Deux secrets XIV
« Et maintenant, Laurie, votre secret ! Jouez beau jeu, sans cela je ne vous croirai plus jamais, dit-elle en essayant d'éteindre les brillantes espérances qu'un mot d'encouragement avait fait naître en elle.
– Je ferais peut-être mieux de me taire, répondit Laurie, mais je n'ai pas promis le secret, et je ne suis jamais content quand je ne vous ai pas dit toutes les nouvelles, petites ou grandes, qui arrivent jusqu'à moi. Mon secret, le voici : Je sais où est le gant que Meg a perdu.
– Est-ce tout ? » dit Jo d'un air désappointé.
Laurie secoua la tête affirmativement et la regarda d'un air de mystère.
« C'est bien assez pour le présent, et vous serez de mon avis quand vous saurez où il est.
– Dites-le alors. »
Laurie se pencha et murmura à l'oreille de Jo quelques mots qui produisirent un changement subit dans sa physionomie.
Elle s'arrêta et le regarda pendant une minute d'un air à la fois très surpris et très mécontent, puis continua à marcher en disant d'un ton bref.
« Comment le savez-vous ?
– Je l'ai vu.
– Où ?
– Dans sa poche, sans qu'il pût s'en douter.
– Comment, depuis ce temps-là ?
– Oui ; n'est-ce pas romanesque ?
– Non, c'est horrible.
– Cela ne vous plaît pas ?
– Cela me blesse infiniment, au contraire ! C'est offensant pour Meg. De pareilles choses ne devraient pas être tolérées. Que dirait Meg si elle l'apprenait ?
– Vous m'avez promis de ne le dire à personne. Rappelez-vous cela, Jo.
– Je n'ai pas promis cela, Laurie.
– C'était sous-entendu, et je me fiais à vous.
– Eh bien ! Je ne le dirai pas ; je voudrais même que vous ne me l'eussiez pas dit.
– Je pensais, au contraire, que vous seriez contente.
– À l'idée de voir quelqu'un penser à nous séparer de Meg ! Non, certes !
– Préféreriez-vous que cela fût déjà votre tour ?
– Je voudrais bien que quelqu'un essayât ! dit fièrement Jo.
– Et moi aussi ! »
Et Laurie rit de bon coeur à cette idée.
« Je ne pense pas que les secrets me conviennent ; j'ai l'esprit tout bouleversé depuis que vous m'avez dit celui de ce monsieur, qui n'est bien sûr pas le secret de Meg. Vous auriez cent fois mieux fait de le garder pour vous, dit l'ingrate Jo.
– Ce monsieur, ce monsieur, dit Laurie, est, vous le savez bien, le plus honnête homme du monde.
– Il ne manquerait plus qu'il ne le fût pas !... » répondit Jo indignée.
Laurie, étonné de l'effet qu'avait produit sa confidence, regrettait de l'avoir faite et, cherchait un moyen de changer le cours des idées de Jo. Heureusement, il connaissait bien sa jeune amie.
« Descendons cette colline en courant ; le mouvement vous remettra, suggéra Laurie, et je parie que j'arriverai au bas avant vous.
– Vous pourriez perdre votre pari, répliqua Jo ; quand je m'y mets, je cours comme un cerf. »
Il n'y avait personne sur la route ; le chemin descendait devant elle d'une manière engageante. Jo, trouvant la tentation irrésistible et sentant aussi le besoin de secouer une pensée douloureuse, se mit à courir de toutes ses forces, laissant bientôt voler derrière elle son chapeau emporté par le vent et dispersant ses épingles à cheveux sur la route. Jo courait bien ; mais Laurie courait avec plus de méthode. Il arriva le premier au but et fut complètement satisfait du succès de son traitement, car son Atalante arriva tout essoufflée, les cheveux éparpillés sur les épaules, les yeux brillants, les joues écarlates, et tout signe de déplaisir avait disparu de son visage.
« Je voudrais être une gazelle, ou même un cheval, pour courir pendant des heures dans cet air pur sans perdre la respiration. Notre course a été bien agréable, mais voyez dans quel état je suis ! Allez me ramasser mes affaires, comme un chérubin que vous êtes », dit Jo en se laissant tomber au pied d'un érable qui parsemait la route de ses feuilles rougies.
Laurie partit lentement pour rassembler les épaves de Jo, et Jo se mit à réarranger ses cheveux défaits ; elle espérait bien que personne ne passerait jusqu'à ce qu'elle eût remis tout en ordre. Mais quelqu'un passa, et justement c'était Meg, qui paraissait particulièrement, ce jour-là, distinguée dans son costume de grande cérémonie, car elle venait de faire des visites.
