me mettre entre deux roches au ras de l'eau, au milieu des goélands, des merles, des hirondelles, et j'y restais presque tout le jour dans cette espèce de stupeur et d'accablement délicieux que donne la contemplation de la mer. Vous connaissez, n'est-ce pas, cette jolie griserie de l'âme ? On ne pense pas, on ne rêve pas non plus. Tout votre être vous échappe, s'envole, s'éparpille. On est la mouette qui plonge, la poussière d'écume qui flotte au soleil entre deux vagues, la fumée blanche de ce paquebot qui s'éloigne, ce petit corailleur à voile rouge, cette perle d'eau, ce flocon de brume, tout excepté soi-même… Oh ! que j'en ai passé dans mon île de ces belles heures de demi-sommeil et d'éparpillement !… Les jours de grand vent, le bord de l'eau n'étant pas tenable, je m'enfermais dans la cour du lazaret, une petite cour mélancolique, toute embaumée de romarin et d'absinthe sauvage, et là, blotti contre un pan de vieux mur, je me laissais envahir doucement par le vague parfum d'abandon et de tristesse qui flottait avec le soleil dans les logettes de pierre, ouvertes tout autour comme d'anciennes tombes. De temps en temps un battement de porte, un bond léger dans l'herbe… c'était une chèvre qui venait brouter à l'abri du vent. En me voyant, elle s'arrêtait interdite, et restait plantée devant moi, l'air vif, la corne haute, me regardant d'un œil enfantin… Vers cinq heures, le porte-voix des gardiens m'appelait pour dîner. Je prenais alors un petit sentier dans le maquis grimpant à pic au-dessus de la mer, et je revenais lentement vers le phare, me retournant à chaque pas sur cet immense horizon d'eau et de lumière qui semblait s'élargir à mesure que je montais. Là-haut c'était charmant. Je vois encore cette belle salle à manger à larges dalles, à lambris de chêne, la bouillabaisse fumant au milieu, la porte grande ouverte sur la terrasse blanche et tout le couchant qui entrait… Les gardiens étaient là, m'attendant pour se mettre à table. Il y en avait trois, un Marseillais et deux Corses, tous trois petits, barbus, le même visage tanné, crevassé, le même pelone (caban) en poil de chèvre, mais d'allure et d'humeur entièrement opposées. À la façon de vivre de ces gens, on sentait tout de suite la différence des deux races. Le Marseillais, industrieux et vif, toujours affairé, toujours en mouvement, courait l'île du matin au soir, jardinant, pêchant, ramassant des œufs de gouailles, s'embusquant dans le maquis pour traire une chèvre au passage ; et toujours quelque aïoli ou quelque bouillabaisse en train. Les Corses, eux, en dehors de leur service, ne s'occupaient absolument de rien ; ils se considéraient comme des fonctionnaires, et passaient toutes leurs journées dans la cuisine à jouer d'interminables parties de scopa, ne s'interrompant que pour rallumer leurs pipes d'un air grave et hacher avec des ciseaux, dans le creux de leurs mains, de grandes feuilles de tabac vert… Du reste, Marseillais et Corses, tous trois de bonnes gens, simples, naïfs, et pleins de prévenances pour leur hôte, quoique au fond il dût leur paraître un monsieur bien extraordinaire…

