La société des abeilles et les châteaux en Espagne XIII
– Après avoir couru en tous sens à travers le monde, comme je le désire, et découvert quelque beau pays, jusqu'à moi inconnu, je m'établirais en Suisse, au pied d'une montagne, sur les bords d'un beau lac, et je ferais autant de musique que je voudrais. Là, je vivrais pour qui m'aimerait. Voilà mon château en Espagne favori. Quel est le vôtre, Meg ? »
Marguerite semblait trouver un peu difficile de dire le sien ; elle remua une grande feuille d'arbre devant sa figure en guise d'éventail, comme pour chasser des cousins imaginaires, pendant qu'elle disait lentement :
« J'aimerais avoir une charmante maison pleine de toutes sortes de choses de bon goût, une société honorable, instruite et agréable, avec assez d'aisance pour rendre tout le monde heureux autour de moi. »
C'était le tour de Jo.
« J'aurais, dit-elle, des étables pleines de magnifiques animaux, deux chevaux vigoureux, des chambres remplies de livres, et j'écrirais avec un encrier magique, de manière à ce que mes oeuvres devinssent fameuses, c'est-à-dire de celles qui font du bien au monde à perpétuité. Je ne serais pas fâchée non plus de faire quelque chose d'héroïque, dont notre père et maman seraient fiers, et qui ne fût pas oublié après ma mort. Je ne sais pas encore quoi, mais je cherche et j'espère vous étonner toutes ; cela me conviendrait. Voilà mon rêve favori.
– Le mien est de rester à la maison avec papa et maman et d'aider à prendre soin de la famille, dit Beth d'un air satisfait
– Ne désirez-vous rien d'autre ? demanda Laurie,
– Depuis que j'ai mon piano, je suis parfaitement heureuse ; je désire seulement que nous restions tous ensemble et bien portants.
– J'ai des quantités innombrables de souhaits, mais celui que je préfère est d'aller à Rome, de faire de belles peintures et d'être la plus grande artiste de l'Amérique. »
Ce fut le modeste désir d'Amy.
« Eh mais ! Excepté Beth, nous sommes tous passablement ambitieux, dit Laurie qui mordillait un brin d'herbe d'un air très méditatif. Je voudrais savoir si jamais l'un de nous obtiendra ce qu'il désire ?
– Nous avons tous la clef de nos futurs châteaux en Espagne, dit Jo ; reste à savoir si nous saurons ouvrir la porte ou non.
– Si nous vivons encore tous dans dix ans d'ici, il faudra nous réunir pour voir combien d'entre nous auront vu leurs souhaits accomplis.
– Mon Dieu ! Que je serai vieille ! Vingt-sept ans ! s'écria Meg, qui, venant d'avoir ses seize ans, comptait comme si elle en avait dix-sept et se croyait déjà très âgée.
– Vous aurez vingt-cinq ans, Laurie, et moi vingt-quatre ; Beth vingt-trois et Amy vingt et un. Quelle vénérable société ! dit Jo.
– J'espère que, dans ce temps-là, j'aurai fait quelque chose, moi aussi, dit Laurie ; mais je suis si paresseux que j'ai peur de n'arriver à rien, Jo.
– Mère dit qu'il vous manque un but, et que, lorsque vous l'aurez trouvé, elle est sûre que vous travaillerez parfaitement.
– Est-ce vrai ? Je travaillerai donc à le trouver, s'écria Laurie en se levant avec une énergie subite. Ce qui m'inquiète, c'est que je n'ai pas du tout la vocation des affaires, de ce que grand- papa appelle l'industrie. Je voudrais qu'il pût suffire à grand-père que j'aille à l'Université ; je donnerais ainsi à sa volonté quatre années de ma vie, et il devrait me laisser après faire mon choix. Mais non, il faut que je fasse ce qu'il veut ; sa volonté est inflexible. Si je n'avais pas peur de le chagriner, de le laisser seul, savez-vous que, dès demain, je m'embarquerais ? »
Laurie parlait avec excitation, et on aurait pu le croire prêt à exécuter sa menace, car il grandissait très vite et avait un désir impatient d'expérimenter le monde par lui-même.
« Vous n'avez pas tort, s'écria Jo ; embarquez- vous dans un des vaisseaux de votre grand-père, et ne revenez que quand vous aurez prouvé que vous êtes par vous-même capable de vous tirer d'affaire. »
L'imagination de Jo était toujours enflammée par la pensée de tout exploit audacieux.
« Ce n'est pas bien, Jo ; vous ne devez pas parler de cette manière, et Laurie ne doit pas suivre vos conseils. Vous ferez seulement ce que dira votre grand-père, mon cher garçon, dit Meg de son ton le plus maternel. Travaillez le mieux possible au collège, et, quand il verra que vous essayez de lui plaire, je suis sûre que vous vous entendrez très bien pour le surplus avec lui. Il n'a que vous pour rester avec lui et l'aimer. Vous ne vous pardonneriez jamais de l'avoir quitté, s'il lui arrivait de mourir loin de vous. Ne soyez pas impatient, faites votre devoir et vous serez récompensé, comme l'est le bon monsieur Brooke, en étant respecté et aimé de tous.
– Que savez-vous de monsieur Brooke ? demanda Laurie, reconnaissant, au fond, des bons avis de Meg, mais plus désireux encore de détourner la conversation de lui-même après son éruption extraordinaire.
– Je ne sais de M. Brooke que ce que votre grand-père en a dit à maman : il a pris soin de sa mère avec un dévouement infini jusqu'à sa mort, et, pour ne pas la quitter, a refusé d'aller à l'étranger chez des personnes qui lui offraient des chances très sérieuses de grande fortune.
