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Marcel Proust. Sur la Lecture ; Un Baiser & La madeleine de Proust., 07. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 7/9.

07. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 7/9.

Cette conception d'une vérité sourde aux appels de la réflexion et docile au jeu des influences, d'une vérité qui s'obtient par lettres de recommandations, que vous remet en mains propres celui qui la détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître, d'une vérité qui se laisse copier sur un carnet, cette conception de la vérité est pourtant loin d'être la plus dangereuse de toutes. Car, bien souvent pour l'historien, même pour l'érudit, cette vérité qu'ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par conséquent place à une autre vérité qu'elle annonce ou qu'elle vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur esprit. Il n'en est pas de même pour le lettré. Lui, (qui) lit pour lire, pour retenir ce qu'il a lu. Pour lui, le livre n'est pas l'ange qui s'envole aussitôt qu'il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile, qu'il adore pour elle-même, qui, au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu'elle éveille, communique une dignité factice à tout ce qui l'entoure. Le lettré invoque en souriant en l'honneur de tel nom qu'il se trouve dans Villehardouin ou dans Boccace (7), en faveur de tel usage qu'il est décrit dans Virgile. Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres la substance qui pourrait le rendre plus fort ; il s'encombre de leur forme intacte, qui, au lieu d'être pour lui un élément assimilable, un principe de vie, n'est qu'un corps étranger, un principe de mort. Est-il besoin de dire que si je qualifie de malsains ce goût, (enfin) cette sorte de respect fétichiste pour les livres, c'est relativement à ce que seraient les habitudes idéales d'un esprit sans défauts qui n'existe pas, et comme font les physiologistes qui décrivent un fonctionnement d'organes normal tel qu'il ne s'en rencontre guère chez les êtres vivants. Dans la réalité, au contraire, où il n'y a pas plus d'esprits parfaits que de corps entièrement sains, ceux que nous appelons les grands esprits sont atteints comme les autres de cette « maladie littéraire ». Plus que les autres, pourrait-on dire. Il semble que le goût des livres croisse avec l'intelligence, un peu au-dessous d'elle, mais sur la même tige, comme toute passion s'accompagne d'une prédilection pour ce qui entoure son objet, a du rapport avec lui, dans l'absence lui en parle encore. Aussi, les plus grands écrivains, dans les heures où ils ne sont pas en communication directe avec la pensée, se plaisent dans la société des livres. N'est-ce pas surtout pour eux, du reste, qu'ils ont été écrits; ne leur dévoilent-ils pas mille beautés, qui restent cachées au vulgaire ? A vrai dire, le fait que des esprits supérieurs soient ce que l'on appelle livresques ne prouve nullement que cela ne soit pas un défaut de l'être. De ce que les hommes médiocres sont souvent travailleurs et les intelligents souvent paresseux, on ne peut pas conclure que le travail n'est pas pour l'esprit une meilleure discipline que la paresse. Malgré cela, rencontrer chez un grand homme un de nos défauts nous incline toujours à nous demander si ce n'était pas au fond une qualité méconnue, et nous n'apprenons pas sans plaisir qu'Hugo savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur, qu'il était en mesure, si on contestait la légitimité d'un terme (8) qu'il avait employé, d'en établir la filiation, jusqu'à l'origine, par des citations qui prouvaient une véritable érudition. (J'ai montré ailleurs comment cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de l'étouffer, comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un grand.) Maeterlinck, qui est pour nous le contraire du lettré, dont l'esprit est perpétuellement ouvert aux mille émotions anonymes communiquées par la ruche, le parterre ou l'herbage, nous rassure grandement sur les dangers de l'érudition, presque de la bibliophilie, quand il nous décrit en amateur les gravures qui ornent une vieille édition de Jacob Cats ou de l'abbé Sanderus. Ces dangers, d'ailleurs, menaçant beaucoup plus, quand ils existent, la sensibilité que l'intelligence, la capacité de lecture profitable, si l'on peut (ainsi) dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que chez les écrivains d'imagination. Schopenhauer, par exemple, nous offre l'image d'un esprit dont la vitalité porte légèrement la plus énorme lecture, chaque connaissance nouvelle étant immédiatement réduite à la part de réalité, à la portion vivante qu'elle contient.

