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Autour de la lune, Chapitre 4

Chapitre 4

La nuit se passa sans incident. À vrai dire, ce mot « nuit » est impropre. La position du projectile ne changeait pas par rapport au Soleil. Astronomiquement, il faisait jour sur la partie inférieure du boulet, nuit sur sa partie supérieure. Lors donc que dans ce récit ces deux mots sont employés, ils expriment le laps de temps qui s'écoule entre le lever et le coucher du Soleil sur la Terre. Le sommeil des voyageurs fut d'autant plus paisible que, malgré son excessive vitesse, le projectile semblait être absolument immobile. Aucun mouvement ne trahissait sa marche à travers l'espace. Le déplacement, quelque rapide qu'il soit, ne peut produire un effet sensible sur

l'organisme, quand il a lieu dans le vide ou lorsque la masse d'air circule avec le corps entraîné. Quel habitant de la Terre s'aperçoit de sa vitesse, qui l'emporte cependant à raison de quatre-vingt-dix mille kilomètres par heure ? Le mouvement, dans ces conditions, ne se « ressent » pas plus que le repos. Aussi tout corps y est-il indifférent. Un corps est-il en repos, il y demeurera tant qu'aucune force étrangère ne le déplacera. Est-il en mouvement, il ne s'arrêtera plus si aucun obstacle ne vient enrayer sa marche. Cette indifférence au mouvement ou au repos, c'est l'inertie. Barbicane et ses compagnons pouvaient donc se croire dans une immobilité absolue, étant enfermés à l'intérieur du projectile. L'effet eût été le même, d'ailleurs, s'ils se fussent placés à l'extérieur. Sans la Lune qui grossissait au-dessus d'eux, ils auraient juré qu'ils flottaient dans une stagnation complète. Ce matin-là, le 3 décembre, les voyageurs furent réveillés par un bruit joyeux, mais inattendu. Ce fut le chant du coq qui retentit à

l'intérieur du wagon. Michel Ardan, le premier sur pied, grimpa jusqu'au sommet du projectile, et fermant une caisse entrouverte : « Veux-tu te taire ? dit-il à voix basse. Cet animal-là va faire manquer ma combinaison ! » Cependant Nicholl et Barbicane s'étaient réveillés. « Un coq ? avait dit Nicholl. – Eh non ! mes amis, répondit vivement Michel, c'est moi qui ai voulu vous réveiller par cette vocalise champêtre ! » Et ce disant, il poussa un splendide kokoriko qui eût fait honneur au plus orgueilleux des gallinacés. Les deux Américains ne purent s'empêcher de rire. « Un joli talent, dit Nicholl, regardant son compagnon d'un air soupçonneux. – Oui, répondit Michel, une plaisanterie de mon pays. C'est très gaulois. On fait, comme

cela, le coq dans les meilleures sociétés ! » Puis, détournant la conversation : « Sais-tu, Barbicane, dit-il, à quoi j'ai pensé toute la nuit ? – Non, répondit le président. – À nos amis de Cambridge. Tu as déjà remarqué que je suis un admirable ignorant des choses mathématiques. Il m'est donc impossible de deviner comment les savants de l'Observatoire ont pu calculer quelle vitesse initiale devrait avoir le projectile en quittant la Columbiad pour atteindre la Lune. – Tu veux dire, répliqua Barbicane, pour atteindre ce point neutre où les attractions terrestre et lunaire se font équilibre, car, à partir de ce point situé aux neuf dixièmes du parcours environ, le projectile tombera sur la Lune simplement en vertu de sa pesanteur. – Soit, répondit Michel, mais, encore une fois, comment ont-ils pu calculer la vitesse initiale ? – Rien n'était plus aisé, répondit Barbicane. – Et tu aurais su faire ce calcul ? demanda

