Le dernier duel judiciaire du Moyen Âge (1)
Mes chers camarades bien le bonjour ! Au Moyen ge existait une procédure judiciaire
qui aujourd'hui nous paraitrait assez étonnante : le duel judiciaire. En gros,
si la procédure était acceptée, un homme pouvait, dans le cadre d'une affaire, en provoquer un autre
dans un duel à mort ce qui laissait Dieu juge de choisir le gagnant ! C'est exactement ce qui
va se passer dans le film de Ridley Scott "Le dernier duel", actuellement au cinéma,
et on va profiter du fait que le film se repose sur l'histoire vraie du dernier duel judiciaire
en France pour passer tout ça en revue ! Imaginez un peu la scène...Nous sommes à Paris,
en plein hiver, quelques jours avant les fêtes de Noël de l'année 1386. Le jour de la saint Thomas.
Le Dauphin, à savoir le fils du roi, est mort la veille, et l'atmosphère n'est pas joyeuse.
Pourtant, une foule se presse, derrière le prieuré de Saint Martin des Champs, aujourd'hui situé dans
le 3eme arrondissement de Paris. Un vaste terrain plat, habituellement utilisé pour accueillir des
joutes et d'autres évènements que l'on peut qualifier de « sportifs », est rempli ce jour
par des spectateurs venus en curieux. Il faut dire que le jeune roi Charles,
le « bien aimé » est présent, et que l'évènement est inhabituel : un duel, avalisé par le Parlement
de Paris, qui rend la justice au nom du Roi, va se tenir entre deux normands. Jean de Carrouges,
un chevalier expérimenté, affronte Jacques le Gris, proche du comte
d'Alençon et écuyer en pleine ascension sociale. Une lice de bois, longue de plus de 70 mètres
et large de 18 mètres, formée par une espèce d'épais grillage de bois plus haut d'un homme,
accueille les combattants, qui évoluent sur du sable ratissé,
afin que rien ne gêne leur affrontement. La foule, tenue à l'écart par une seconde enceinte de bois
moins élevée, peut tout voir, et tout entendre. La raison de ce duel est une affaire très sérieuse
: Jean de Carrouges accuse Le Gris d'avoir profité de son absence sur ses terres pour s'introduire
dans sa demeure et violer son épouse, Marguerite de Thibouville en compagnie d'un proche.
Après une procédure vaine, et des serments respectifs de la part des deux nobles,
Carrouges a fait appel au Roi Charles VI, et au Parlement de Paris, pour obtenir le
droit de se battre contre Le Gris et faire surgir la preuve de sa culpabilité. Ce droit
lui est accordé, et le duel est organisé. Ce sera le dernier duel judiciaire autorisé
par le parlement de Paris, les duels suivants de l'histoire médiévale et
moderne étant des duels d'honneurs, et non plus des éléments de procédure judiciaire.
A cheval, les deux hommes s'élancent et se heurtent, plusieurs fois. Combattants
expérimentés, entraînés et pratiquant régulièrement de nombreuses disciplines
martiales, ils font jeu égal, d'abord à la lance, puis à la hache. Le Gris, sous le
silence assourdissant de la foule, fait chuter Jean de Carrouges, cherche à l'achever au sol,
mais son adversaire se libère, et riposte, à coups d'épée. Carrouges,épuisé par le combat et un accès
de fièvre les jours précédant le duel, parvient à contenir son adversaire, devant la foule,
le roi et surtout Marguerite, dont la vie dépend du résultat de ce combat. Car si son époux perd,
elle sera accusée de parjure, et brûlée vive en punition de son accusation contre Jacques Le Gris.
Comment deux hommes, qui étaient pourtant amis quelques années auparavant,
ont-ils pu en venir à s'entretuer sur un champ de bataille public ? Et bah c'est
exactement le sujet de "Le dernier duel" et le film va nous montrer les relations
complexes qui sont à l'œuvre entre les différents protagonistes de l'affaire.
Comme d'habitude en histoire, il faut avant tout planter le contexte. Et le contexte,
il est particulièrement compliqué, en commençant par le pouvoir royal français.