Schopenhauer n'avance jamais une opinion sans l'appuyer aussitôt sur plusieurs citations, mais on sent que les textes cités ne sont pour lui que des exemples, des allusions inconscientes et anticipées où il aime à retrouver quelques traits de sa propre pensée, mais qui ne l'ont nullement inspirée. Je me rappelle une page du « Monde comme Représentation et comme Volonté » où il y a peut-être vingt citations à la file. Il s'agit du pessimisme (j'abrège naturellement les citations) : « Voltaire, dans Candide, fait la guerre à l'optimisme d'une manière plaisante. Byron l'a faite, à sa façon tragique, dans Caïn. Hérodote rapporte que les Thraces saluaient le nouveau-né par des gémissements et se réjouissaient à chaque mort. C'est ce qui est exprimé dans les beaux vers que nous rapporte Plutarque : « Lugere genitum, tanta qui intravit mala, etc. » C'est à cela qu'il faut attribuer la coutume des Mexicains de souhaiter, etc., et Swift obéissait au même sentiment quand il avait coutume dès sa jeunesse (à en croire sa biographie par Walter Scott) de célébrer le jour de sa naissance comme un jour d'affliction. Chacun connaît ce passage de l'Apologie de Socrate où Platon dit que la mort est un bien admirable. Une maxime d'Héraclite était conçue de même: « Vitae nomen quidem est vita, opus autem mors. » Quant aux beaux vers de Théognis ils sont célèbres : « Optima sors homini non esse, etc. » Sophocle, dans l'Œdipe à Colone (1224), en donne l'abrégé suivant : « Natum non esse sortes vincit alias omnes, etc. » Euripide dit : « Omnis hominum vita est plena dolore (Hippolyte, 189), et Homère l'avait déjà dit : « Non enim quidquam alicubi est calamitosius homine omnium, quotquot super terram spirant, etc. » D'ailleurs Pline l'a dit aussi « Nullum melius esse tempestiva morte. » Shakespeare met ces paroles dans la bouche du vieux roi Henri IV : « O, if this were seen – (The happiest youth, - Would shut the book, and sit him down and die.) » Byron enfin : « Tis someting better not to be. » Balthazar Gracian nous dépeint l'existence sous les plus noires couleurs dont le Criticon, etc. (9) ». Si je ne m'étais déjà laissé entraîner trop loin par Schopenhauer, j'aurais eu plaisir à compléter cette petite démonstration à l'aide des Aphorismes sur la Sagesse dans la Vie, qui est peut-être de tous les ouvrages que je connais celui qui suppose chez un auteur, avec le plus de lecture, le plus d'originalité, de sorte qu'en tête de ce livre, dont chaque page renferme plusieurs citations, Schopenhauer a pu écrire le plus sérieusement du monde : « Compiler n'est pas mon fait.

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07. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 7/9. 07. Marcel Proust. Über das Lesen. Teil 7/9. 07. Marcel Proust. On Reading. Part 7/9. 07. Marcel Proust. Sobre a leitura. Parte 7/9.