Michel Ardan. – Parfaitement. Nicholl et moi, nous l'eussions établi, si la note de l'Observatoire ne nous eût évité cette peine. – Eh bien, mon vieux Barbicane, répondit Michel, on m'eût plutôt coupé la tête, en commençant par les pieds, que de me faire résoudre ce problème-là ! – Parce que tu ne sais pas l'algèbre, répliqua tranquillement Barbicane. – Ah ! vous voilà bien, vous autres, mangeurs d'x ! Vous croyez avoir tout dit quand vous avez dit : l'algèbre. – Michel, répliqua Barbicane, crois-tu qu'on puisse forger sans marteau ou labourer sans charrue ? – Difficilement. – Eh bien, l'algèbre est un outil, comme la charrue ou le marteau, et un bon outil pour qui sait l'employer. – Sérieusement ?

– Très sérieusement. – Et tu pourrais manier cet outil-là devant moi ? – Si cela t'intéresse. – Et me montrer comment on a calculé la vitesse initiale de notre wagon ? – Oui, mon digne ami. En tenant compte de tous les éléments du problème, de la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, du rayon de la Terre, de la masse de la Terre, de la masse de la Lune, je puis établir exactement quelle a dû être la vitesse initiale du projectile, et cela par une simple formule. – Voyons la formule. – Tu la verras. Seulement, je ne te donnerai pas la courbe tracée réellement par le boulet entre la Lune et la Terre, en tenant compte de leur mouvement de translation autour du Soleil. Non. Je considérerai ces deux astres comme immobiles, ce qui nous suffit. – Et pourquoi ? – Parce que ce serait chercher la solution de ce

problème qu'on appelle « le problème des trois corps », et que le calcul intégral n'est pas encore assez avancé pour le résoudre. – Tiens, fit Michel Ardan de son ton narquois, les mathématiques n'ont donc pas dit leur dernier mot ? – Certainement non, répondit Barbicane. – Bon ! Peut-être les Sélénites ont-ils poussé plus loin que vous le calcul intégral ! Et à propos, qu'est-ce que ce calcul intégral ? – C'est un calcul qui est l'inverse du calcul différentiel, répondit sérieusement Barbicane. – Bien obligé. – Autrement dit, c'est un calcul par lequel on cherche les quantités finies dont on connaît la différentielle. – Au moins, voilà qui est clair, répondit Michel d'un air on ne peut plus satisfait. – Et maintenant, reprit Barbicane, un bout de papier, un bout de crayon, et avant une demiheure je veux avoir trouvé la formule demandée. » Barbicane, cela dit, s'absorba dans son travail, tandis que Nicholl observait l'espace, laissant à son compagnon le soin du déjeuner. Une demi-heure ne s'était pas écoulée que Barbicane, relevant la tête, montrait à Michel Ardan une page couverte de signes algébriques, au milieu desquels se détachait cette formule générale :

« Et cela signifie ?... demanda Michel. – Cela signifie, répondit Nicholl, que : un demi de v deux moins v zéro carré, égale gr multiplié par r sur x moins un, plus m prime sur m multiplié par r sur d moins x, moins r sur d moins r... – X sur y monté sur z et chevauchant sur p, s'écria Michel Ardan en éclatant de rire. Et tu comprends cela, capitaine ? – Rien n'est plus clair. – Comment donc ! dit Michel. Mais cela saute

aux yeux, et je n'en demande pas davantage. – Rieur sempiternel ! répliqua Barbicane. Tu as voulu de l'algèbre, et tu en auras jusqu'au menton ! – J'aime mieux qu'on me pende ! – En effet, répondit Nicholl, qui examinait la formule en connaisseur, ceci me paraît bien trouvé, Barbicane. C'est l'intégrale de l'équation des forces vives, et je ne doute pas qu'elle ne nous donne le résultat cherché. – Mais je voudrais comprendre ! s'écria Michel. Je donnerais dix ans de la vie de Nicholl pour comprendre ! – Écoute alors, reprit Barbicane. Un demi de v deux moins v zéro carré, c'est la formule qui nous donne la demi-variation de la force vive. – Bon, et Nicholl sait ce que cela signifie ? – Sans doute, Michel, répondit le capitaine. Tous ces signes, qui te paraissent cabalistiques, forment cependant le langage le plus clair, le plus net, le plus logique pour qui sait le lire. – Et tu prétends, Nicholl, demanda Michel,

