Part (26)
Heureusement, les hommes firent diligence et arrivèrent juste à temps : au moment précis où sonnaient les douze coups de midi, il devint si violent qu'il leur fallut toute leur force pour le maintenir. En cinq minutes toutefois, il devint de plus en plus calme, pour finalement sombrer dans une sorte d'état mélancolique, où il est resté jusqu'à maintenant. Le surveillant m'a raconté qu'au paroxysme de la crise, ses hurlements étaient véritablement épouvantables. Je fus très occupé à prendre soin des autres patients qui étaient effrayés. Et en vérité, je le comprends sans peine : j'ai été moi- même dérangé par les cris, alors que je me trouvais très éloigné de là. L'heure du dîner est maintenant passée, et mon patient reste assis dans un coin à ruminer, lançant des regards ternes, maussades et affligés, et il semble plutôt diriger ses regards dans une certaine direction, que regarder vraiment quelque chose. Je n'y comprends rien. Plus tard Nouveau changement chez mon patient. A cinq heures, je suis allé lui rendre visite, et l'ai trouvé plus épanoui et satisfait que jamais. Il attrapait des mouches et les dévorait, et tenait le compte de ses captures en laissant des marques aves ses ongles sur le capitonnage de la porte. Quand il me vit, il vint à ma rencontre et s'excusa de son mauvais comportement, puis il me demanda d'un ton humble et servile, s'il pouvait retourner dans sa chambre et récupérer son carnet de notes. Je décidai de lui faire plaisir ; il a donc regagné sa chambre, a disposé le sucre de son thé sur le rebord de la fenêtre ouverte, et a déjà fait une bonne récolte de mouches. Il ne les mange plus, mais les met dans une boîte, comme précédemment, et il est déjà en train d'inspecter les coins de sa chambre à la recherche d'une araignée. J'ai essayé de l'amener à parler de ces derniers jours, car n'importe quel indice sur ses pensées profondes me serait d'une aide précieuse, mais il n'a pas réagi. Pendant un moment il eut l'air très triste et me dit, d'une voix lointaine, et comme se parlant plutôt à lui-même : « C'est terminé ! C'est terminé ! Il m'a abandonné. Je n'ai plus rien à espérer, à moins d'agir par moi-même ! » Puis, se tournant soudain vers moi d'un air
résolu, il dit : « Docteur, voulez-vous être bon pour moi et me permettre d'avoir un peu plus de sucre ? Cela me ferait le plus grand bien. » « Et les mouches ? » répondis-je. « Oh oui, les mouches aiment cela aussi, et moi, j'aime les mouches, donc j'aime le sucre. » Et il y a des ignorants pour dire que les fous ne savent pas argumenter ! Je lui procurai donc une double ration, et lorsque je le quittai, il était, je crois, le plus heureux des hommes. J'aimerais pouvoir percer le mystère de son esprit. Minuit. Encore un changement. J'étais sorti pour rendre visite à Miss Westenra, que j'avais trouvée en bien meilleure forme. Je venais juste de rentrer, et je m'étais arrêté au portail pour contempler le coucher du soleil, lorsque je l'entendis hurler. Comme sa chambre donne de ce côté du bâtiment, je l'entendais très distinctement. Ce fut un choc pour moi, de passer de la beauté brumeuse d'un coucher de soleil au-dessus de Londres, avec ses lumières éclatantes et ses ombres d'un noir d'encre, et toutes les teintes merveilleuses qui se dessinent sur les brumes et les eaux, et de me retrouver soudain face à la triste sévérité de ce froid bâtiment de pierre, avec son lot de misère humaine, et seulement mon pauvre cœur pour le supporter. Je le rejoignis juste au moment où le soleil se couchait. Je pus voir depuis sa fenêtre l'orbe rouge disparaître derrière l'horizon. Il commençait déjà à se montrer de moins en moins agité, et à cet instant précis, il glissa d'entre les mains qui le retenaient, et tomba comme une masse inerte sur le sol. Les capacités de récupération de ces aliénés sont telles, cependant, qu'il put se relever calmement quelques minutes