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Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 1 - La Vie Publique (10)

Livre 1 - La Vie Publique (10)

Un peu avant l'arrivée à la Grotte, la force mystérieuse qui avait emporté l'enfant parut, sinon cesser tout à fait d'agir, du moins diminuer sensiblement. Bernadette marcha moins vite et avec une fatigue qu'elle n'avait pas habituellement : car c'était justement à cet endroit que, les autres jours, une puissance invisible semblait à la fois et l'attirer vers la Grotte et la soutenir dans sa marche. Elle n'éprouva ce jour-là ni cette attraction secrète ni cet appui mystérieux. Elle avait été poussée vers la Grotte, elle n'y avait point été attirée. La main cachée qui l'avait saisie et guidée lui avait marqué le chemin du devoir, et montré qu'avant tout il fallait tenir la promesse faite à l'Apparition; mais l'enfant n'avait point, comme les autres fois, entendu la Voix intérieure et ressenti le tout-puissant attrait. Quiconque a l'habitude de l'analyse saisira ces nuances, plus faciles à comprendre qu'à exprimer.

Bien que la très grande multitude, qui, durant toute la matinée, avait si vainement espéré Bernadette, se fût dispersée, il se trouvait pourtant en ce moment devant les Roches Massabielle une foule considérable. Les uns y étaient venus pour prier, les autres par simple curiosité. Beaucoup, ayant vu de loin Bernadette, cheminer dans cette direction, étaient accourus et arrivaient sur ses pas.

L'enfant, comme de coutume, s'agenouilla devant la Grotte et se mit à réciter son chapelet, en regardant l'ouverture, tapissée de mousse et de branches sauvages, où la Vision céleste avait, déjà six fois, daigné apparaître à ses yeux.

La foule, attentive, curieuse, recueillie, haletante, s'attendait à tout instant à voir le visage de l'enfant rayonneret marquer, par sa splendeur, que l'Être surhumain était debout devant elle.

Un temps très long se passa ainsi.

Bernadette priait avec ferveur, mais rien dans ses traits immobiles ne s'éclairait du divin reflet. La Vision merveilleuse ne se montra point à ses yeux, et l'enfant implora, sans être exaucée, la réalisation de ses espérances. Le Ciel parut l'abandonner comme la terre et demeurer aussi dur à sa prière et à ses larmes que les roches de marbre devant lesquelles ses genoux étaient ployés.

De toutes les épreuves auxquelles elle était soumise depuis la veille, celle-là était la plus cruelle, et ce fut là l'amertume des amertumes.

— Pourquoi avez-vous disparu? disait elle. Et pourquoi m'abandonnez-vous?

L'Être merveilleux lui-même semblait en effet la repousser aussi et, en cessant de se manifester, donner raison aux contradicteurs et laisser le champ libre à ses ennemis.

La foule déconcertée interrogea Bernadette. Mille questions lui étaient posées par ceux qui l'entouraient.

— Aujourd'hui, répondait l'enfant, les yeux rouges de larmes, la « Dame » ne m'est point apparue. Jé n'ai rien vu.

— Tu dois comprendre maintenant, ma pauvre petite, que c'était une illusion et qu'il n'y a jamais rien eu : tu avais des lubies, disaient les uns.

— En effet, ajoutaient les autres, pourquoi, si la « Dame » est apparue hier, n'apparaîtrait-elle pas aujourd'hui?

— Les autres jours, je l'ai vue comme je vous vois, répétait Bernadette; et nous nous parlions, Elle et moi. Mais aujourd'hui, Elle n'y est plus, et je ne sais pas pourquoi.

— Bah! reprenait un sceptique, le Commissaire de police a fait son effet, et vous verrez que tout est fini:

« De par le Roi défense à Dieu

De faire miracle en ce lieu. »

Les croyants qui se trouvaient là étaient troublés en leur foi et péniblement déçus.

Quant à Bernadette, sûre d'elle-même et sûre du passé, le doute ne l'effleura même pas. Mais elle était dans une tristesse profonde, et, en rentrant au logis paternel, elle versait des larmes amères.