qu'au moyen de ces hiéroglyphes, plus incompréhensibles que des ibis égyptiens, tu pourras trouver quelle vitesse initiale il convenait d'imprimer au projectile ? – Incontestablement, répondit Nicholl, et même par cette formule, je pourrai toujours te dire quelle est sa vitesse à un point quelconque de son parcours. – Ta parole ? – Ma parole. – Alors, tu es aussi malin que notre président ? – Non, Michel. Le difficile, c'est ce qu'a fait Barbicane. C'est d'établir une équation qui tienne compte de toutes les conditions du problème. Le reste n'est plus qu'une question d'arithmétique, et n'exige que la connaissance des quatre règles. – C'est déjà beau ! » répondit Michel Ardan, qui, de sa vie, n'avait pu faire une addition juste et qui définissait ainsi cette règle : « Petit cassetête chinois qui permet d'obtenir des totaux indéfiniment variés. » Cependant Barbicane affirmait que Nicholl, en

y songeant, aurait certainement trouvé cette formule. « Je n'en sais rien, disait Nicholl, car, plus je l'étudie, plus je la trouve merveilleusement établie. – Maintenant, écoute, dit Barbicane à son ignorant camarade, et tu vas voir que toutes ces lettres ont une signification. – J'écoute, dit Michel d'un air résigné. – d, fit Barbicane, c'est la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, car ce sont les centres qu'il faut prendre pour calculer les attractions. – Cela je le comprends. – r est le rayon de la Terre. – r, rayon. Admis. – m est la masse de la Terre ; m prime la masse de la Lune. En effet, il faut tenir compte de la masse des deux corps attirants, puisque l'attraction est proportionnelle aux masses. – C'est entendu.

– g représente la gravité, la vitesse acquise au bout d'une seconde par un corps qui tombe à la surface de la Terre. Est-ce clair ? – De l'eau de roche ! répondit Michel. – Maintenant, je représente par x la distance variable qui sépare le projectile du centre de la Terre, et par v la vitesse qu'a ce projectile à cette distance. – Bon. – Enfin, l'expression v zéro qui figure dans l'équation est la vitesse que possède le boulet au sortir de l'atmosphère. – En effet, dit Nicholl, c'est à ce point qu'il faut calculer cette vitesse, puisque nous savons déjà que la vitesse au départ vaut exactement les trois demis de la vitesse au sortir de l'atmosphère. – Comprends plus ! fit Michel. – C'est pourtant bien simple, dit Barbicane. – Pas si simple que moi, répliqua Michel. – Cela veut dire que lorsque notre projectile

est arrivé à la limite de l'atmosphère terrestre, il avait déjà perdu un tiers de sa vitesse initiale. – Tant que cela ? – Oui, mon ami, rien que par son frottement sur les couches atmosphériques. Tu comprends bien que plus il marchait rapidement, plus il trouvait de résistance de la part de l'air. – Ça, je l'admets, répondit Michel, et je le comprends, bien que tes v zéro deux et tes v zéro carrés se secouent dans ma tête comme des clous dans un sac ! – Premier effet de l'algèbre, reprit Barbicane. Et maintenant, pour t'achever, nous allons établir la donnée numérique de ces diverses expressions, c'est-à-dire chiffrer leur valeur. – Achevez-moi ! répondit Michel. – De ces expressions, dit Barbicane, les unes sont connues, les autres sont à calculer. – Je me charge de ces dernières, dit Nicholl. – Voyons r, reprit Barbicane. r, c'est le rayon de la Terre qui, sous la latitude de la Floride, notre point de départ, égale six millions trois cent

