Blade Runner : Rick Deckard est-il un réplicant ?
Adepte de la grande toile, bonjour !
on va parler de grands navires en feu surgissant de l'épaule d'Orion,
de rayons C brillant dans l'ombre de la porte de Tannhäuser
et de moments perdus dans l'oubli comme les larmes dans la pluie.
Vous voyez déjà où je veux en venir, on va parler de Blade Runner…
et on va essayer de répondre à la question :
est-ce que Deckard est un réplicant ou non ?
Pour y répondre, il faut déjà essayer de définir ce qu'est un réplicant…
alors on va s'intéresser au moment le plus emblématique
du réplicant le plus emblématique.
Vous connaissiez probablement déjà ce monologue.
Vous saviez peut-être même qu'il a été en partie improvisé
par Rutger Hauer à la veille du tournage.
Mais on ne mesure pas forcément à quel point le travail de l'acteur
a radicalement modifié le sens originel du film
t brisé un tabou philosophique.
Mais reprenons du début.
Dans Blade Runner,
Rick Deckard, incarné par Harrison Ford, traque des réplicants,
c'est-à-dire des êtres organiques dont on sait qu'ils sont plus forts,
plus intelligents,
plus résistants
et même plus sensuels que les êtres humains.
En cela, Blade Runner n'a rien d'original.
Depuis le mythe du golem jusqu'à Skynet
en passant par l'Île du Docteur Moreau,
on a régulièrement eu des récits où un être artificiel supérieur à l'homme
échappait à tout contrôle et devait donc être anéanti.
Derrière chacun de ces récits, se cache l'idée
que si l'humanité est inférieur sur le plan physique ou intellectuel à sa création,
elle possède une qualité supérieur qui légitime sa volonté de contrôle.
Et oui !
Après tout, si on imagine un être supérieur physiquement et intellectuellement à l'homme,
pourquoi serait-il injuste que cet être en vienne à dominer l'humanité ?
À cette question,
la culture occidentale empreinte de christianisme a donc répondu
en attribuant à l'humanité une âme,
cette qualité conférée par Dieu à l'humanité
mais que l'humanité a été incapable de transmettre à sa création.
Au fil du temps,
lorsque l'influence du christianisme sur la culture occidentale s'est atténué,
le concept d'âme a été remplacé par des capacités un peu plus prosaïques
omme un sens moral, esthétique ou poétique.
En bref,
un être artificiel ne peut nous être supérieur en tout,
c'est tout de même à nous humains d'être les maîtres
parce que nous sommes guidés par notre sens inné des valeurs suprêmes
que sont le Beau et du Bien.
A l'origine, c'était cette même notion qui était sous-jacente au script de Blade Runner.
Le monologue original de Roy Batty était d'ailleurs radicalement différent.
Traduit en français, il donnerait quelque chose comme ça :
"Je suis parti à l'aventure, j'ai vu des endroits que vous autres ne verrez jamais,
j'ai parcouru les colonies de l'espace et j'en suis revenu.
J'ai touché les frontières !
La sueur me coulait dans les yeux lorsque, debout sur le pont arrière d'une nef à pulsations
en direction des camps de Plutition,
je regardais une bataille d'étoiles dans l'épaule d'Orion.
J'ai senti le vent dans mes cheveux alors que je pilotais des vaisseaux d'essai
aux confins des galaxies noires
et j'ai vu une flotte de combat s'embraser comme une allumette et disparaître.
Je l'ai vu… je l'ai ressenti !"
Face à cette version,
on imagine facilement Roy Batty en action,
exalté par l'épreuve du feu,
faisant la démonstration de sa puissance vitale.
Bref, on reste dans l'idée
que la supériorité des réplicants sur l'humanité est essentiellement physiologique
mais en aucun cas spirituelle.
En imposant au contraire l'image d'un réplicant passif,
contemplatif des merveilles qui l'entourent,
capables d'apprécier leur beauté et de la retranscrire en un moment de pure poésie,
Rutger Hauer suggère que la supériorité morale et spirituelle de l'humain sur sa création
n'est finalement qu'un prétexte bien commode pour justifier notre domination.
Cette idée nous force à voir
à quel point Blade Runner représente une humanité en tous points opposée aux réplicants.
Les personnages comme Gaff ou Harry Bryant sont des flics
qui exécutent leurs ordres sans se poser la moindre question d'ordre moral.
Les personnages censés représenter l'élite de la race humaine
sont certes supérieurement intelligents
mais sont incapables de faire preuve d'un esprit de création.
Hannibal Chew se contente de produire des yeux artificiels
semblables à des yeux naturels.
Tyrell lui-même ne semble pas comprendre les réplicants.
Il ne voit en eux qu'un amas de pièces détachés
et il ne comprend même pas leurs questionnements esthétiques ou poétiques.
Même JF Sebastian,
l'humain dont la maladie le rapproche le plus des réplicants,
n'est capable de créer que des caricatures d'humanité.
Pire encore,
le film suggère que lorsque Tyrell trouve le moyen
de rendre un réplicant plus humain en lui implantant des souvenirs,
ce n'est pas une ascension vers un statut supérieur
mais bel et bien une déchéance.
Le personnage froid et ultra-pragmatique de Rachael est là pour le prouver.
C'est là qu'on en revient à la question :
est-ce que Deckard est un réplicant ou non ?
Et la réponse est : et ben, on s'en fout !
Que Deckard soit ou non un réplicant ne change finalement rien au propos du film.
Qu'il soit un humain ou un réplicant imitant parfaitement un humain,
c'est dans tous les cas un personnage frustre,
dont la première réaction fasse à un animal superbe est :
dont la relation avec Rachael semble dénuée de passion
(surtout comparée à celle de Pris et Batty)
et qui se retrouve donc sans voix face à Roy Batty,
incapable de rivaliser avec la puissance poétique de son monologue final.
En brisant le mythe de la prétendue supériorité
de l'humanité sur sa création,
Blade Runner a donc enfreintun véritable tabou de la civilisation occidentale.
Et même si ce n'est certainement pas la seule,
on peut peut-être y voir une des raisons du bide colossal du film
lors de sa sortie en salle…
surtout lorsqu'on considère que cette question
de l'âme d'un être artificiel restait un tabou presque vingt ans après la sortie du film :
Je pense que A.I, le film de Spielberg,
ce n'est pas inhérent à la qualité du film s'il a été mal reçu
c'est inhérent aux questions que pose le film.
On va jusqu'au déni,
Parce que les gens, je l'ai vu autour de moi,
ne comprennent pas que les êtres que rencontre le petit David à la fin
sont des robots, ce ne sont pas des aliens.
C'est très intéressant.
Le moment ou le robot parvient à avancer, à se sublimer
Les gens n'arrivent pas du tout à comprendre ça,
ça relève du divin...
À l'inverse, comme le rappelle Rafik Djoumi et Julien Dupuy
dans l'épisode de BiTS consacré au transhumanisme,
l'animisme japonais autorise qu'un objet
et donc qu'une création humaine soit doté d'une âme.
La culture nippone n'a donc eu aucun scrupule
à s'emparer du film de Ridley Scott
et à en faire une référence presque incontournable
des animes de science-fiction.
C'est peut-être ce qu'il aura fallu
pour que Blade Runner devienne finalement le film culte qu'il est dorénavant :
que les idées qu'il porte nous reviennent
sous les atours d'une culture étrangère à la nôtre,
qu'elles nous apparaissent comme une autre façon de voir le monde
et non comme un sabotage de notre propre culture.
Finalement, c'est ça qu'on appelle un film révolutionnaire.