Elle attribuait l'absence de l'Apparition à quelque mécontentement. « Aurais-je fait quelque faute? » se demandait-elle. Mais sa conscience ne lui répondait par aucun reproche. Son élan vers la Vision divine, qu'elle brûlait de contempler encore, redoublait cependant de ferveur. Elle cherchait en son âme naïve comment elle ferait pour la revoir, et elle ne le savait. Elle se sentait impuissante à évoquer cette Beauté sans tache qui lui était apparue, et elle pleurait, le coeur tourné en haut, ne sachant pas que pleurer, c'est prier.

Au fond, tout à fait au fond d'elle-même persistait toutefois une secrète espérance; et quelques rayons de joie, perçant çà et là tous ces nuages sombres, passaient par instants sur son coeur et affermissaient sa foi à la divine Apparition, qu'elle aimait toujours et en laquelle elle croyait, bien qu'elle ne la vît plus. Et pourtant, sans aucun doute, la pauvre et ignorante enfant ne savait pas et ne pouvait savoir le sens des paroles que l'on chantait en ce moment à l'Épître de la Messe: « Vous vous réjouirez en Dieu, s'il devient nécessaire que vous soyez attristés par diverses épreuves, afin que, raffermie de la sorte, votre foi, infiniment plus précieuse que l'or (lequel passe aussi par l'épreuve du feu), se tourne en louange, en gloire, en honneur, pour la manifestation de Jésus-Christ : Lui, que vous aimez toujours, quoique vous ne l'ayez point vu; Lui, en qui vous croyez, bien que vous ne le voyez point maintenant : et c'est précisément parce que vous croyez ainsi que vous serez comblés d'une joie inénarrable et glorieuse. »

Elle ne pressentait point davantage l'événement qui était à la veille de s'accomplir, et elle ne pouvait, cette humble paysanne, connaitre ni appliquer au Roc de Massabielle ces mots que les prêtres de tout l'Univers prononçaient en ce même jour à l'Évangile de la Messe: « Sur ce rocher je bâtirai mon Église. » Elle ne devinait point que bientôt, c'est-à-dire le lendemain de ces heures pleines de larmes, elle annoncerait elle-même prophétiquement et demanderait, au nom de l'Apparition, l'érection d'un Temple sur ces roches désertes.

Toutes ces choses étaient cachées dans l'insondable obscurité de l'avenir.

— D'où viens-tu? lui demanda son père lorsqu'elle rentra.

Elle raconta ce qui lui était arrivé.

— Et tu dis, reprirent les parents, qu'une force t'a emportée malgré toi?

— Oui, répondit Bernadette.

— Cela est vrai, pensèrent-ils, car cette enfant n'a jamais menti.

Le père Soubirous réfléchit un long moment. Il semblait y avoir en lui comme une lutte intérieure. Enfin il releva la tête et parut prendre une résolution définitive.

— Eh bien, reprit-il, puisqu'il en est ainsi, puisqu'une force supérieure t'a entraînée, je ne te défends plus d'aller à la Grotte, et je te laisse libre.

La joie, une joie vive et pure, descendit sur le visage de Bernadette.

Ni le meunier ni sa femme n'avaient présenté comme une objection la non-Apparition de ce jour. Peut-êtré, au fond intime de leur coeur, en voyaient-ils la cause dans la résistance que, par effroi de l'Autorité officielle, ils avaient apportée aux ordres surhumains.

Tout ceci s'était passé dans l'après-midi, et le bruit s'en était rapidement répandu dans la ville.

La brusque interruption des Apparitions surnaturelles servait de thème aux commentaires les plus opposés : les uns prétendant en faire un argument sans réplique contre toutes les Visions précédentes; les autres, au contraire, en tirant une preuve de plus en faveur de la sincérité de l'enfant.

Cette force irrésistible qui aurait entraîné Bernadette malgré elle faisait hausser les épaules philosophiques de l'endroit, et fournissait un sujet d'interminables thèses aux honorables savants qui expliquaient tout par une perturbation du système nerveux.

Le Commissaire, voyant que ses injonctions avaient été violées, et apprenant en outre que François Soubirous avait levé la défense qu'il avait faite à sa fille, les manda tous deux devant lui, ainsi que la mère, et il renouvela ses menaces. Il parvint encore à les effrayer; mais, malgré la terreur qu'il leur inspirait, il ne trouva plus, à sa grande surprise, dans François Soubirous la docilité ou la faiblesse de la veille.