soixante-dix mille mètres. d, c'est-à-dire la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, vaut cinquante-six rayons terrestres, soit... » Nicholl chiffra rapidement. « Soit, dit-il, trois cent cinquante-six millions sept cent vingt mille mètres, au moment où la Lune est à son périgée, c'est-à-dire à sa distance la plus rapprochée de la Terre. – Bien, fit Barbicane. Maintenant m prime sur m, c'est-à-dire le rapport de la masse de la Lune à celle de la Terre, égale un quatre-vingt-unième. – Parfait, dit Michel. – g, la gravité, est à la Floride de neuf mètres quatre-vingt-un. D'où résulte que gr égale... – Soixante-deux millions quatre cent vingt-six mille mètres carrés, répondit Nicholl. – Et maintenant ? demanda Michel Ardan. – Maintenant que les expressions sont chiffrées, répondit Barbicane, je vais chercher la vitesse v zéro, c'est-à-dire la vitesse que doit avoir le projectile en quittant l'atmosphère pour

atteindre le point d'attraction égale avec une vitesse nulle. Puisque, à ce moment, la vitesse sera nulle, je pose qu'elle égalera zéro, et que x, la distance où se trouve ce point neutre, sera représentée par les neuf dixièmes de d, c'est-àdire de la distance qui sépare les deux centres. – J'ai une vague idée que cela doit être ainsi, dit Michel. – J'aurai donc alors : x égale neuf dixièmes de d, et v égale zéro, et ma formule deviendra... » Barbicane écrivit rapidement sur le papier :

Nicholl lut d'un œil avide. « C'est cela ! c'est cela ! s'écria-t-il. – Est-ce clair ? demanda Barbicane. – C'est écrit en lettres de feu ! répondit Nicholl. – Les braves gens ! murmurait Michel. – As-tu compris, enfin ? lui demanda

Barbicane. – Si j'ai compris ! s'écria Michel Ardan, mais c'est-à-dire que ma tête en éclate ! – Ainsi, reprit Barbicane, v zéro deux égale deux gr multiplié par un, moins dix r sur neuf d, moins un quatre-vingt-unième multiplié par dix r sur d moins r sur d moins r. – Et maintenant, dit Nicholl, pour obtenir la vitesse du boulet au sortir de l'atmosphère, il n'y a plus qu'à calculer. » Le capitaine, en praticien rompu à toutes les difficultés, se mit à chiffrer avec une rapidité effrayante. Divisions et multiplications s'allongeaient sous ses doigts. Les chiffres grêlaient sa page blanche. Barbicane le suivait du regard, pendant que Michel Ardan comprimait à deux mains une migraine naissante. « Eh bien ? demanda Barbicane, après plusieurs minutes de silence. – Eh bien, tout calcul fait, répondit Nicholl, v zéro, c'est-à-dire la vitesse du projectile au sortir de l'atmosphère, pour atteindre le point d'égale

attraction, a dû être de... – De ?... fit Barbicane. – De onze mille cinquante et un mètres dans la première seconde. – Hein ! fit Barbicane, bondissant, vous dites ! – Onze mille cinquante et un mètres. – Malédiction ! s'écria le président en faisant un geste de désespoir. – Qu'as-tu ? demanda Michel Ardan, très surpris. – Ce que j'ai ! Mais si à ce moment la vitesse était déjà diminuée d'un tiers par le frottement, la vitesse initiale aurait dû être... – De seize mille cinq cent soixante-seize mètres ! répondit Nicholl. – Et l'Observatoire de Cambridge, qui a déclaré que onze mille mètres suffisaient au départ, et notre boulet qui n'est parti qu'avec cette vitesse ! – Eh bien ? demanda Nicholl. – Eh bien, elle sera insuffisante !