Cette conception d’une vérité sourde aux appels de la réflexion et docile au jeu des influences, d’une vérité qui s’obtient par lettres de recommandations, que vous remet en mains propres celui qui la détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître, d’une vérité qui se laisse copier sur un carnet, cette conception de la vérité est pourtant loin d’être la plus dangereuse de toutes. This conception of a truth that is deaf to the appeals of reflection and docile to the interplay of influences, of a truth that is obtained by letters of recommendation, delivered to you personally by the person who held it materially without perhaps even knowing it , of a truth that can be copied from a notebook, this conception of truth is nevertheless far from being the most dangerous of all. Car, bien souvent pour l’historien, même pour l’érudit, cette vérité qu’ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par conséquent place à une autre vérité qu’elle annonce ou qu’elle vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur esprit. Il n’en est pas de même pour le lettré. Lui, (qui) lit pour lire, pour retenir ce qu’il a lu. Pour lui, le livre n’est pas l’ange qui s’envole aussitôt qu’il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile, qu’il adore pour elle-même, qui, au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu’elle éveille, communique une dignité factice à tout ce qui l’entoure. For him, the book is not the angel who takes flight as soon as he has opened the gates of the celestial garden, but a motionless idol, which he adores for its own sake, which, instead of receiving a dignity truth of the thoughts it arouses, communicates an artificial dignity to all that surrounds it. Le lettré invoque en souriant en l’honneur de tel nom qu’il se trouve dans Villehardouin ou dans Boccace (7), en faveur de tel usage qu’il est décrit dans Virgile. Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres la substance qui pourrait le rendre plus fort ; il s’encombre de leur forme intacte, qui, au lieu d’être pour lui un élément assimilable, un principe de vie, n’est qu’un corps étranger, un principe de mort. Est-il besoin de dire que si je qualifie de malsains ce goût, (enfin) cette sorte de respect fétichiste pour les livres, c’est relativement à ce que seraient les habitudes idéales d’un esprit sans défauts qui n’existe pas, et comme font les physiologistes qui décrivent un fonctionnement d’organes normal tel qu’il ne s’en rencontre guère chez les êtres vivants. Dans la réalité, au contraire, où il n’y a pas plus d’esprits parfaits que de corps entièrement sains, ceux que nous appelons les grands esprits sont atteints comme les autres de cette « maladie littéraire ». Plus que les autres, pourrait-on dire. Il semble que le goût des livres croisse avec l’intelligence, un peu au-dessous d’elle, mais sur la même tige, comme toute passion s’accompagne d’une prédilection pour ce qui entoure son objet, a du rapport avec lui, dans l’absence lui en parle encore. Aussi, les plus grands écrivains, dans les heures où ils ne sont pas en communication directe avec la pensée, se plaisent dans la société des livres. N’est-ce pas surtout pour eux, du reste, qu’ils ont été écrits; ne leur dévoilent-ils pas mille beautés, qui restent cachées au vulgaire ? Is it not especially for them, moreover, that they were written; do they not reveal to them a thousand beauties which remain hidden from the vulgar? A vrai dire, le fait que des esprits supérieurs soient ce que l’on appelle livresques ne prouve nullement que cela ne soit pas un défaut de l’être. De ce que les hommes médiocres sont souvent travailleurs et les intelligents souvent paresseux, on ne peut pas conclure que le travail n’est pas pour l’esprit une meilleure discipline que la paresse. From the fact that mediocre men are often industrious and intelligent men often lazy, it cannot be concluded that work is not a better discipline for the mind than laziness. Malgré cela, rencontrer chez un grand homme un de nos défauts nous incline toujours à nous demander si ce n’était pas au fond une qualité méconnue, et nous n’apprenons pas sans plaisir qu’Hugo savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur, qu’il était en mesure, si on contestait la légitimité d’un terme (8) qu’il avait employé, d’en établir la filiation, jusqu’à l’origine, par des citations qui prouvaient une véritable érudition. Despite this, encountering one of our faults in a great man always leads us to ask ourselves if it was not fundamentally an unrecognized quality, and we do not learn without pleasure that Hugo knew Quinte-Curce, Tacite and Justin by heart, that he was in a position, if the legitimacy of a term (8) he had used was disputed, to establish its filiation, right back to the origin, by quotations which proved true erudition. (J’ai montré ailleurs comment cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de l’étouffer, comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un grand.) Maeterlinck, qui est pour nous le contraire du lettré, dont l’esprit est perpétuellement ouvert aux mille émotions anonymes communiquées par la ruche, le parterre ou l’herbage, nous rassure grandement sur les dangers de l’érudition, presque de la bibliophilie, quand il nous décrit en amateur les gravures qui ornent une vieille édition de Jacob Cats ou de l’abbé Sanderus. Maeterlinck, who is for us the opposite of the scholar, whose mind is perpetually open to the thousand anonymous emotions communicated by the hive, the flowerbed or the grass, greatly reassures us about the dangers of erudition, almost of bibliophilia, when he describes to us as an amateur the engravings which adorn an old edition of Jacob Cats or of the Abbé Sanderus. Ces dangers, d’ailleurs, menaçant beaucoup plus, quand ils existent, la sensibilité que l’intelligence, la capacité de lecture profitable, si l’on peut (ainsi) dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que chez les écrivains d’imagination. Schopenhauer, par exemple, nous offre l’image d’un esprit dont la vitalité porte légèrement la plus énorme lecture, chaque connaissance nouvelle étant immédiatement réduite à la part de réalité, à la portion vivante qu’elle contient. Schopenhauer, for example, offers us the image of a spirit whose vitality slightly carries the most enormous reading, each new knowledge being immediately reduced to the part of reality, to the living portion which it contains.