Monsieur Jacomet, disait le pauvre homme, Bernadette n'a jamais menti; et si le bon Dieu, la Vierge Marie ou quelque Sainte, l'appelle, nous ne pouvons nous y opposer. Mettez-vous à notre place, monsieur le Commissaire : Dieu nous punirait!

— D'ailleurs, tu déclares toi-même que la Vision n'a plus lieu, argumentait Jacomet, s'adressant à l'enfant. Tu n'as plus rien à y faire.

— J'ai promis d'y aller tous les jours de la Quinzaine, répondait Bernadette.

— Tout cela, ce sont des contes! s'écriait le Commissaire exaspéré; et je vous ferai tous mettre en prison, si cette fille continue d'ameuter les multitudes par ses simagrées.

Je m'en vais prier toute seule, je n'appelle personne, faisait observer Bernadette; et, s'il vient tant de foule après moi, et avant moi, ce n'est pas ma faute. C'est qu'on a dit que c'était la Sainte Vierge : mais moi, je ne sais pas ce que c'est.

Habitué aux arguties, aux allures détournées du monde des coquins, l'homme de police était déconcerté devant cette simplicité profonde. Ses ruses, sa merveilleuse habileté, ses questions captieuses, ses menaces, tous les vieux tours, déliés ou terribles, de son métier, avaient jusque-là échoué contre ce qui lui avait semblé tout d'abord, contre ce qui lui semblait encore la faiblesse même. N'admettant pas un seul instant qu'il fut dans le faux, il ne pouvait comprendre la cause de sa complète impuissance. Aussi, loin de renoncer à s'opposer au libre cours des choses, il résolut d'appeler d'autres forces à son aide.

— En vérité, s'écria-t-il en frappant du pied, voilà une stupide affaire!

Et, laissant les Soubirous rentrer chez eux, il courut chez le Procureur impérial.

M. Dutour, malgré son horreur de la superstition, ne pouvait trouver dans l'arsenal de nos Codes aucun texte pour traiter la Voyante en criminelle. Elle ne convoquait en rien la multitude qui accourait d'elle-même sur ses pas; elle ne tirait de cette affaire aucun profit d'argent; elle allait prier sur un terrain communal, ouvert à tous et à chacun et où nulle loi ne l'empêchait de s'agenouiller; elle ne faisait tenir à l'Apparition aucun discours subversif ou contraire au Gouvernement; les populations ne se livraient à aucun désordre: il n'y avait évidemment aucun moyen de sévir.

Quant à poursuivre Bernadette pour délit de « fausses nouvelles, » il était établi par l'expérience qu'elle ne se contredisait jamais; et, en dehors d'une contradiction dans ses paroles, parfaitement constatée, il était difficile de lui prouver qu'elle mentait, sans attaquer directement le principe même des Apparitions surnaturelles, principe admis à toutes les époques par l'Église catholique. Or, sans l'agrément des hautes autorités de la Magistrature et de l'État, un simple Procureur impérial ne pouvait prendre sur lui d'engager un pareil conflit.

Pour qu'elle fût passible de poursuites, il fallait au moins que Bernadette. se contredit un jour ou l'autre, qu'elle ou ses parents tirassent quelque profit de ce qui se passait, que la foule se livrât à quelque désordre.

Tout cela pouvait se produire.

De cette hypothèse au désir de la réaliser, de cette claire vue de la situation dans des esprits ennemis du fanatisme populaire, à l'envie de tendre des pièges à la multitude ou à l'enfant, il n'y aurait eu sans doute qu'un pas pour les natures vulgaires qui s'agitent au-dessous du monde officiel. Mais M. Jacomet était un fonctionnaire, et la moralité de la Police est à l'abri de pareils soupçons. Il n'y a que les esprits mal pensants qui puissent croire à l'existence des agents provocateurs.