– Bon. – Nous n'atteindrons pas le point neutre ! – Sacrebleu ! – Nous n'irons même pas à moitié chemin ! – Nom d'un boulet ! s'écria Michel Ardan, sautant comme si le projectile fût sur le point de heurter le sphéroïde terrestre. – Et nous retomberons sur la Terre ! »

Chapitre 4 Kapitel 4 Chapter 4 Capitolo 4

La nuit se passa sans incident. À vrai dire, ce mot « nuit » est impropre. La position du projectile ne changeait pas par rapport au Soleil. Astronomiquement, il faisait jour sur la partie inférieure du boulet, nuit sur sa partie supérieure. Astronomically, it was daytime on the lower part of the projectile, nighttime on its upper part. Lors donc que dans ce récit ces deux mots sont employés, ils expriment le laps de temps qui s'écoule entre le lever et le coucher du Soleil sur la Terre. So when these two words are used in this story, they express the time between sunrise and sunset on Earth. Le sommeil des voyageurs fut d'autant plus paisible que, malgré son excessive vitesse, le projectile semblait être absolument immobile. The travelers' sleep was all the more peaceful because, despite its extreme speed, the projectile seemed to be completely still. Aucun mouvement ne trahissait sa marche à travers l'espace. Le déplacement, quelque rapide qu'il soit, ne peut produire un effet sensible sur

l'organisme, quand il a lieu dans le vide ou lorsque la masse d'air circule avec le corps entraîné. Quel habitant de la Terre s'aperçoit de sa vitesse, qui l'emporte cependant à raison de quatre-vingt-dix mille kilomètres par heure ? Le mouvement, dans ces conditions, ne se « ressent » pas plus que le repos. Aussi tout corps y est-il indifférent. Un corps est-il en repos, il y demeurera tant qu'aucune force étrangère ne le déplacera. Est-il en mouvement, il ne s'arrêtera plus si aucun obstacle ne vient enrayer sa marche. Cette indifférence au mouvement ou au repos, c'est l'inertie. Barbicane et ses compagnons pouvaient donc se croire dans une immobilité absolue, étant enfermés à l'intérieur du projectile. L'effet eût été le même, d'ailleurs, s'ils se fussent placés à l'extérieur. Sans la Lune qui grossissait au-dessus d'eux, ils auraient juré qu'ils flottaient dans une stagnation complète. Ce matin-là, le 3 décembre, les voyageurs furent réveillés par un bruit joyeux, mais inattendu. Ce fut le chant du coq qui retentit à

l'intérieur du wagon. Michel Ardan, le premier sur pied, grimpa jusqu'au sommet du projectile, et fermant une caisse entrouverte : « Veux-tu te taire ? dit-il à voix basse. Cet animal-là va faire manquer ma combinaison ! » Cependant Nicholl et Barbicane s'étaient réveillés. « Un coq ? avait dit Nicholl. – Eh non ! mes amis, répondit vivement Michel, c'est moi qui ai voulu vous réveiller par cette vocalise champêtre ! » Et ce disant, il poussa un splendide kokoriko qui eût fait honneur au plus orgueilleux des gallinacés. Les deux Américains ne purent s'empêcher de rire. « Un joli talent, dit Nicholl, regardant son compagnon d'un air soupçonneux. – Oui, répondit Michel, une plaisanterie de mon pays. C'est très gaulois. On fait, comme

cela, le coq dans les meilleures sociétés ! » Puis, détournant la conversation : « Sais-tu, Barbicane, dit-il, à quoi j'ai pensé toute la nuit ? – Non, répondit le président. – À nos amis de Cambridge. Tu as déjà remarqué que je suis un admirable ignorant des choses mathématiques. Il m'est donc impossible de deviner comment les savants de l'Observatoire ont pu calculer quelle vitesse initiale devrait avoir le projectile en quittant la Columbiad pour atteindre la Lune. – Tu veux dire, répliqua Barbicane, pour atteindre ce point neutre où les attractions terrestre et lunaire se font équilibre, car, à partir de ce point situé aux neuf dixièmes du parcours environ, le projectile tombera sur la Lune simplement en vertu de sa pesanteur. – Soit, répondit Michel, mais, encore une fois, comment ont-ils pu calculer la vitesse initiale ? – Rien n'était plus aisé, répondit Barbicane. – Et tu aurais su faire ce calcul ? demanda