– M. Brooke est modeste, répondit Laurie. Il ne pouvait pas s'expliquer pourquoi votre mère était si bonne pour lui ; il s'étonnait même qu'elle lui demandât souvent de venir chez vous avec moi, et qu'elle le traitât toujours d'une manière particulièrement amicale. C'est à grand-père, je le vois bien, qu'il le devait. Grand-père n'est indiscret que pour le bien des autres ; aussi il faut voir comme M. Brooke vénère grand-père, et comme il aime votre mère ! Il en parle pendant des jours et des jours. Du reste, il parle de chacune de vous avec une amitié presque aussi grande que de votre chère maman. Eh bien, oui, Brooke est un être rare et excellent. Si jamais je possède mon château en Espagne, vous verrez ce que je ferai pour Brooke, car, si jamais je deviens quelque chose, c'est à lui que je le devrai.
– Commencez par faire quelque chose dès maintenant, dit Meg en lui épargnant vos caprices.
– Qui vous a dit, s'écria Laurie, qu'il eût jamais eu à s'en plaindre ?
– Ce n'est pas sa langue, bien sûr, dit Meg ; M. Brooke n'est pas de ceux qui se plaignent jamais, mais sa figure parle, malgré lui, pour lui : si vous avez été sage, il a l'air satisfait et marche vite ; si vous l'avez tourmenté, il a l'air triste et affligé.
– Eh bien ! j'aime beaucoup cela. Ainsi vous tenez compte de mes bonnes et de mes mauvaises notes sur la seule inspection de la figure de M. Brooke. Je le vois saluer et sourire lorsqu'il passe devant votre fenêtre ; mais je ne savais pas que vous aviez en lui un télégraphe.
– Ne vous fâchez pas, Laurie, et, je vous en prie, ne lui racontez jamais que je viens de me permettre de vous parler de lui. J'ai voulu vous montrer que je m'inquiète de ce que vous faites. Ce qui est dit entre nous est dit en confidence, vous savez, s'écria Meg, tout alarmée à la pensée de ce qui pourrait parvenir de son discours imprudent jusqu'à M. Brooke, si Laurie lui racontait cet entretien.
– Ne craignez rien, miss, fit Laurie avec son plus grand air. Mais je ne suis pas fâché de savoir que M. Brooke était votre baromètre, en ce qui me concerne. Je veillerai à ce qu'il n'ait à me montrer à vous qu'au beau fixe.
– Je vous en prie, ne soyez pas offensé, mon cher Laurie. Je n'ai pas eu la prétention de vous faire un sermon ; mais j'ai été emportée par la peur de l'influence que pouvaient avoir sur vous les avis que Jo, étourdiment, vous avait donnés. Vous seriez le premier à regretter de les avoir suivis. Vous êtes si bon pour nous que nous vous considérons comme notre frère et vous disons tout ce que nous pensons. Pardonnez-moi. Mon intention a été bonne, vous n'en sauriez douter, Laurie ? »
Et Meg lui offrit sa main avec un geste timide mais affectueux. Laurie, honteux de s'être montré un peu susceptible, serra la bonne petite main et dit franchement :
« C'est moi seul qui dois vous demander pardon ; je ne suis pas content de moi aujourd'hui, et tout est allé de travers. J'aime que vous me disiez mes défauts et que vous soyez comme mes soeurs. Ainsi, ne faites pas attention à mes mouvements d'humeur. Je vous remercie, Meg, vous m'avez dit de très bonnes choses, et je tâcherai d'en profiter.
– Bravo, Meg ! Et bravo, Laurie ! s'écria Jo. Dans tout cela, moi seule ai eu tort. »
Laurie, voulant montrer qu'il n'était pas blessé, fut aussi aimable que possible, dévida du fil pour Meg, récita des vers pour faire plaisir à Jo, secoua les pins pour faire tomber des pommes de pin à Beth, et aida Amy avec ses fougères. Il se montra, en un mot, digne d'appartenir à la Société des Abeilles. Au milieu d'une discussion animée sur les habitudes domestiques des tortues, le son d'une cloche avertit les quatre soeurs que Hannah venait de verser l'eau sur le thé, et que les jeunes filles auraient juste le temps de rentrer à la maison pour souper. Il n'y avait pas de temps à perdre si l'on ne voulait pas voir la vieille bonne mécontente. La séance fut donc levée.
« Pourrai-je revenir ? demanda Laurie.
– Si vous êtes sage et si vous aimez vos maîtres, comme on dit à l'école, répondit Meg en souriant, vous serez toujours le bienvenu,
– Je tâcherai.
– Je vous apprendrai à tricoter comme font les Écossais. Il y a justement une demande de bas qui nous est faite par papa pour l'armée », cria Jo à Laurie en agitant son gros tricot de laine bleue, comme un drapeau, quand ils se séparèrent à la porte.
Ce soir-là, lorsque Beth fit de la musique au vieux M. Laurentz, à la tombée de la nuit, Laurie, caché dans l'ombre d'un rideau, écoutait le petit David, dont la musique simple le calmait toujours. Son regard se fixa avec attendrissement sur son grand-père qui, la tête dans les mains, pensait évidemment à l'enfant morte qu'il avait tant aimée, et le jeune homme, se rappelant alors la conversation de l'après-midi, se dit avec la résolution de faire joyeusement un sacrifice :
« Je laisserai mon château en Espagne de côté, et je resterai avec mon cher grand-père tant qu'il aura besoin de moi ; car, Meg a raison. Il faut que grand-père puisse à jamais compter sur moi, il n'a que moi au monde. »