Pensez donc ! venir s'enfermer au phare pour son plaisir !… Eux qui trouvent les journées si longues, et qui sont si heureux quand c'est leur tour d'aller à terre… Dans la belle saison, ce grand bonheur leur arrive tous les mois. Dix jours de terre pour trente jours de phare, voilà le règlement ; mais avec l'hiver et les gros temps, il n'y a plus de règlement qui tienne. Le vent souffle, la vague monte, les Sanguinaires sont blanches d'écume, et les gardiens de service restent bloqués deux ou trois mois de suite, quelquefois même dans de terribles conditions. — Voici ce qui m'est arrivé, à moi, monsieur, — me contait un jour le vieux Bartoli, pendant que nous dînions, — voici ce qui m'est arrivé il y a cinq ans, à cette même table où nous sommes, un soir d'hiver, comme maintenant. Ce soir-là, nous n'étions que deux dans le phare, moi et un camarade qu'on appelait Tchéco… Les autres étaient à terre, malades, en congé, je ne sais plus… Nous finissions de dîner, bien tranquilles… Tout à coup, voilà mon camarade qui s'arrête de manger, me regarde un moment avec de drôles d'yeux, et, pouf ! tombe sur la table, les bras en avant. Je vais à lui, je le secoue, je l'appelle : « — Oh ! Tché !… Oh Tché !…

« Rien ! il était mort… Vous jugez quelle émotion ! Je restai plus d'une heure stupide et tremblant devant ce cadavre, puis, subitement cette idée me vient : « Et le phare ! » Je n'eus que le temps de monter dans la lanterne et d'allumer. La nuit était déjà là… Quelle nuit, monsieur ! La mer, le vent, n'avaient plus leurs voix naturelles. À tout moment il me semblait que quelqu'un m'appelait dans l'escalier… Avec cela une fièvre, une soif ! Mais vous ne m'auriez pas fait descendre… j'avais trop peur du mort. Pourtant, au petit jour, le courage me revint un peu. Je portai mon camarade sur son lit ; un drap dessus, un bout de prière, et puis vite aux signaux d'alarme. « Malheureusement, la mer était trop grosse ; j'eus beau appeler, appeler, personne ne vint… Me voilà seul dans le phare avec mon pauvre Tchéco, et Dieu sait pour combien de temps… J'espérais pouvoir le garder près de moi jusqu'à l'arrivée du bateau ; mais au bout de trois jours ce n'était plus possible… Comment faire ? le porter dehors ? l'enterrer ? La roche était trop dure, et il y a tant de corbeaux dans l'île. C'était pitié de leur abandonner ce chrétien. Alors je songeai à le descendre dans une des logettes du lazaret… Ça me prit tout une après-midi cette triste corvée-là, et je vous réponds qu'il m'en fallut, du courage… Tenez ! monsieur, encore aujourd'hui, quand je descends ce côté de l'île par une après-midi de grand vent, il me semble que j'ai toujours le mort sur les épaules… Pauvre vieux Bartoli ! La sueur lui en coulait sur le front, rien que d'y penser. Nos repas se passaient ainsi à causer longuement : le phare, la mer, des récits de naufrages, des histoires de bandits corses… Puis, le jour tombant, le gardien du premier quart allumait sa petite lampe, prenait sa pipe, sa gourde, un gros Plutarque à tranche rouge, toute la bibliothèque des Sanguinaires, et disparaissait par le fond. Au bout d'un moment, c'était dans tout le phare un fracas de chaînes, de poulies, de gros poids d'horloges qu'on remontait. Moi, pendant ce temps, j'allais m'asseoir dehors sur la terrasse. Le soleil, déjà très bas, descendait vers l'eau de plus en plus vite, entraînant tout l'horizon après lui. Le vent fraîchissait, l'île devenait violette. Dans le ciel, près de moi, un gros oiseau passait lourdement : c'était l'aigle de la tour génoise qui rentrait… Peu à peu la brume de mer montait. Bientôt on ne voyait plus que l'ourlet blanc de l'écume autour de l'île… Tout à coup, au-dessus de ma tête, jaillissait un grand flot de lumière douce. Le phare était allumé. Laissant toute l'île dans l'ombre, le clair rayon allait tomber au large sur la mer, et j'étais là perdu dans la nuit, sous ces grandes ondes lumineuses qui m'éclaboussaient à peine en passant… Mais le vent fraîchissait encore. Il fallait rentrer. À tâtons, je fermais la grosse porte, j'assurais les barres de fer ; puis, toujours tâtonnant, je prenais un petit escalier de fonte qui tremblait et sonnait sous mes pas, et j'arrivais au sommet du phare. Ici, par exemple, il y en avait de la lumière.

