Le petit âne gris qui voulait devenir blanc
Dans un pré, un petit âne sautillait autour de sa mère, une belle ânesse pleine de sagesse :
« Maman, Maman, je voudrais tant devenir blanc !
- Ne dis pas de bêtises, tu es si joli tout gris.
- Mais moi, Maman, ce que j'aimerais, c'est être un petit âne blanc ! - Cela n'existe pas les ânes blancs, nous autres les ânes sommes gris et c'est très bien ainsi ! - Ce n'est pas juste, je ne veux pas être gris, je veux être blanc ! - Tu m'agaces à la fin, tu ne sais pas ce que tu dis ! Deviens-tu fou ? Laisse-moi tranquille «
Le petit âne, penaud et vexé, s'éloigna de sa maman qui se remit à brouter l'herbe fraîche. C'était le printemps. Un magnifique printemps. Une sorte de printemps de livre d'images, vous voyez ce que je veux dire, avec quantité de fleurs multicolores qui exhalaient des parfums merveilleux. Le soleil très haut dans le ciel semblait rire. Des paysans passaient sur la route, juchés sur de grands tracteurs. Ils se croisaient, se disaient bonjour en souriant, s'embrassaient sur la joue. Les oiseaux faisaient des nids. Les renards somnolaient dans les taillis. Les couleuvres s'enlaçaient et les lièvres papotaient. Bref, c'était la vie, la vraie ! Mais notre petit âne était bien malheureux. Il voulait à tout prix devenir blanc. Il quitta le pré en bougonnant et se mit à trottiner sur la route. C'est alors qu'il aperçut au loin le moulin qui brassait l'air et le vent de ses ailes de papier. Et devant le moulin se tenait, à demi endormi après une dure nuit, le meunier. Et à côté du meunier bedonnant et ronflant, trois grands sacs de farine. Le petit âne eut une idée. Il s'approcha lentement, très lentement, sans faire claquer ses sabots sur le sol, et du moulin, et du meunier. Puis, lorsqu'il fut tout près, d'un coup de tête, il renversa l'un des sacs. Celui-ci bascula, s'ouvrit et toute la farine se répandit sur le sol. Le petit âne gris se roula dedans, plusieurs fois et lorsqu'il se releva, il était devenu tout blanc. Il poussa un braiment de joie, ce qui réveilla la meunier, lequel aperçut les dégâts, se leva et coursa le petit âne qui riait comme un fou : « Vandale, pillard, voleur, chenapan, âne de malheur ! » cria le meunier. Mais, on le sait, un meunier court moins vite qu'un âne, fût-il petit, et surtout, il s'essouffle beaucoup plus rapidement. Le petit âne disparut à l'horizon. Il n'eut guère le temps de se réjouir de la nouvelle couleur de son pelage qu'une pluie violente et très drue s'abattit d'un gros nuage sombre qui depuis quelques minutes le surmontait comme un immense chapeau. Son pelage en un instant redevint comme avant, d'un gris doux et superbe. Ce n'est pas juste, se dit le petit âne, je n'ai pas été blanc très longtemps ! J'étais pourtant si beau ! La farine n'est pas ce qu'il me faut ! Un peu plus loin, à l'entrée du village, un vrai village, avec de belles maisons, de jolis jardins, des voisins adorables, une boulangère mignonne, un boucher à moustaches, une postière à vélo, des rues très propres, des voitures sans fumée, un vrai village quoi, comme on n'en trouve plus que dans le livres, donc à l'entrée de ce vrai village, un peintre en bâtiment monté sur une échelle couvrait de peinture blanche une large façade. Il avait accroché son seau de peinture à un barreau de l'échelle, et il trempait dedans son pinceau tout en sifflotant une vieille chanson, je crois qu'il s'agissait des Roses blanches. Ah, vous ne la connaissez pas ? C'est bien dommage, elle est un peu triste mais elle est vraiment belle, vous devriez l'écouter, je vous assure. Lorsque notre petit âne vit le peintre, il se dit qu'il avait sans doute trouvé ce qu'il lui fallait. Il fonça vers l'échelle et donna un grand coup de sabot dedans. Le pauvre peintre n'eut que le temps de s'accrocher à un volet, l'échelle tomba, le pot de peinture se fracassa sur le sol, éclaboussa le petit âne qui devint en un clin d'oeil d'une blancheur de neige. Le pauvre peintre à demi suspendu dans les airs vociférait encore contre notre âne, « Vandale, pillard, voleur, chenapan, âne de malheur ! » que celui-ci était déjà loin.
Parfois les rêves se réalisent, surtout dans les histoires et surtout dans la vie. Le petit âne gris était donc devenu un petit âne blanc, et la vie, la vraie, lui parassait soudain beaucoup plus belle, le soleil plus jaune, les près plus verts, le ciel plus bleu. Il eut soudain très envie de montrer à ses deux meilleurs amis, le petit veau et la petite chèvre, sa nouvelle apparence.
Il trouva le premier occupé à compter les marguerites sur les berges de la rivière. Celui-ci, très absorbé par sa tâche, ne l'entendit pas venir. « Petit veau, petit veau, cria le petit âne. Regarde-moi, regarde-moi ! Le petit veau mollement tourna la tête, aperçut son ami, ouvrit grande sa gueule, écarquilla les yeux, laissa prendre sa langue, puis partit d'un grand rire, un rire immense qui ne s'arrêtait pas, et qui gonflait, gonflait. « Ah ah ah, oh oh oh, je ne t'avais pas reconnu ! Mon Dieu ce que tu es laid, mais ce que tu es laid ainsi, ce n'est pas carnaval pourtant, quel déguisement ! ah ah ah oh oh oh ! Le petit veau se tapait les pattes contre le ventre et se tordait de rire. Le petit âne partit en courant, très en colère.