« Que faites-vous ici ? dit-elle en regardant sa soeur avec la surprise d'une personne bien élevée.
– Je cherche des feuilles, répondit doucement Jo en triant la poignée rosée qu'elle venait de ramasser à l'instant.
– Et des épingles à cheveux, ajouta Laurie en en jetant une demi-douzaine sur les genoux de Jo. Elles croissent sur la route, Meg, ainsi que les chapeaux de paille bruns.
– Vous avez encore couru, Jo ! C'est désolant ! Vous êtes incorrigible. Quand perdrez- vous vos habitudes de garçon ? dit Meg d'un air de reproche, en arrangeant le chapeau de sa soeur et en lissant ses cheveux avec lesquels le vent avait pris des libertés.
– Jamais, jusqu'à ce que je devienne raide et vieille et que je doive me servir d'une béquille ! N'essayez pas de me faire grandir avant l'âge, Meg ; c'est déjà assez triste de vous voir changer tout à coup ; laissez-moi être une petite fille aussi longtemps que je pourrai. »
Jo se pencha en parlant, afin que sa soeur ne vît pas que ses lèvres tremblaient, car, depuis quelque temps, elle sentait que Meg devenait rapidement une femme, et ce que lui avait appris Laurie lui avait fait entrevoir, pour la première fois, qu'un jour ou l'autre un événement, sur lequel sa pensée ne s'était jamais arrêtée jusque- là, pourrait bien les séparer.
Laurie vit son trouble et empêcha Meg de le remarquer, en lui demandant vivement où elle était allée, « si belle que ça ? »
« Chez les Gardiner, et Sallie m'a raconté toutes sortes de choses sur la noce de Belle Moffat. Il paraît que c'était splendide. Ils sont partis et passeront tout l'hiver à Paris. Comme cela doit être agréable !
– Lui portez-vous envie, Meg ? demanda Laurie.
– J'en ai peur.
– J'en suis bien aise, murmura Jo en mettant son chapeau.
– Pourquoi ? demanda-t-elle toute surprise.
– Parce que, si vous aimez la richesse, ce qui est peut-être un tort, vous n'irez du moins jamais prendre pour mari un homme pauvre, dit Jo en fronçant les sourcils à Laurie, qui lui faisait signe sur signe de faire attention à ce qu'elle allait dire.
– À quoi pensez-vous là, Jo ! Il est probable que je ne me marierai jamais », répondit Meg en se mettant à marcher avec dignité.
Les deux autres la suivaient en chuchotant et en commentant cette réponse de Meg avec beaucoup d'animation.
Jo se conduisit, pendant huit ou dix jours, d'une manière si bizarre que ses soeurs en étaient étonnées. Elle se précipitait à la rencontre du facteur aussitôt qu'il arrivait, était impolie pour M. Brooke (dont elle avait fait grand cas jusque- là) toutes les fois qu'elle le voyait, regardait Meg d'un air désolé et venait subitement l'embrasser de la manière la plus mystérieuse. Elle et Laurie étaient toujours à se faire des signes et à parler de « l'aigle » d'un air si bizarre, que les jeunes filles déclarèrent qu'ils étaient fous tous les deux. Le samedi suivant, Jo sortit pour la seconde fois par la fenêtre et reprit le chemin qu'elle avait suivi huit jours plus tôt. Quand elle revint, Meg, qui cousait à sa fenêtre, fut scandalisée de la voir poursuivie dans le jardin par Laurie, et enfin rattrapée par lui dans le berceau d'Amy. Ce qui arriva là, Meg ne pouvait pas le voir, mais on entendait des éclats de rire, puis un murmure de voix et un grand froissement de cahiers et de papiers.
« Qu'est-ce que nous ferons de cette petite fille ? Elle ne se conduira jamais en jeune personne comme il faut, s'écria Meg d'un air de désapprobation. Quel malheur qu'elle ne soit pas née garçon !
– Pourquoi, Meg ? Elle est si drôle et si charmante comme elle est, dit Beth, qui n'avait jamais montré à personne qu'elle était quelque peu blessée de ce que Jo avait des secrets avec d'autres qu'avec elle.
– Nous ne pourrons jamais la rendre distinguée », ajouta Amy qui était en train de se faire une collerette et qui, coiffée ce jour-là d'une manière nouvelle, paraissait très satisfaite de sa petite personne.
Quelques minutes après, Jo se précipita dans la chambre et, s'étendant tout de son long sur le sofa, affecta d'être très occupée à lire.
« Y a-t-il quelque chose d'intéressant dans ce que vous lisez ? lui demanda Meg avec condescendance.