Imaginez une lampe Carcel gigantesque à six rangs de mèches, autour de laquelle pivotent lentement les parois de la lanterne, les unes remplies par une énorme lentille de cristal, les autres ouvertes sur un grand vitrage immobile qui met la flamme à l'abri du vent… En entrant j'étais ébloui. Ces cuivres, ces étains, ces réflecteurs de métal blanc, ces murs de cristal bombé qui tournaient, avec des grands cercles bleuâtres, tout ce miroitement, tout ce cliquetis de lumières, me donnait un moment de vertige.

Peu à peu, cependant, mes yeux s'y faisaient, et je venais m'asseoir au pied même de la lampe, à côté du gardien qui lisait son Plutarque à haute voix, de peur de s'endormir… Au dehors, le noir, l'abîme. Sur le petit balcon qui tourne autour du vitrage, le vent court comme un fou, en hurlant. Le phare craque, la mer ronfle. À la pointe de l'île, sur les brisants, les lames font comme des coups de canon… Par moments un doigt invisible frappe aux carreaux : quelque oiseau de nuit, que la lumière attire, et qui vient se casser la tête contre le cristal… Dans la lanterne étincelante et chaude, rien que le crépitement de la flamme, le bruit de l'huile qui s'égoutte, de la chaîne qui se dévide ; et une voix monotone psalmodiant la vie de Démétrius de Phalère… À minuit, le gardien se levait, jetait un dernier coup d'œil à ses mèches, et nous descendions. Dans l'escalier on rencontrait le camarade du second quart qui montait en se frottant les yeux ; on lui passait la gourde, le Plutarque… Puis, avant de gagner nos lits, nous entrions un moment dans la chambre du fond, toute encombrée de chaînes, de gros poids, de réservoirs d'étain, de cordages, et là, à la lueur de sa petite lampe, le gardien écrivait sur le grand livre du phare, toujours ouvert : Minuit. Grosse mer. Tempête. Navire au large.

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LE PHARE DES SANGUINAIRES. |LEUCHTTURM||Sanguinaires DER LEUCHTTURM DER SANGUINIKER. LE PHARE DES SANGUINAIRES. LE PHARE DES SANGUINAIRES. LE PHARE DES SANGUINAIRES.

LE PHARE DES SANGUINAIRES

Cette nuit je n'ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les éclats de sa grande voix m'ont tenu éveillé jusqu'au matin. |Mistral||||||Einsätze||||||||| Balançant lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la bise comme les agrès d'un navire, tout le moulin craquait. Wiegend|schwer|||verletzten||sifften||der|Wind|||Takelage||||||knarrte Des tuiles s'envolaient de sa toiture en déroute. |Ziegel|flogen weg|||Dach|| Au loin, les pins serrés dont la colline est couverte s'agitaient et bruissaient dans l'ombre. |||Kiefern|dicht||||||bewegten sich||rauschten||Schatten On se serait cru en pleine mer…

Cela m'a rappelé tout à fait mes belles insomnies d'il y a trois ans, quand j'habitais le phare des Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse, à l'entrée du golfe d'Ajaccio. ||||||||insomnien|||||||||Leuchtturm|||||||||||||von Ajaccio Encore un joli coin que j'avais trouvé là pour rêver et pour être seul. Figurez-vous une île rougeâtre et d'aspect farouche ; le phare à une pointe, à l'autre une vieille tour génoise où, de mon temps, logeait un aigle. Stellen Sie sich||||rötlich||von Aussehen|wild|||||||||||genuesische|||||logierte||Adler En bas, au bord de l'eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les herbes ; puis, des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres sauvages, de petits chevaux corses gambadant la crinière au vent ; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon d'oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche, où les gardiens se promènent de long en large, la porte verte en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne à facettes qui flambe au soleil et fait de la lumière même pendant le jour… Voilà l'île des Sanguinaires, comme je l'ai revue cette nuit, en entendant ronfler mes pins. |||||||Lazarett|||überwuchert||||||||Schluchten||Maquis||||||||||sardische|gambadend||crinière|||||||||||tourbillon|||||||||||||Mauerwerk|||||||||||||||ogive|||||fonte||||||||||flamme|||||||||||||||Sanguinaires||ich||revue|||||ronfler|| C'était dans cette île enchantée qu'avant d'avoir un moulin j'allais m'enfermer quelquefois, lorsque j'avais besoin de grand air et de solitude. ||||||||||mich einsperren|||||||||| Ce que je faisais ?