Michel Ardan. – Parfaitement. Nicholl et moi, nous l'eussions établi, si la note de l'Observatoire ne nous eût évité cette peine. – Eh bien, mon vieux Barbicane, répondit Michel, on m'eût plutôt coupé la tête, en commençant par les pieds, que de me faire résoudre ce problème-là ! – Parce que tu ne sais pas l'algèbre, répliqua tranquillement Barbicane. – Ah ! vous voilà bien, vous autres, mangeurs d'x ! Vous croyez avoir tout dit quand vous avez dit : l'algèbre. – Michel, répliqua Barbicane, crois-tu qu'on puisse forger sans marteau ou labourer sans charrue ? – Difficilement. – Eh bien, l'algèbre est un outil, comme la charrue ou le marteau, et un bon outil pour qui sait l'employer. – Sérieusement ?

– Très sérieusement. – Et tu pourrais manier cet outil-là devant moi ? – Si cela t'intéresse. – Et me montrer comment on a calculé la vitesse initiale de notre wagon ? – Oui, mon digne ami. En tenant compte de tous les éléments du problème, de la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, du rayon de la Terre, de la masse de la Terre, de la masse de la Lune, je puis établir exactement quelle a dû être la vitesse initiale du projectile, et cela par une simple formule. – Voyons la formule. – Tu la verras. Seulement, je ne te donnerai pas la courbe tracée réellement par le boulet entre la Lune et la Terre, en tenant compte de leur mouvement de translation autour du Soleil. Non. Je considérerai ces deux astres comme immobiles, ce qui nous suffit. – Et pourquoi ? – Parce que ce serait chercher la solution de ce

problème qu'on appelle « le problème des trois corps », et que le calcul intégral n'est pas encore assez avancé pour le résoudre. – Tiens, fit Michel Ardan de son ton narquois, les mathématiques n'ont donc pas dit leur dernier mot ? – Certainement non, répondit Barbicane. – Bon ! Peut-être les Sélénites ont-ils poussé plus loin que vous le calcul intégral ! Et à propos, qu'est-ce que ce calcul intégral ? – C'est un calcul qui est l'inverse du calcul différentiel, répondit sérieusement Barbicane. – Bien obligé. – Autrement dit, c'est un calcul par lequel on cherche les quantités finies dont on connaît la différentielle. – Au moins, voilà qui est clair, répondit Michel d'un air on ne peut plus satisfait. – Et maintenant, reprit Barbicane, un bout de papier, un bout de crayon, et avant une demiheure je veux avoir trouvé la formule demandée. » Barbicane, cela dit, s'absorba dans son travail, tandis que Nicholl observait l'espace, laissant à son compagnon le soin du déjeuner. Une demi-heure ne s'était pas écoulée que Barbicane, relevant la tête, montrait à Michel Ardan une page couverte de signes algébriques, au milieu desquels se détachait cette formule générale :

« Et cela signifie ?... demanda Michel. – Cela signifie, répondit Nicholl, que : un demi de v deux moins v zéro carré, égale gr multiplié par r sur x moins un, plus m prime sur m multiplié par r sur d moins x, moins r sur d moins r... – X sur y monté sur z et chevauchant sur p, s'écria Michel Ardan en éclatant de rire. Et tu comprends cela, capitaine ? – Rien n'est plus clair. – Comment donc ! dit Michel. Mais cela saute

aux yeux, et je n'en demande pas davantage. – Rieur sempiternel ! répliqua Barbicane. Tu as voulu de l'algèbre, et tu en auras jusqu'au menton ! – J'aime mieux qu'on me pende ! – En effet, répondit Nicholl, qui examinait la formule en connaisseur, ceci me paraît bien trouvé, Barbicane. C'est l'intégrale de l'équation des forces vives, et je ne doute pas qu'elle ne nous donne le résultat cherché. – Mais je voudrais comprendre ! s'écria Michel. Je donnerais dix ans de la vie de Nicholl pour comprendre ! – Écoute alors, reprit Barbicane. Un demi de v deux moins v zéro carré, c'est la formule qui nous donne la demi-variation de la force vive. – Bon, et Nicholl sait ce que cela signifie ? – Sans doute, Michel, répondit le capitaine. Tous ces signes, qui te paraissent cabalistiques, forment cependant le langage le plus clair, le plus net, le plus logique pour qui sait le lire. – Et tu prétends, Nicholl, demanda Michel,