Livre 1 - La Vie Publique (10) Buch 1 - Das öffentliche Leben (10) Book 1 - Public Life (10)

Un peu avant l'arrivée à la Grotte, la force mystérieuse qui avait emporté l'enfant parut, sinon cesser tout à fait d'agir, du moins diminuer sensiblement. Bernadette marcha moins vite et avec une fatigue qu'elle n'avait pas habituellement : car c'était justement à cet endroit que, les autres jours, une puissance invisible semblait à la fois et l'attirer vers la Grotte et la soutenir dans sa marche. Elle n'éprouva ce jour-là ni cette attraction secrète ni cet appui mystérieux. Elle avait été __poussée__ vers la Grotte, elle n'y avait point été __attirée__. La main cachée qui l'avait saisie et guidée lui avait marqué le chemin du devoir, et montré qu'avant tout il fallait tenir la promesse faite à l'Apparition; mais l'enfant n'avait point, comme les autres fois, entendu la Voix intérieure et ressenti le tout-puissant attrait. Quiconque a l'habitude de l'analyse saisira ces nuances, plus faciles à comprendre qu'à exprimer.

Bien que la très grande multitude, qui, durant toute la matinée, avait si vainement espéré Bernadette, se fût dispersée, il se trouvait pourtant en ce moment devant les Roches Massabielle une foule considérable. Les uns y étaient venus pour prier, les autres par simple curiosité. Beaucoup, ayant vu de loin Bernadette, cheminer dans cette direction, étaient accourus et arrivaient sur ses pas.

L'enfant, comme de coutume, s'agenouilla devant la Grotte et se mit à réciter son chapelet, en regardant l'ouverture, tapissée de mousse et de branches sauvages, où la Vision céleste avait, déjà six fois, daigné apparaître à ses yeux.

La foule, attentive, curieuse, recueillie, haletante, s'attendait à tout instant à voir le visage de l'enfant rayonneret marquer, par sa splendeur, que l'Être surhumain était debout devant elle.

Un temps très long se passa ainsi.

Bernadette priait avec ferveur, mais rien dans ses traits immobiles ne s'éclairait du divin reflet. La Vision merveilleuse ne se montra point à ses yeux, et l'enfant implora, sans être exaucée, la réalisation de ses espérances. Le Ciel parut l'abandonner comme la terre et demeurer aussi dur à sa prière et à ses larmes que les roches de marbre devant lesquelles ses genoux étaient ployés.

De toutes les épreuves auxquelles elle était soumise depuis la veille, celle-là était la plus cruelle, et ce fut là l'amertume des amertumes.

— Pourquoi avez-vous disparu? disait elle. Et pourquoi m'abandonnez-vous?

L'Être merveilleux lui-même semblait en effet la repousser aussi et, en cessant de se manifester, donner raison aux contradicteurs et laisser le champ libre à ses ennemis.

La foule déconcertée interrogea Bernadette. Mille questions lui étaient posées par ceux qui l'entouraient.

— Aujourd'hui, répondait l'enfant, les yeux rouges de larmes, la « Dame » ne m'est point apparue. Jé n'ai rien vu.

— Tu dois comprendre maintenant, ma pauvre petite, que c'était une illusion et qu'il n'y a jamais rien eu : tu avais des lubies, disaient les uns.

— En effet, ajoutaient les autres, pourquoi, si la « Dame » est apparue hier, n'apparaîtrait-elle pas aujourd'hui?

— Les autres jours, je l'ai vue comme je vous vois, répétait Bernadette; et nous nous parlions, Elle et moi. Mais aujourd'hui, Elle n'y est plus, et je ne sais pas pourquoi.

— Bah! reprenait un sceptique, le Commissaire de police a fait son effet, et vous verrez que tout est fini:

« De par le Roi défense à Dieu

De faire miracle en ce lieu. »

Les croyants qui se trouvaient là étaient troublés en leur foi et péniblement déçus.

Quant à Bernadette, sûre d'elle-même et sûre du passé, le doute ne l'effleura même pas. Mais elle était dans une tristesse profonde, et, en rentrant au logis paternel, elle versait des larmes amères.

Elle attribuait l'absence de l'Apparition à quelque mécontentement. « Aurais-je fait quelque faute? » se demandait-elle. Mais sa conscience ne lui répondait par aucun reproche. Son élan vers la Vision divine, qu'elle brûlait de contempler encore, redoublait cependant de ferveur. Elle cherchait en son âme naïve comment elle ferait pour la revoir, et elle ne le savait. Elle se sentait impuissante à évoquer cette Beauté sans tache qui lui était apparue, et elle pleurait, le coeur tourné en haut, ne sachant pas que pleurer, c'est prier.