Ce que je fais ici, moins encore. Quand le mistral ou la tramontane ne soufflaient pas trop fort, je venais me mettre entre deux roches au ras de l'eau, au milieu des goélands, des merles, des hirondelles, et j'y restais presque tout le jour dans cette espèce de stupeur et d'accablement délicieux que donne la contemplation de la mer. ||Mistral|||Tramontane||wehten||||||||||||||||||Möwen||Amseln||Schwalben||||||||||||Stille||d'accablement|||||||| Vous connaissez, n'est-ce pas, cette jolie griserie de l'âme ? |||||||Rausch|| On ne pense pas, on ne rêve pas non plus. Tout votre être vous échappe, s'envole, s'éparpille. ||||||zerstreut sich On est la mouette qui plonge, la poussière d'écume qui flotte au soleil entre deux vagues, la fumée blanche de ce paquebot qui s'éloigne, ce petit corailleur à voile rouge, cette perle d'eau, ce flocon de brume, tout excepté soi-même… Oh ! ||||||||von Schaum|||||||||||||Schiff|||||Korallenkapitän||||||||Flöckchen||brume||außer||| que j'en ai passé dans mon île de ces belles heures de demi-sommeil et d'éparpillement !… |||||||||||||||Zerstreuung Les jours de grand vent, le bord de l'eau n'étant pas tenable, je m'enfermais dans la cour du lazaret, une petite cour mélancolique, toute embaumée de romarin et d'absinthe sauvage, et là, blotti contre un pan de vieux mur, je me laissais envahir doucement par le vague parfum d'abandon et de tristesse qui flottait avec le soleil dans les logettes de pierre, ouvertes tout autour comme d'anciennes tombes. |||||||||||haltbar||schloss mich ein|||||||||||duftend||||von Absinth||||gekuschelt|||pan||||||ließ|überfallen|||||||||||flogte||||||Logen|||||||| De temps en temps un battement de porte, un bond léger dans l'herbe… c'était une chèvre qui venait brouter à l'abri du vent. |||||battement||||Sprung|||||||||fressen||dem Schutz|| En me voyant, elle s'arrêtait interdite, et restait plantée devant moi, l'air vif, la corne haute, me regardant d'un œil enfantin… ||||||||||||lebhaft||Horn||||||kindlich Vers cinq heures, le porte-voix des gardiens m'appelait pour dîner. Je prenais alors un petit sentier dans le maquis grimpant à pic au-dessus de la mer, et je revenais lentement vers le phare, me retournant à chaque pas sur cet immense horizon d'eau et de lumière qui semblait s'élargir à mesure que je montais. |||||Weg|||Maquis|steigend||||||||||||||Leuchtturm||||||||||||||||sich erweitern|||||grüßte Là-haut c'était charmant. Je vois encore cette belle salle à manger à larges dalles, à lambris de chêne, la bouillabaisse fumant au milieu, la porte grande ouverte sur la terrasse blanche et tout le couchant qui entrait… Les gardiens étaient là, m'attendant pour se mettre à table. ||||||||||Fliesen||Wandverkleidung||||Bouillabaisse||||||||||||||||||||||||||| Il y en avait trois, un Marseillais et deux Corses, tous trois petits, barbus, le même visage tanné, crevassé, le même pelone (caban) en poil de chèvre, mais d'allure et d'humeur entièrement opposées. ||||||Marseillais|||||||bärtig||||gebräunt|rissig|||Pelone|Caban||Haar||||von der Art|||| À la façon de vivre de ces gens, on sentait tout de suite la différence des deux races. Le Marseillais, industrieux et vif, toujours affairé, toujours en mouvement, courait l'île du matin au soir, jardinant, pêchant, ramassant des œufs de gouailles, s'embusquant dans le maquis pour traire une chèvre au passage ; et toujours quelque aïoli ou quelque bouillabaisse en train. ||eifrig||lebendig||beschäftigt||||||||||Gartenarbeit|fischend|sammeln||||Gouaille|sich versteckend|||Maquis||melken||||||||aïoli|||Bouillabaisse|| Les Corses, eux, en dehors de leur service, ne s'occupaient absolument de rien ; ils se considéraient comme des fonctionnaires, et passaient toutes leurs journées dans la cuisine à jouer d'interminables parties de scopa, ne s'interrompant que pour rallumer leurs pipes d'un air grave et hacher avec des ciseaux, dans le creux de leurs mains, de grandes feuilles de tabac vert… |||||||||kümmerten sich||||||||||||||||||||unendlichen|||scopa||sich unterbrechend|||rallumer|||||||hacken|||ciseaux|||creux||||||||| Du reste, Marseillais et Corses, tous trois de bonnes gens, simples, naïfs, et pleins de prévenances pour leur hôte, quoique au fond il dût leur paraître un monsieur bien extraordinaire… ||||||||||||||||||Gast|||||||||||

