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Marcel Proust. Sur la Lecture ; Un Baiser & La madeleine de Proust., 04. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 4/9.

04. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 4/9.

... Avant d'essayer de montrer, au seuil des « Trésors des Rois », pourquoi à mon avis la Lecture ne doit pas jouer dans la vie le rôle prépondérant que lui assigne Ruskin dans ce petit ouvrage, je devais mettre hors de cause les charmantes lectures de l'enfance dont le souvenir doit rester pour chacun de nous une bénédiction.

Sans doute je n'ai que trop prouvé par la longueur et le caractère du développement qui précède ce que j'avais d'abord avancé d'elles : que ce qu'elles laissent surtout en nous, c'est l'image des lieux et des jours où nous les avons faites. Je n'ai pas échappé à leur sortilège. Voulant parler d'elles, j'ai parlé de toute autre chose que des livres parce que ce n'est pas d'eux qu'elles m'ont parlé. Mais peut-être les souvenirs qu'elles m'ont l'un après l'autre rendus en auront-ils eux-mêmes éveillés chez le lecteur et l'auront-ils peu à peu amené, tout en s'attardant dans ces chemins fleuris et détournés, à recréer dans son esprit l'acte psychologique original appelé lecture, avec assez de force pour pouvoir suivre maintenant comme au dedans de lui-même les quelques réflexions qu'il me reste à présenter. Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans nous occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs ».

Ruskin n'a peut-être pas connu cette pensée d'ailleurs un peu sèche du philosophe français, mais, en réalité, il n'a fait, dans toute sa conférence, que l'envelopper dans un or apollinien où fondent des brumes anglaises, et qui ressemble à celui dont la gloire illumine les paysages de son peintre préféré. « À supposer, dit-il, que nous ayons et la volonté et l'intelligence de bien choisir nos amis, combien peu d'entre nous en ont le pouvoir, combien est limitée la sphère de nos choix. Nous ne pouvons connaître qui nous voudrions… Nous pouvons par une bonne fortune entrevoir un grand poète et entendre le son de sa voix, ou poser une question à un (grand) homme de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix minutes d'entretien dans le cabinet d'un ministre, avoir une fois dans notre vie le privilège d'arrêter le regard d'une reine. Et pourtant ces hasards fugitifs nous les convoitons, nous dépensons nos années, nos passions et nos facultés à la poursuite d'un peu moins que cela, tandis que, durant ce temps, il y a une société qui nous est continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps que nous le souhaiterions, quel que soit notre rang. Et cette société, parce qu'elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire attendre près de nous toute une journée - rois et hommes d'État attendant patiemment non pour accorder une audience, mais pour l'obtenir - nous n'allons jamais la chercher dans ces antichambres simplement meublées que sont les rayons de nos bibliothèques, nous n'écoutons jamais un mot de ce qu'ils auraient à nous dire (3). » « Vous me direz peut-être, ajoute Ruskin, que si vous aimez mieux causer avec des vivants, c'est que vous voyez leur visage, etc., » et réfutant cette première objection, puis une seconde, il montre que la lecture est exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l'occasion de connaître autour de nous. J'ai essayé de montrer dans les notes dont j'ai accompagné ce volume que la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes ; que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n'est pas leur plus on moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir communication d'une autre pensée, mais tout en restant seul, c'est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu'on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l'esprit sur lui-même. Si Ruskin avait tiré les conséquences d'autres vérités qu'il a énoncées quelques pages plus loin, il est probable qu'il aurait rencontré une conclusion analogue à la mienne. Mais évidemment il n'a pas cherché à aller au cœur même de l'idée de lecture. Il n'a voulu, pour nous apprendre le prix de la lecture, que nous conter une sorte de beau mythe platonicien, avec cette simplicité des Grecs qui nous ont montré à peu près toutes les idées vraies et ont laissé aux scrupules modernes le soin de les approfondir. Mais si je crois que la lecture, dans son essence originale, dans ce miracle fécond d'une communication au sein de la solitude, est quelque chose de plus, quelque chose d'autre que ce qu'a dit Ruskin, je ne crois pas malgré cela qu'on puisse lui reconnaître dans notre vie spirituelle le rôle prépondérant qu'il semble lui assigner.

04. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 4/9. 04. Marcel Proust. On Reading. Part 4/9. 04. Marcel Proust. Sobre la lectura. Parte 4/9. 04. Marcel Proust. Om att läsa. Del 4/9.

... Avant d’essayer de montrer, au seuil des « Trésors des Rois », pourquoi à mon avis la Lecture ne doit pas jouer dans la vie le rôle prépondérant que lui assigne Ruskin dans ce petit ouvrage, je devais mettre hors de cause les charmantes lectures de l’enfance dont le souvenir doit rester pour chacun de nous une bénédiction. ... Before trying to show, on the threshold of "Treasures of Kings", why in my opinion Reading should not play in life the preponderant role that Ruskin assigns to him in this little work, I had to put out of question the charming readings of childhood, the memory of which must remain a blessing for each of us.