Nous sommes à la fin du XIVe siècle, après la première partie du conflit entre la France et
l'Angleterre connu sous le nom de « guerre de 100 ans ». Le souverain est alors Charles VI,
dit le Bien Aimé, mais qui sera plus connu, après son règne, sous le nom de « fol », ou
fou. Son père, Charles V, avait réussi pendant son règne à repousser les anglais hors des territoires
français, et avait mis fin à la première partie de la guerre de 100 ans. Lorsqu'il meurt, en 1380,
c'est son jeune fils de 12 ans, qui lui succède et qui hérite d'une situation relativement stable
malgré quelques révoltes. Malheureusement, à 24 ans, il connaît son premier épisode de démence,
dans la forêt du Mans. S'ensuivra le tragique Bal des Ardents dont j'ai déjà parlé sur la chaîne où
le Roi voit quatre de ses proches brûlés vifs lors d'un tragique accident de costumes inflammables.
Autant vous dire qu'à partir de ce moment-là, Charles VI ne s'arrange pas vraiment...
A l'époque du duel entre Carrouges et Le Gris,
Charles n'est cependant âgé que de 16 ans, il est donc encore sous la régence de ses oncles,
ce qui n'arrange pas la situation politique complexe du Royaume.
Il faut bien comprendre que le royaume de France est très différent de la France contemporaine. Il
est plus petit, environ d'un tiers, mais surtout ça n'est pas une entité politique unifié. C'est
plus une mosaïque de fiefs, contrôlés par de puissants princes de sang. La Bretagne
est encore un duché quasi indépendant, tout comme la Provence. La Guyenne est anglaise,
et si le précédent souverain a repoussé les anglais, les conséquences de la
guerre continuent à se faire sentir. C'est notamment le cas en Normandie,
où la situation est vraiment compliquée. La plupart de ce territoire est sous domination
française, mais il s'agit plus d'une apparence que d'une situation pérenne. Le souci principal,
ce sont les puissantes familles nobles qui contrôlent la région et qui sont normandes
avant d'être françaises. A la moindre contrariété avec le pouvoir royal, elles n'hésitent pas à
se tourner vers le royaume d'Angleterre, qui s'intéresse de très près à la région.
Pourtant, quelques familles se tournent, par conviction, vers le roi de France.
C'est le cas des Carrouges, la famille du premier des deux combattants du duel.
Jean de Carrouges, joué par un Matt Damon avec une coupe mulet badass,
est issu d'une vieille famille normande. Un des ancêtres de Jean, Robert de Villiers,
était connu pour s'être dressé aux côtés de Philippe le Bel, au XIIIe siècle,
dans sa guerre contre les Plantagenêts et la reconquête de la Normandie par les français.
On est donc déjà sur un personnage qui s'ancre durablement, de par son histoire familiale,
dans la défense du royaume de France. Notre Jean, quatrième Carrouges à porter
ce prénom, a la réputation d'être un guerrier compétent. En 1364, alors qu'il entame sa
troisième décennie de vie, il participe à la bataille de Cocherel. A un contre deux,
face aux fameux archers anglais, les français bousculent puis écrasent le dispositif ennemi,
sous les ordres Bertrand Du Guesclin, permettant à Charles V de renverser le cours de la guerre,
de se faire sacrer en toute tranquillité à Reims et surtout de faire signer au
roi anglais Edouard III une renonciation au trône de France, principal moteur du conflit.
Jean est alors le vassal, tout comme son père, du puissant Robert comte du Perche,
un homme qui comptait dans la normandie de la seconde moitié du XIVe siècle. Et
quand Robert meurt, leur nouveau seigneur, Pierre d'Alençon, est encore plus puissant.
Propriétaire de nombreux fiefs, forteresses et terres, il ne cessait d'agrandir son domaine,
achetant terres et chateaux. En 1372, il dépense même 6000 livres pour s'emparer de
la ville d'Argentan, où il fait installer sa cour. Le domaine des Carrouges était bien plus modeste,
constitué principalement d'un château et des terres environnantes, ce qui rapportait à la
famille un revenu d'environ 400 livres par an. Soit 12 fois moins que le prix que leur seigneur
à claqué pour la ville d'à côté ! D'ailleurs le château des Carrouges,
modifié au cours des siècles, est encore debout aujourd'hui dans la commune… de Carrouges !