Pensez donc ! venir s'enfermer au phare pour son plaisir !… Eux qui trouvent les journées si longues, et qui sont si heureux quand c'est leur tour d'aller à terre… Dans la belle saison, ce grand bonheur leur arrive tous les mois. |||Leuchtturm|||||||||||||||||||||||||||||||||| Dix jours de terre pour trente jours de phare, voilà le règlement ; mais avec l'hiver et les gros temps, il n'y a plus de règlement qui tienne. Le vent souffle, la vague monte, les Sanguinaires sont blanches d'écume, et les gardiens de service restent bloqués deux ou trois mois de suite, quelquefois même dans de terribles conditions. ||||||||||von Schaum||||||||||||||||||| — Voici ce qui m'est arrivé, à moi, monsieur, — me contait un jour le vieux Bartoli, pendant que nous dînions, — voici ce qui m'est arrivé il y a cinq ans, à cette même table où nous sommes, un soir d'hiver, comme maintenant. ||||||||||||||Bartoli||||diniert|||||||||||||||||||||| Ce soir-là, nous n'étions que deux dans le phare, moi et un camarade qu'on appelait Tchéco… Les autres étaient à terre, malades, en congé, je ne sais plus… Nous finissions de dîner, bien tranquilles… Tout à coup, voilà mon camarade qui s'arrête de manger, me regarde un moment avec de drôles d'yeux, et, pouf ! |||||||||Leuchtturm|||||||Tscheko||||||||Urlaub||||||finierten||||||||||||||||||||||von Augen||pouf tombe sur la table, les bras en avant. Je vais à lui, je le secoue, je l'appelle : ||||||schüttle|| « — Oh ! Tché !… Oh Tché !… Tché||