– Rien qu'une histoire qui n'a pas l'air bien fameuse, répondit Jo en empêchant soigneusement ses soeurs de voir le nom du journal.
– Vous feriez mieux de la lire tout haut ; cela nous distrairait et nous empêcherait de faire des sottises, dit Amy d'un air digne.
– Quel en est le titre ? dit Beth en se demandant pourquoi Jo cachait sa figure derrière le papier.
– Les Peintres rivaux.
– Si cela vous paraît joli, lisez-le », dit Meg.
Jo, faisant un « hum » prolongé, respira longuement et commença à lire très vite. Ses soeurs écoutèrent avec intérêt l'histoire, qui était romanesque et quelque peu pathétique, puisque la plupart des personnages finissaient par mourir.
« J'aime ce qu'on dit de cette splendide peinture, fut la remarque approbative d'Amy lorsque Jo eut fini.
– Je préfère l'entretien entre Viola et Angelo. Ce sont deux de nos noms favoris quand nous jouons pour nous la comédie ; n'est-ce pas bizarre ? dit Meg en s'essuyant les yeux, car cette scène l'avait émue.
– Par qui est-ce écrit ? Quel est l'auteur ? demanda Beth qui avait aperçu la figure de Jo et commençait à avoir des soupçons. Cela n'est toujours pas l'oeuvre d'une bête, Meg elle-même a pleuré !... »
La lectrice se leva subitement du canapé où elle était couchée et, jetant au loin son journal, montra à ses soeurs une figure toute rouge et répondit d'un air en même temps solennel et excité :
« Par votre soeur Jo, ni plus ni moins !
– Par vous ! s'écria Meg en laissant tomber son ouvrage.
– C'est très beau, dit Amy.
– Je l'avais deviné ! s'écria Beth. Je l'avais deviné ! Oh, ma Jo, je suis si fière de vous ! »
Et Beth courut embrasser sa soeur et se réjouir de son succès. La vérité est qu'elles étaient toutes très contentes ! Cependant Meg ne put le croire tout à fait que lorsqu'elle vit imprimé sur le journal : « Miss Joséphine Marsch. » Amy critiqua quelques menus détails artistiques de l'histoire et suggéra plusieurs idées pour une suite qui, malheureusement, ne pouvait exister, puisque les héros de l'histoire étaient morts. Beth sauta et dansa de joie. Hannah elle-même vint enfin s'écrier très étonnée :
« Eh bien, si jamais j'avais cru que cette Jo en ferait autant ! » Hannah avait écouté la lecture.
Mme Marsch ne se montra pas mécontente. L'histoire était gentille et convenable ; elle faisait honneur aux sentiments moraux de l'auteur, et Jo déclara, avec des larmes dans les yeux, qu'elle ferait mieux d'être un paon et que ce fût fini lorsque le journal eut passé de mains en mains, on pouvait dire que « l'aigle » agitait triomphalement ses ailes sur la maison Marsch.
– Racontez-nous tout.
– Quand le journal est-il arrivé ?
– Combien vous a-t-on payé ?
– Que va dire papa ?
– Comme Laurie va rire ! » s'écrièrent-elles toutes à la fois.
Ces natures affectueuses se faisaient un jubilé de chaque petite joie de famille.
« Cessez de bavarder et je vous dirai tout, dit Jo en se demandant si miss Burney avait eu plus de gloire avec son Éveline qu'elle avec ses Peintres rivaux. Et, ayant raconté comment elle avait donné ses histoires au journal, elle ajouta : « Lorsque je suis allée pour chercher une réponse, le directeur a dit que toutes deux lui plaisaient, mais qu'il ne payait pas les commençants, qu'il les aidait ainsi à se faire un nom, et que, ce nom fait, rien ne leur serait alors plus facile que de tirer parti de leur talent dans des journaux plus riches que le sien. Je lui ai, malgré cela, laissé les deux histoires ; je préfère l'honneur à l'argent. La première a paru aujourd'hui. Laurie a déjà lu mes Peintres rivaux, il m'a dit que cela n'était pas mal du tout ; il m'a engagée à en écrire d'autres et promis qu'il allait faire en sorte qu'on me payât la seconde. Oh ! Je serais si heureuse de pouvoir plus tard gagner ma vie et surtout celle des autres ! »
Et Jo, enveloppant sa tête dans son journal, arrosa sa petite histoire de quelques larmes de plaisir, car être indépendante, devenir utile à ceux qu'elle aimait et être louée par eux, c'était là son plus cher désir, et ceci semblait être le premier pas vers ce but heureux.