qu'au moyen de ces hiéroglyphes, plus incompréhensibles que des ibis égyptiens, tu pourras trouver quelle vitesse initiale il convenait d'imprimer au projectile ? – Incontestablement, répondit Nicholl, et même par cette formule, je pourrai toujours te dire quelle est sa vitesse à un point quelconque de son parcours. – Ta parole ? – Ma parole. – Alors, tu es aussi malin que notre président ? – Non, Michel. Le difficile, c'est ce qu'a fait Barbicane. C'est d'établir une équation qui tienne compte de toutes les conditions du problème. Le reste n'est plus qu'une question d'arithmétique, et n'exige que la connaissance des quatre règles. – C'est déjà beau ! » répondit Michel Ardan, qui, de sa vie, n'avait pu faire une addition juste et qui définissait ainsi cette règle : « Petit cassetête chinois qui permet d'obtenir des totaux indéfiniment variés. » Cependant Barbicane affirmait que Nicholl, en

y songeant, aurait certainement trouvé cette formule. « Je n'en sais rien, disait Nicholl, car, plus je l'étudie, plus je la trouve merveilleusement établie. – Maintenant, écoute, dit Barbicane à son ignorant camarade, et tu vas voir que toutes ces lettres ont une signification. – J'écoute, dit Michel d'un air résigné. – d, fit Barbicane, c'est la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, car ce sont les centres qu'il faut prendre pour calculer les attractions. – Cela je le comprends. – r est le rayon de la Terre. – r, rayon. Admis. – m est la masse de la Terre ; m prime la masse de la Lune. En effet, il faut tenir compte de la masse des deux corps attirants, puisque l'attraction est proportionnelle aux masses. – C'est entendu.

– g représente la gravité, la vitesse acquise au bout d'une seconde par un corps qui tombe à la surface de la Terre. Est-ce clair ? – De l'eau de roche ! répondit Michel. – Maintenant, je représente par x la distance variable qui sépare le projectile du centre de la Terre, et par v la vitesse qu'a ce projectile à cette distance. – Bon. – Enfin, l'expression v zéro qui figure dans l'équation est la vitesse que possède le boulet au sortir de l'atmosphère. – En effet, dit Nicholl, c'est à ce point qu'il faut calculer cette vitesse, puisque nous savons déjà que la vitesse au départ vaut exactement les trois demis de la vitesse au sortir de l'atmosphère. – Comprends plus ! fit Michel. – C'est pourtant bien simple, dit Barbicane. – Pas si simple que moi, répliqua Michel. – Cela veut dire que lorsque notre projectile

est arrivé à la limite de l'atmosphère terrestre, il avait déjà perdu un tiers de sa vitesse initiale. – Tant que cela ? – Oui, mon ami, rien que par son frottement sur les couches atmosphériques. Tu comprends bien que plus il marchait rapidement, plus il trouvait de résistance de la part de l'air. – Ça, je l'admets, répondit Michel, et je le comprends, bien que tes v zéro deux et tes v zéro carrés se secouent dans ma tête comme des clous dans un sac ! – Premier effet de l'algèbre, reprit Barbicane. Et maintenant, pour t'achever, nous allons établir la donnée numérique de ces diverses expressions, c'est-à-dire chiffrer leur valeur. – Achevez-moi ! répondit Michel. – De ces expressions, dit Barbicane, les unes sont connues, les autres sont à calculer. – Je me charge de ces dernières, dit Nicholl. – Voyons r, reprit Barbicane. r, c'est le rayon de la Terre qui, sous la latitude de la Floride, notre point de départ, égale six millions trois cent