« Rien ! il était mort… Vous jugez quelle émotion ! Je restai plus d'une heure stupide et tremblant devant ce cadavre, puis, subitement cette idée me vient : « Et le phare ! ||||||||||||plötzlich||||||| » Je n'eus que le temps de monter dans la lanterne et d'allumer. La nuit était déjà là… Quelle nuit, monsieur ! La mer, le vent, n'avaient plus leurs voix naturelles. À tout moment il me semblait que quelqu'un m'appelait dans l'escalier… Avec cela une fièvre, une soif ! Mais vous ne m'auriez pas fait descendre… j'avais trop peur du mort. |||hätten|||||||| Pourtant, au petit jour, le courage me revint un peu. Je portai mon camarade sur son lit ; un drap dessus, un bout de prière, et puis vite aux signaux d'alarme. |trug|||||||Laken||||||||||| « Malheureusement, la mer était trop grosse ; j'eus beau appeler, appeler, personne ne vint… Me voilà seul dans le phare avec mon pauvre Tchéco, et Dieu sait pour combien de temps… J'espérais pouvoir le garder près de moi jusqu'à l'arrivée du bateau ; mais au bout de trois jours ce n'était plus possible… Comment faire ? ||||||||||||||||||||||||||||||ich hoffte|||||||||||||||||||||| le porter dehors ? l'enterrer ? es zu begraben La roche était trop dure, et il y a tant de corbeaux dans l'île. |der Felsen||||||||||Raben|| C'était pitié de leur abandonner ce chrétien. |schade||||| Alors je songeai à le descendre dans une des logettes du lazaret… Ça me prit tout une après-midi cette triste corvée-là, et je vous réponds qu'il m'en fallut, du courage… Tenez ! ||dachte|||||||Abteile||||||||||||Arbeit||||||||||| monsieur, encore aujourd'hui, quand je descends ce côté de l'île par une après-midi de grand vent, il me semble que j'ai toujours le mort sur les épaules… Pauvre vieux Bartoli ! La sueur lui en coulait sur le front, rien que d'y penser. |Schweiß|||lief||||||| Nos repas se passaient ainsi à causer longuement : le phare, la mer, des récits de naufrages, des histoires de bandits corses… Puis, le jour tombant, le gardien du premier quart allumait sa petite lampe, prenait sa pipe, sa gourde, un gros Plutarque à tranche rouge, toute la bibliothèque des Sanguinaires, et disparaissait par le fond. |||||||||||||Geschichten||||||Banditen|||||||Wächter||||||||||||gourde|||Plutarch||||||||Sanguinaires||||| Au bout d'un moment, c'était dans tout le phare un fracas de chaînes, de poulies, de gros poids d'horloges qu'on remontait. ||||||||Haus||||||Riemen||||von Uhren|| Moi, pendant ce temps, j'allais m'asseoir dehors sur la terrasse. Le soleil, déjà très bas, descendait vers l'eau de plus en plus vite, entraînant tout l'horizon après lui. Le vent fraîchissait, l'île devenait violette. ||frischte||| Dans le ciel, près de moi, un gros oiseau passait lourdement : c'était l'aigle de la tour génoise qui rentrait… Peu à peu la brume de mer montait. ||||||||||||der Adler|||||||||||Nebel||| Bientôt on ne voyait plus que l'ourlet blanc de l'écume autour de l'île… Tout à coup, au-dessus de ma tête, jaillissait un grand flot de lumière douce. ||||||der Saum|||der Schaum||||||||||||jagte|||||| Le phare était allumé. |Leuchtturm|| Laissant toute l'île dans l'ombre, le clair rayon allait tomber au large sur la mer, et j'étais là perdu dans la nuit, sous ces grandes ondes lumineuses qui m'éclaboussaient à peine en passant… Mais le vent fraîchissait encore. |||||||||||||||||||||||||Wellen|leuchtenden||mich e splashen||||||||fraîchissait| Il fallait rentrer. À tâtons, je fermais la grosse porte, j'assurais les barres de fer ; puis, toujours tâtonnant, je prenais un petit escalier de fonte qui tremblait et sonnait sous mes pas, et j'arrivais au sommet du phare. |tastend||schloss||||sicherte||Barren|||||tastend|||||||Eisen||||||||||||| Ici, par exemple, il y en avait de la lumière.