plus tard. Il regarda autour de lui. Je fis signe aux surveillants de ne pas se saisir de lui : j'étais impatient de voir ce qu'il allait faire. Il alla droit à la fenêtre et balaya de la main les morceaux de sucre, puis il prit la boite où il enfermait les mouches, l'ouvrit et la lança par la fenêtre, qu'il referma ensuite. Il traversa la pièce et alla s'asseoir sur son lit. « Vous ne voulez plus capturer les mouches ? » lui demandai-je, très surpris. « Non », dit-il. « J'en ai assez de ces cochonneries. » Il représente, sans aucun doute, un très intéressant cas d'étude. J'aimerais pouvoir le comprendre, ou entrevoir la cause de ses passions soudaines. Mais nous avons peut-être un indice, finalement : peut-être pourrons-nous comprendre pourquoi ses crises ont atteint un tel paroxysme aujourd'hui, précisément à midi, puis au coucher du soleil. Se pourrait-il que le soleil ait une influence pernicieuse, qui à certains moments affecterait certaines natures – comme c'est le cas pour la lune ? Nous verrons cela. Télégramme de Seward, Londres, à Van Helsing, Amsterdam. 4 septembre. Malade va beaucoup mieux aujourd'hui. Télégramme de Seward, Londres, à Van Helsing, Amsterdam. 5 septembre. Malade va bien mieux. Bon appétit, sommeil naturel, bonne humeur, couleurs reviennent. Télégramme de Seward, Londres, à Van Helsing, Amsterdam. 6 septembre. Terrible aggravation. Venez sur l'heure, ne perdez pas un instant. Attends de vous voir avant d'envoyer télégramme à Holmwood.
CHAPITRE 10 Lettre du Dr. Seward à l'honorable Arthur Holmwood 6 septembre. Mon cher Art, Les nouvelles dont je suis porteur aujourd'hui ne sont pas bonnes. L'état de Lucy s'est quelque peu aggravé ce matin. Il en est, toutefois, résulté au moins une bonne chose : Mrs. Westenra, évidemment inquiète au sujet de sa fille, m'a consulté, professionnellement, à son sujet. J'ai saisi l'occasion, et lui ai dit que mon vieux maître, Van Helsing, le grand spécialiste, venait séjourner chez moi, et que nous pourrions tous deux prendre soin d'elle. Nous pouvons donc maintenant aller et venir sans l'inquiéter exagérément, car un choc signifierait pour elle une mort brutale, et cela serait désastreux dans l'état de faiblesse où se trouve Lucy. Chacun de nous se trouve face à d'immenses difficultés, mon pauvre vieux camarade, mais, plaise à Dieu ! nous en viendrons à bout. Si c'est nécessaire, je vous écrirai, si bien que si vous êtes sans nouvelles de moi, soyez certain que ce sera parce que je serai moi-même dans l'attente de nouvelles. En hâte, Fidèlement vôtre, John Seward. Journal du Dr. Seward 7 septembre. La première chose que me dit Van Helsing quand nous nous rencontrâmes dans Liverpool Street, fut : « Avez-vous dit quoi que ce soit à notre jeune ami, le fiancé ? » « Non », dis-je. « J'attendais de vous avoir vu, comme je vous l'ai dit dans mon télégramme. Je lui ai écrit pour lui dire simplement que vous veniez, car Miss Westenra n'était pas très bien, et que je lui donnerais des nouvelles dès que j'en aurais. » « Bien, mon ami » dit-il, « tout à fait bien ! C'est mieux qu'il ne sache pas encore ; peut-être n'aura-t-il jamais besoin de savoir. Je l'espère, mais si c'est nécessaire, alors il saura tout. Et, mon cher ami John, laissez-moi vous avertir. Vous vous occupez des fous. Tous les hommes sont fous d'une façon ou d'une autre, alors comportez-vous avec les fous de Dieu – le reste de l'humanité – avec la même discrétion dont vous faites preuve vis-à-vis de vos propres fous. Vous ne dites pas à vos fous ce que vous faites, ni pourquoi vous le faites ; vous ne leur dites pas ce que vous pensez. Alors vous devez garder pour vous tout votre savoir, le faire mûrir et le fortifier. Vous et moi devons garder ce que nous savons ici, et là. » Et il désigna mon cœur et mon front, puis fit les mêmes gestes vers son cœur et son front. « J'ai déjà quelques idées. Je vous en ferai part plus tard. » « Et pourquoi pas maintenant ? » demandai-je. « Cela pourrait être utile ; nous parviendrions peut-être à prendre une décision. » Il m'arrêta, me regarda, et dit : « Mon ami John, quand le blé a poussé, même avant qu'il n'ait mûri, quand le suc de la terre nourricière est en lui, et que le soleil n'a pas encore commencé à lui faire revêtir ses teintes d'or, le laboureur prend l'épi et le roule entre ses mains rugueuses, puis il souffle sur le grain vert et dit : « Regardez ! voilà du bon grain. Nous ferons une bonne récolte quand le