Au fond, tout à fait au fond d'elle-même persistait toutefois une secrète espérance; et quelques rayons de joie, perçant çà et là tous ces nuages sombres, passaient par instants sur son coeur et affermissaient sa foi à la divine Apparition, qu'elle aimait toujours et en laquelle elle croyait, bien qu'elle ne la vît plus. Et pourtant, sans aucun doute, la pauvre et ignorante enfant ne savait pas et ne pouvait savoir le sens des paroles que l'on chantait en ce moment à l'Épître de la Messe: « Vous vous réjouirez en Dieu, s'il devient nécessaire que vous soyez attristés par diverses épreuves, afin que, raffermie de la sorte, votre foi, infiniment plus précieuse que l'or (lequel passe aussi par l'épreuve du feu), se tourne en louange, en gloire, en honneur, pour la manifestation de Jésus-Christ : __Lui, que vous aimez toujours, quoique vous ne l'ayez point vu; Lui, en qui vous croyez, bien que vous ne le voyez point maintenant : et c'est précisément parce que vous croyez ainsi que vous serez comblés d'une joie inénarrable et glorieuse__. »

Elle ne pressentait point davantage l'événement qui était à la veille de s'accomplir, et elle ne pouvait, cette humble paysanne, connaitre ni appliquer au Roc de Massabielle ces mots que les prêtres de tout l'Univers prononçaient en ce même jour à l'Évangile de la Messe: « Sur ce rocher je bâtirai mon Église. » Elle ne devinait point que bientôt, c'est-à-dire le lendemain de ces heures pleines de larmes, elle annoncerait elle-même prophétiquement et demanderait, au nom de l'Apparition, l'érection d'un Temple sur ces roches désertes.

Toutes ces choses étaient cachées dans l'insondable obscurité de l'avenir.

— D'où viens-tu? lui demanda son père lorsqu'elle rentra.

Elle raconta ce qui lui était arrivé.

— Et tu dis, reprirent les parents, qu'une force t'a emportée malgré toi?

— Oui, répondit Bernadette.

— Cela est vrai, pensèrent-ils, car cette enfant n'a jamais menti.

Le père Soubirous réfléchit un long moment. Il semblait y avoir en lui comme une lutte intérieure. Enfin il releva la tête et parut prendre une résolution définitive.

— Eh bien, reprit-il, puisqu'il en est ainsi, puisqu'une force supérieure t'a entraînée, je ne te défends plus d'aller à la Grotte, et je te laisse libre.

La joie, une joie vive et pure, descendit sur le visage de Bernadette.

Ni le meunier ni sa femme n'avaient présenté comme une objection la non-Apparition de ce jour. Peut-êtré, au fond intime de leur coeur, en voyaient-ils la cause dans la résistance que, par effroi de l'Autorité officielle, ils avaient apportée aux ordres surhumains.

Tout ceci s'était passé dans l'après-midi, et le bruit s'en était rapidement répandu dans la ville.

La brusque interruption des Apparitions surnaturelles servait de thème aux commentaires les plus opposés : les uns prétendant en faire un argument sans réplique contre toutes les Visions précédentes; les autres, au contraire, en tirant une preuve de plus en faveur de la sincérité de l'enfant.

Cette force irrésistible qui aurait entraîné Bernadette malgré elle faisait hausser les épaules philosophiques de l'endroit, et fournissait un sujet d'interminables thèses aux honorables savants qui expliquaient tout par une perturbation du système nerveux.

Le Commissaire, voyant que ses injonctions avaient été violées, et apprenant en outre que François Soubirous avait levé la défense qu'il avait faite à sa fille, les manda tous deux devant lui, ainsi que la mère, et il renouvela ses menaces. Il parvint encore à les effrayer; mais, malgré la terreur qu'il leur inspirait, il ne trouva plus, à sa grande surprise, dans François Soubirous la docilité ou la faiblesse de la veille.

Monsieur Jacomet, disait le pauvre homme, Bernadette n'a jamais menti; et si le bon Dieu, la Vierge Marie ou quelque Sainte, l'appelle, nous ne pouvons nous y opposer. Mettez-vous à notre place, monsieur le Commissaire : Dieu nous punirait!