Imaginez une lampe Carcel gigantesque à six rangs de mèches, autour de laquelle pivotent lentement les parois de la lanterne, les unes remplies par une énorme lentille de cristal, les autres ouvertes sur un grand vitrage immobile qui met la flamme à l'abri du vent… En entrant j'étais ébloui. |||Carcel||||||Dochten||||pivotieren|||Wände||||||||||Linse|||||||||Verglas|||||||die Hütte||||||blenden Imagine a gigantic Carcel lamp with six rows of wicks, around which the walls of the lantern slowly pivot, some filled with an enormous crystal lens, the others open on a large, motionless window which shelters the flame from the wind. … When I entered I was dazzled. Ces cuivres, ces étains, ces réflecteurs de métal blanc, ces murs de cristal bombé qui tournaient, avec des grands cercles bleuâtres, tout ce miroitement, tout ce cliquetis de lumières, me donnait un moment de vertige. |Messing||Zinn||Reflektoren||||||||gewölbt|||||||bläulichen|||Spiegeln|||Klingeln||||||||Schwindel These coppers, these pewter, these white metal reflectors, these domed crystal walls which turned, with large bluish circles, all this shimmer, all this clicking of lights, made me dizzy for a moment.

Peu à peu, cependant, mes yeux s'y faisaient, et je venais m'asseoir au pied même de la lampe, à côté du gardien qui lisait son Plutarque à haute voix, de peur de s'endormir… |||||||||||||||||||||Wächter||||||||||| Little by little, however, my eyes were made there, and I would come and sit at the very foot of the lamp, next to the guardian who was reading his Plutarch aloud, for fear of falling asleep ... Au dehors, le noir, l'abîme. ||||der Abgrund Outside, the black, the abyss. Sur le petit balcon qui tourne autour du vitrage, le vent court comme un fou, en hurlant. ||||||||Verglas||||||||heult On the little balcony which turns around the window, the wind blows like crazy, howling. Le phare craque, la mer ronfle. |||||rauscht À la pointe de l'île, sur les brisants, les lames font comme des coups de canon… Par moments un doigt invisible frappe aux carreaux : quelque oiseau de nuit, que la lumière attire, et qui vient se casser la tête contre le cristal… Dans la lanterne étincelante et chaude, rien que le crépitement de la flamme, le bruit de l'huile qui s'égoutte, de la chaîne qui se dévide ; et une voix monotone psalmodiant la vie de Démétrius de Phalère… |||||||Brechern||Wellen||||||||||||||Fenster||||||||||||||||||||||étincelante||||||Knistern|||||||||s'égoutte||||||dévide|||||psalmodierend||||Démétrius||Phalère At the tip of the island, on the breakers, the blades make like cannon shots… At times an invisible finger strikes on the panes: some night owl, whom the light attracts, and which breaks its head against the crystal … In the sparkling and hot lantern, nothing but the crackling of the flame, the sound of dripping oil, of the unwinding chain; and a monotonous voice chanting the life of Demetrius of Phalère… À minuit, le gardien se levait, jetait un dernier coup d'œil à ses mèches, et nous descendions. |||Wächter||||||||||Haarsträhnen|||descendierten Dans l'escalier on rencontrait le camarade du second quart qui montait en se frottant les yeux ; on lui passait la gourde, le Plutarque… Puis, avant de gagner nos lits, nous entrions un moment dans la chambre du fond, toute encombrée de chaînes, de gros poids, de réservoirs d'étain, de cordages, et là, à la lueur de sa petite lampe, le gardien écrivait sur le grand livre du phare, toujours ouvert : |||||||||||||frottant|||||||Flasche||||||||||verweilte|||||||||verstopfte|||||||Reservoirs|Zinn||Seil|||||Licht||||||||||||||| On the stairs we met the comrade from the second shift who was going up, rubbing his eyes; we passed him the gourd, the Plutarch ... Then, before reaching our beds, we entered the back room for a moment, all encumbered with chains, heavy weights, pewter tanks, ropes, and there, at the end of the day. glow of his little lamp, the keeper wrote on the ledger of the lighthouse, still open: Minuit. Grosse mer. Big sea. Tempête. Storm. Navire au large. Offshore ship.