Schopenhauer n’avance jamais une opinion sans l’appuyer aussitôt sur plusieurs citations, mais on sent que les textes cités ne sont pour lui que des exemples, des allusions inconscientes et anticipées où il aime à retrouver quelques traits de sa propre pensée, mais qui ne l’ont nullement inspirée. Je me rappelle une page du « Monde comme Représentation et comme Volonté » où il y a peut-être vingt citations à la file. Il s’agit du pessimisme (j’abrège naturellement les citations) : « Voltaire, dans Candide, fait la guerre à l’optimisme d’une manière plaisante. Byron l’a faite, à sa façon tragique, dans Caïn. Hérodote rapporte que les Thraces saluaient le nouveau-né par des gémissements et se réjouissaient à chaque mort. C’est ce qui est exprimé dans les beaux vers que nous rapporte Plutarque : « Lugere genitum, tanta qui intravit mala, etc. This is what is expressed in the beautiful lines that Plutarch reports to us: "Lugere genitum, tanta qui intravit mala, etc." » C’est à cela qu’il faut attribuer la coutume des Mexicains de souhaiter, etc., et Swift obéissait au même sentiment quand il avait coutume dès sa jeunesse (à en croire sa biographie par Walter Scott) de célébrer le jour de sa naissance comme un jour d’affliction. Chacun connaît ce passage de l’Apologie de Socrate où Platon dit que la mort est un bien admirable. Une maxime d’Héraclite était conçue de même: « Vitae nomen quidem est vita, opus autem mors. » Quant aux beaux vers de Théognis ils sont célèbres : « Optima sors homini non esse, etc. » Sophocle, dans l’Œdipe à Colone (1224), en donne l’abrégé suivant : « Natum non esse sortes vincit alias omnes, etc. » Euripide dit : « Omnis hominum vita est plena dolore (Hippolyte, 189), et Homère l’avait déjà dit : « Non enim quidquam alicubi est calamitosius homine omnium, quotquot super terram spirant, etc. » D’ailleurs Pline l’a dit aussi « Nullum melius esse tempestiva morte. » Shakespeare met ces paroles dans la bouche du vieux roi Henri IV : « O, if this were seen – (The happiest youth, - Would shut the book, and sit him down and die.) Shakespeare puts these words in the mouth of old King Henry IV: "O, if this were seen - (The happiest youth, - Would shut the book, and sit him down and die.) » Byron enfin : « Tis someting better not to be. » Balthazar Gracian nous dépeint l’existence sous les plus noires couleurs dont le Criticon, etc. (9) ». Si je ne m’étais déjà laissé entraîner trop loin par Schopenhauer, j’aurais eu plaisir à compléter cette petite démonstration à l’aide des Aphorismes sur la Sagesse dans la Vie, qui est peut-être de tous les ouvrages que je connais celui qui suppose chez un auteur, avec le plus de lecture, le plus d’originalité, de sorte qu’en tête de ce livre, dont chaque page renferme plusieurs citations, Schopenhauer a pu écrire le plus sérieusement du monde : « Compiler n’est pas mon fait. If I hadn't already let myself be carried away too far by Schopenhauer, I would have had the pleasure of completing this little demonstration with the help of the Aphorisms on Wisdom in Life, which is perhaps of all the works that I know of which supposes in an author, with the most reading, the most originality, so that at the beginning of this book, each page of which contains several quotations, Schopenhauer was able to write in the most serious way in the world: "Compiling is not not my doing.