soixante-dix mille mètres. d, c'est-à-dire la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, vaut cinquante-six rayons terrestres, soit... » Nicholl chiffra rapidement. « Soit, dit-il, trois cent cinquante-six millions sept cent vingt mille mètres, au moment où la Lune est à son périgée, c'est-à-dire à sa distance la plus rapprochée de la Terre. – Bien, fit Barbicane. Maintenant m prime sur m, c'est-à-dire le rapport de la masse de la Lune à celle de la Terre, égale un quatre-vingt-unième. – Parfait, dit Michel. – g, la gravité, est à la Floride de neuf mètres quatre-vingt-un. D'où résulte que gr égale... – Soixante-deux millions quatre cent vingt-six mille mètres carrés, répondit Nicholl. – Et maintenant ? demanda Michel Ardan. – Maintenant que les expressions sont chiffrées, répondit Barbicane, je vais chercher la vitesse v zéro, c'est-à-dire la vitesse que doit avoir le projectile en quittant l'atmosphère pour

atteindre le point d'attraction égale avec une vitesse nulle. Puisque, à ce moment, la vitesse sera nulle, je pose qu'elle égalera zéro, et que x, la distance où se trouve ce point neutre, sera représentée par les neuf dixièmes de d, c'est-àdire de la distance qui sépare les deux centres. – J'ai une vague idée que cela doit être ainsi, dit Michel. – J'aurai donc alors : x égale neuf dixièmes de d, et v égale zéro, et ma formule deviendra... » Barbicane écrivit rapidement sur le papier :

Nicholl lut d'un œil avide. « C'est cela ! c'est cela ! s'écria-t-il. – Est-ce clair ? demanda Barbicane. – C'est écrit en lettres de feu ! répondit Nicholl. – Les braves gens ! murmurait Michel. – As-tu compris, enfin ? lui demanda

Barbicane. – Si j'ai compris ! s'écria Michel Ardan, mais c'est-à-dire que ma tête en éclate ! – Ainsi, reprit Barbicane, v zéro deux égale deux gr multiplié par un, moins dix r sur neuf d, moins un quatre-vingt-unième multiplié par dix r sur d moins r sur d moins r. – Et maintenant, dit Nicholl, pour obtenir la vitesse du boulet au sortir de l'atmosphère, il n'y a plus qu'à calculer. » Le capitaine, en praticien rompu à toutes les difficultés, se mit à chiffrer avec une rapidité effrayante. Divisions et multiplications s'allongeaient sous ses doigts. Les chiffres grêlaient sa page blanche. Barbicane le suivait du regard, pendant que Michel Ardan comprimait à deux mains une migraine naissante. « Eh bien ? demanda Barbicane, après plusieurs minutes de silence. – Eh bien, tout calcul fait, répondit Nicholl, v zéro, c'est-à-dire la vitesse du projectile au sortir de l'atmosphère, pour atteindre le point d'égale

attraction, a dû être de... – De ?... fit Barbicane. – De onze mille cinquante et un mètres dans la première seconde. – Hein ! fit Barbicane, bondissant, vous dites ! – Onze mille cinquante et un mètres. – Malédiction ! s'écria le président en faisant un geste de désespoir. – Qu'as-tu ? demanda Michel Ardan, très surpris. – Ce que j'ai ! Mais si à ce moment la vitesse était déjà diminuée d'un tiers par le frottement, la vitesse initiale aurait dû être... – De seize mille cinq cent soixante-seize mètres ! répondit Nicholl. – Et l'Observatoire de Cambridge, qui a déclaré que onze mille mètres suffisaient au départ, et notre boulet qui n'est parti qu'avec cette vitesse ! – Eh bien ? demanda Nicholl. – Eh bien, elle sera insuffisante !

– Bon. – Nous n'atteindrons pas le point neutre ! – Sacrebleu ! – Nous n'irons même pas à moitié chemin ! – Nom d'un boulet ! s'écria Michel Ardan, sautant comme si le projectile fût sur le point de heurter le sphéroïde terrestre. – Et nous retomberons sur la Terre ! »