Le père de Jean, de par sa fidélité, avait acquis la gestion de la forteresse de Belleme. Jean peut
donc également se projeter dans ce rôle dans ce rôle et dans une ascension sociale pouvant
le mener à un titre de Vicomte. Il fréquente la cour de son seigneur Pierre d'Alençon, dont il
était le chambellan, et se lie avec un écuyer, Jacques le Gris. Il épouse Jeanne de Tilly,
fille d'un riche seigneur et peu de temps après, elle accouche de leur premier enfant, un fils.
En gros tout va bien dans le meilleur des mondes pour Jean de Carrouges. Jusqu'au début des années
1370...Sa femme décède, suivi de près par celui de son jeune fils. Jean, probablement très affecté,
se rallie alors aux troupes de Charles V pour chasser les anglais présents en Normandie. Et
c'est en revenant victorieux avec les troupes françaises qu'il trouve une nouvelle épouse.
La seconde femme de Jean de Carrouges, Marguerite de Thibouville,
joué par Jodie Comer est au coeur du film et de l'intrigue historique qui nous intéresse.
Le père de Marguerite, Robert V de Thibouville, est surtout connu pour avoir trahi,
à deux reprises, la royauté française. D'abord au sein d'une rébellion normande, en 1340,
mais surtout en 1350, lorsqu'il rejoint le camp de Robert le Mauvais, qui prétendait
au trône de France. Il échappe de peu à la condamnation à mort, car Jean II le bon lui
pardonne et bénéficie même du rang de capitaine de Vernon en 1370, une forteresse proche de Rouen.
Mais le nom de Thibouville reste sali pour le roi de France et les seigneurs normands.
Si Jean de Carrouges épouse Marguerite, c'est surtout parce qu'étant la fille unique de Robert
de Thibouville, elle est l'héritière d'une partie importante de ses biens. C'était donc un bon
parti malgré le fait que son nom ne soit pas idéal dans le contexte politique de l'époque.
Le mariage est célébré en 1380, mais il n'est pas aussi prometteur que prévu. En effet, le
contrat de mariage n'inclut pas certains domaines convoités par le seigneur de Carrouges, notamment
celui d'Aunou le Faucon, vendu récemment à Pierre d'Alençon par le père de Marguerite, qui l'a donné
dans la foulée à Jacques le Gris, l'écuyer du comte. Jean récupère 8000 livres sur la vente,
qui faisait partie de la dot de Marguerite, mais perd la terre, ce qui sonne comme un désaveu
terrible pour lui car cela signifie une chose : Pierre d'Alençon lui préfère nettement Le Gris.
Nous savons peu de choses de Jacques le Gris, en tout cas moins de chose que sur Adam Driver qui
joue son rôle dans "Le dernier duel". Selon les rares documents disponibles aujourd'hui,
il semble issu d'une famille modeste qui s'est construite,
génération après génération, un capital social et foncier. Éduqué,
contrairement à Jean de Carrouges, Jacques le Gris était même clerc des ordres mineurs,
savait lire et écrire, ce qui a dû renforcer sa réputation à la cour du Comte d'Alençon.
Il y exerçait d'ailleurs l'activité de collecteur d'impôts auprès des vassaux du comte,
et semblait être capable de faire payer même les plus récalcitrants, soit par négociation,
soit par une persuasion plus… physique. Les sources le présentent en effet comme un homme
de forte prestance, puissant physiquement. Mais il était aussi connu comme étant de mœurs… disons
légères. Marié et père de plusieurs enfants eux même en poste à la cour de Pierre d'Alençon, il
avait plusieurs maîtresses et avait la réputation d'avoir acheté, avec ses moyens considérables,
les faveurs de plusieurs femmes mariées. Une réputation loin d'être négligeable quand il
est accusé, par Jean de Carrouges, d'avoir violé son épouse Marguerite de Thibouville.
Si Jacques le Gris et Jean de Carrouges étaient manifestement amis lors des premières années au
service du Comte, le fils de Jean, issu de son premier mariage, étant même le filleul de Le Gris,
l'amitié des deux hommes s'effrite au cours des années puis vole en éclats quand Marguerite