C'est un jaloux, pensa-t-il, un affreux jaloux qui ne supporte pas que je sois devenu plus beau que lui, qui n'est même pas gris, qui n'est même pas blanc, qui n'est que noir et blanc ! Ce n'est pas un vrai ami. La petite chèvre, elle au moins, me comprendra et m'admirera ! Il la trouva un peu plus loin, tout occupée à rêvasser en laissant ses yeux pâles errer sur les trèfles d'un talus. « Petite chèvre, petite chèvre ! cria le petit âne. Regarde-moi, regarde-moi ! La petite chèvre mollement tourna la tête, aperçut son ami, ouvrit grande sa gueule, laissa prendre sa langue, écarquilla les yeux puis partit d'un grand rire, un rire qui ne s'arrêtait pas, et qui gonflait, gonflait. « Ah ah ah, oh oh oh, je ne t'avais pas reconnu ! Mon Dieu ce que tu es ridicule, mais ce que tu es grotesque ainsi, ce n'est pas carnaval pourtant, quel déguisement ! ah ah ah oh oh oh ! La petite chèvre riait aux éclats et gigotant et en faisant des bonds gracieux. Le petit âne sentit une boule se former dans sa gorge, son coeur se fit soudain plus lourd. Il tenta de surmonter sa colère et sa peine. Il partit très vite.
« C'est une jalouse, pensa-t-il, une affreuse jalouse qui ne supporte pas que je sois devenu plus beau qu'elle, qui n'est même pas grise, qui n'est même pas blanche, qui n'est que brune et beige ! Ce n'est pas une vraie amie. Je m'en vais retrouver ma maman. Au moins, elle me connaît et me comprend ! Elle seule pourra se rendre compte et me dire combien je suis devenu beau ! Le petit âne revint donc vers sa mère qui n'avait pas quitté son pré. La belle ânesse avec élégance mâchait du foin dans le plus grand silence.
« Maman ! Maman ! Je suis là ! Je suis revenu ! L'ânesse jeta un regard froid vers son enfant. « Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas ; comment osez-vous entrer dans mon pré sans frapper à la barrière ?
- Mais Maman, dit en souriant le petit âne gris devenu blanc, c'est moi ! - Moi ? Je ne connais personne du nom de Moi. Vous faites erreur. Je n'ai jamais vu votre visage. Laissez-moi tranquille !
- Je suis ton fils, ton petit âne, ton petit âne chéri !
- Vous plaisantez ! Regardez-vous ! Vous ne ressemblez à rien, rien du tout, et vous prétendez être mon fils ! Vous ne manquez pas d'air ! - Maman, Maman, pleurnicha le petit âne, je suis ton petit âne d'amour, ton tout petit... - Vous devriez avoir honte de vous ! Vous faire passer pour mon fils, mon petit âne si joli, si gris, si doux, alors que vous ressemblez à je ne sais trop quoi, à je ne sais trop qui ! Disparaissez ou j'appelle la police ! La mort dans l'âme et les yeux pleins de larmes, le petit âne s'en alla. Le soleil avait disparu. Le ciel était très sombre. Les oiseaux ne chantaient plus . Les paysans passaient en grommelant. Les fleurs étaient fanées. Le printemps était tout triste, et la journée mâchonnée comme un papier fripé.
« Mes amis se moquent de moi, ma maman ne me reconnaît plus, se lamentait le petit âne dont le chagrin soudain était immense. Que je suis stupide d'avoir voulu devenir blanc ! Que je suis bête, que je suis bête », se répétait le pauvre animal.
Tant de pleurs dans son regard l'amenèrent vers la rivière qui roulait son eau claire sur des cailloux tout ronds. Il y trempa une jambe, puis une autre, puis une autre encore, puis la dernière enfin. Il s'enfonça dans le courant en songeant à sa mère. Il y resta longtemps, en soupirant, en larmoyant, en méditant, en regrettant tant et tant qu'au bout d'un long moment, l'eau aidant, son pelage reprit sa couleur d'antan. Le petit âne à se revoir tout gris fut pris d'un grand espoir. Il sauta hors de l'eau, s'ébroua rapidement, gambada vers le pré où paissait sa maman. « Maman, Maman, hurla-t-il en riant. Maman ! La belle ânesse se tourna, aperçut son ânon, lui sourit largement.
« Ah te voilà, te voilà mon enfant, il était vraiment temps. Mais comme tu es joli ! Comme ton si beau pelage est intense et brillant !
- Oh tu avais bien raison, lui dit le petit âne en se blottissant contre son flanc, que c'est bon d'être gris quand on est un ânon, je n'ai pas écouté ce que tu me disais, j'ai eu tort, je m'en veux ! Pardonne-moi ma maman !
- Je t'aime mon tout petit. Tu grandiras bien vite, tu iras dans le monde, tu verras de pays, tu apprendras la vie... La vie, la vie la vie n'est pas comme les livres, elle peut être bien belle, même si parfois elle n'est pas toute rose, mais changer de couleur ne la rend pas meilleure. Aime-toi comme tu es, aime les autres comme ils sont.
En vérité, mon si joli garçon, ce pourrait être cela la leçon.