Sans doute je n’ai que trop prouvé par la longueur et le caractère du développement qui précède ce que j’avais d’abord avancé d’elles : que ce qu’elles laissent surtout en nous, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites. Without doubt I have proved only too well by the length and the character of the development which precedes what I had initially put forward of them: that what they leave especially in us, it is the image of the places and the days we made them. Je n’ai pas échappé à leur sortilège. Voulant parler d’elles, j’ai parlé de toute autre chose que des livres parce que ce n’est pas d’eux qu’elles m’ont parlé. Wanting to talk about them, I talked about something other than books because it was not about them that they talked to me. Mais peut-être les souvenirs qu’elles m’ont l’un après l’autre rendus en auront-ils eux-mêmes éveillés chez le lecteur et l’auront-ils peu à peu amené, tout en s’attardant dans ces chemins fleuris et détournés, à recréer dans son esprit l’acte psychologique original appelé lecture, avec assez de force pour pouvoir suivre maintenant comme au dedans de lui-même les quelques réflexions qu’il me reste à présenter. But perhaps the memories that they have returned to me one after another will have themselves awakened in the reader and will have brought him little by little, while lingering in these paths. flowery and diverted, to recreate in his mind the original psychological act called reading, with enough force to be able to follow now as within himself the few reflections that I have yet to present. Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans nous occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs ».

Ruskin n’a peut-être pas connu cette pensée d’ailleurs un peu sèche du philosophe français, mais, en réalité, il n’a fait, dans toute sa conférence, que l’envelopper dans un or apollinien où fondent des brumes anglaises, et qui ressemble à celui dont la gloire illumine les paysages de son peintre préféré. Ruskin may not have known this somewhat dry thought of the French philosopher, but in reality, throughout his lecture, he only wrapped it in an Apollonian gold in which English mists melt. , and who resembles the one whose glory illuminates the landscapes of his favorite painter. « À supposer, dit-il, que nous ayons et la volonté et l’intelligence de bien choisir nos amis, combien peu d’entre nous en ont le pouvoir, combien est limitée la sphère de nos choix. “Assuming,” he said, “that we have both the will and the intelligence to choose our friends well, how few of us have the power to do so, how limited the sphere of our choices is. Nous ne pouvons connaître qui nous voudrions… Nous pouvons par une bonne fortune entrevoir un grand poète et entendre le son de sa voix, ou poser une question à un (grand) homme de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix minutes d’entretien dans le cabinet d’un ministre, avoir une fois dans notre vie le privilège d’arrêter le regard d’une reine. Et pourtant ces hasards fugitifs nous les convoitons, nous dépensons nos années, nos passions et nos facultés à la poursuite d’un peu moins que cela, tandis que, durant ce temps, il y a une société qui nous est continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps que nous le souhaiterions, quel que soit notre rang. Et cette société, parce qu’elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire attendre près de nous toute une journée - rois et hommes d’État attendant patiemment non pour accorder une audience, mais pour l’obtenir - nous n’allons jamais la chercher dans ces antichambres simplement meublées que sont les rayons de nos bibliothèques, nous n’écoutons jamais un mot de ce qu’ils auraient à nous dire (3). » « Vous me direz peut-être, ajoute Ruskin, que si vous aimez mieux causer avec des vivants, c’est que vous voyez leur visage, etc., » et réfutant cette première objection, puis une seconde, il montre que la lecture est exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l’occasion de connaître autour de nous. J’ai essayé de montrer dans les notes dont j’ai accompagné ce volume que la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes ; que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n’est pas leur plus on moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l’esprit sur lui-même. Si Ruskin avait tiré les conséquences d’autres vérités qu’il a énoncées quelques pages plus loin, il est probable qu’il aurait rencontré une conclusion analogue à la mienne. Mais évidemment il n’a pas cherché à aller au cœur même de l’idée de lecture. Il n’a voulu, pour nous apprendre le prix de la lecture, que nous conter une sorte de beau mythe platonicien, avec cette simplicité des Grecs qui nous ont montré à peu près toutes les idées vraies et ont laissé aux scrupules modernes le soin de les approfondir. Mais si je crois que la lecture, dans son essence originale, dans ce miracle fécond d’une communication au sein de la solitude, est quelque chose de plus, quelque chose d’autre que ce qu’a dit Ruskin, je ne crois pas malgré cela qu’on puisse lui reconnaître dans notre vie spirituelle le rôle prépondérant qu’il semble lui assigner.