— D'ailleurs, tu déclares toi-même que la Vision n'a plus lieu, argumentait Jacomet, s'adressant à l'enfant. Tu n'as plus rien à y faire.

— J'ai promis d'y aller tous les jours de la Quinzaine, répondait Bernadette.

— Tout cela, ce sont des contes! s'écriait le Commissaire exaspéré; et je vous ferai tous mettre en prison, si cette fille continue d'ameuter les multitudes par ses simagrées.

Je m'en vais prier toute seule, je n'appelle personne, faisait observer Bernadette; et, s'il vient tant de foule après moi, et avant moi, ce n'est pas ma faute. C'est qu'on a dit que c'était la Sainte Vierge : mais moi, je ne sais pas ce que c'est.

Habitué aux arguties, aux allures détournées du monde des coquins, l'homme de police était déconcerté devant cette simplicité profonde. Ses ruses, sa merveilleuse habileté, ses questions captieuses, ses menaces, tous les vieux tours, déliés ou terribles, de son métier, avaient jusque-là échoué contre ce qui lui avait semblé tout d'abord, contre ce qui lui semblait encore la faiblesse même. N'admettant pas un seul instant qu'il fut dans le faux, il ne pouvait comprendre la cause de sa complète impuissance. Aussi, loin de renoncer à s'opposer au libre cours des choses, il résolut d'appeler d'autres forces à son aide.

— En vérité, s'écria-t-il en frappant du pied, voilà une stupide affaire!

Et, laissant les Soubirous rentrer chez eux, il courut chez le Procureur impérial.

M. Dutour, malgré son horreur de la superstition, ne pouvait trouver dans l'arsenal de nos Codes aucun texte pour traiter la Voyante en criminelle. Elle ne convoquait en rien la multitude qui accourait d'elle-même sur ses pas; elle ne tirait de cette affaire aucun profit d'argent; elle allait prier sur un terrain communal, ouvert à tous et à chacun et où nulle loi ne l'empêchait de s'agenouiller; elle ne faisait tenir à l'Apparition aucun discours subversif ou contraire au Gouvernement; les populations ne se livraient à aucun désordre: il n'y avait évidemment aucun moyen de sévir.

Quant à poursuivre Bernadette pour délit de « fausses nouvelles, » il était établi par l'expérience qu'elle ne se contredisait jamais; et, en dehors d'une contradiction dans ses paroles, parfaitement constatée, il était difficile de lui prouver qu'elle mentait, sans attaquer directement le principe même des Apparitions surnaturelles, principe admis à toutes les époques par l'Église catholique. Or, sans l'agrément des hautes autorités de la Magistrature et de l'État, un simple Procureur impérial ne pouvait prendre sur lui d'engager un pareil conflit. Ohne die Zustimmung der obersten Justizbehörden und des Staates konnte ein einfacher kaiserlicher Staatsanwalt einen solchen Konflikt nicht auf sich nehmen.

Pour qu'elle fût passible de poursuites, il fallait au moins que Bernadette. se contredit un jour ou l'autre, qu'elle ou ses parents tirassent quelque profit de ce qui se passait, que la foule se livrât à quelque désordre.

Tout cela pouvait se produire.

De cette hypothèse au désir de la réaliser, de cette claire vue de la situation dans des esprits ennemis du fanatisme populaire, à l'envie de tendre des pièges à la multitude ou à l'enfant, il n'y aurait eu sans doute qu'un pas pour les natures vulgaires qui s'agitent au-dessous du monde officiel. Von dieser Hypothese zu dem Wunsch, sie zu verwirklichen, von dieser klaren Sicht der Lage in Gemütern, die dem Volksfanatismus feindlich gegenüberstehen, zu dem Wunsch, der Menge oder dem Kind Fallen zu stellen, wäre es für die vulgären Naturen, die sich unterhalb der offiziellen Welt tummeln, zweifellos nur ein Schritt gewesen. Mais M. Jacomet était un fonctionnaire, et la moralité de la Police est à l'abri de pareils soupçons. Aber Herr Jacomet war ein Beamter, und die Moral der Polizei ist gegen solche Verdächtigungen gefeit. Il n'y a que les esprits mal pensants qui puissent croire à l'existence des agents provocateurs.