temps sera venu. » Je ne vis pas le rapport, et je le lui dis. Pour toute réponse, il s'approcha de moi, m'attrapa le bout de l'oreille et le tira malicieusement, comme il le faisait jadis pendant ses cours, et il me dit : « Le bon laboureur sait alors ce qu'il en est, mais il l'ignorait auparavant. Mais vous ne verrez jamais ce bon laboureur déterrer son blé pour voir s'il pousse ; cela, c'est pour les enfants qui jouent au laboureur, et pas pour ceux qui font de ce travail l'affaire de leur vie. J'ai semé mes graines, et la nature va maintenant faire son travail en les faisant germer ; s'il germe, tant mieux, c'est qu'il y a de l'espoir, et j'attendrai que l'épi commence à gonfler. » Il se tut un moment, certain que je l'avais compris. Puis il reprit, avec gravité : « Vous avez toujours été un élève brillant. Vous n'étiez qu'un étudiant alors ; maintenant vous êtes un maître, et je pense que vous n'aurez pas perdu vos bonnes habitudes. Souvenez-vous, mon ami, que le savoir vaut mieux que la mémoire, et que nous ne devons pas nous fier à celle-ci. Et même si vous avez perdu ces bonnes habitudes, laissez-moi vous dire que le cas de notre chère Miss Lucy est tel qu'il pourrait – j'ai dit, il pourrait, notez bien – être d'un véritable intérêt pour nous et pour les autres. Prenez note de tout avec soin, même de vos doutes et de vos conjectures, je vous le conseille. Plus tard, il sera peut- être intéressant pour vous de constater jusqu'à quel point vous aviez deviné la vérité. Nous apprenons de nos erreurs, pas de nos succès ! » Quand je lui décrivis les symptômes de Lucy – les mêmes que précédemment, mais infiniment plus prononcés – il me regarda d'un air grave, mais ne dit rien. Il prit une sacoche où se trouvaient des instruments et de nombreuses drogues, « l'épouvantable équipement nécessaire à notre salutaire métier », comme il avait qualifié jadis lors d'un de ses cours l'équipement d'un spécialiste dans l'art de guérir. Quand nous fûmes introduits dans la maison, Mrs. Westenra vint à notre rencontre. Elle était inquiète, mais pas autant que je m'attendais à la trouver. La Nature, dans sa générosité, a voulu que même la mort ait des antidotes aux terreurs qu'elle engendre. Et là, dans une situation où le moindre choc pouvait se révéler fatal, les choses sont ainsi faites que pour une raison ou une autre, rien de ce qui n'est pas personnel ne peut l'atteindre – même ces terribles changements chez sa fille, à laquelle elle est pourtant si attachée. C'est comme si Dame Nature tissait autour de son corps une enveloppe de tissus insensibles qui la protègent des blessures qu'elle pourrait recevoir. S'il s'agit là d'un égoïsme salutaire, nous devrions réfléchir avant de condamner qui que ce soit pour le péché d'égoïsme, car ses causes sont peut-être plus profondes que nous ne pouvons le supposer. Mes connaissances en matière de pathologie mentale m'ont amené à me fixer une ligne de conduite : Mrs. Westenra ne devait pas se retrouver en compagnie de Lucy, ou même penser à sa maladie, si ce n'était pas absolument nécessaire. Elle accepta cette idée avec un tel empressement que je vis là aussi la main de la Nature cherchant à protéger la vie. Van Helsing et moi- même entrâmes alors dans la chambre de Lucy. Si je fus choqué lorsque je la vis hier, je peux dire que je fus horrifié de la voir aujourd'hui.