06. PLATON. La République. Livre Septième. Partie 6/11.
Non certes.
J'ai donc raison de dire qu'en ce cas rien n'excite ni ne réveille l'entendement.
Oui.
Mais quoi ! La vue juge-t-elle bien de la grandeur ou de la petitesse de ces doigts, et à cet égard lui est-il indifférent que l'un d'eux soit au milieu ou à l'extrémité ? J'en dis autant de la grosseur et de la finesse, de la mollesse et de la dureté au toucher. En général, le rapport des sens sur tous ces points n'est-il pas bien défectueux ? N'est-ce pas ceci plutôt que fait chacun d'eux : le sens destiné à juger ce qui est dur, ne peut le faire qu'après s'être préalablement appliqué à ce qui est mou, et il rapporte à l'âme que la sensation qu'elle éprouve est en même temps une sensation de dureté et de mollesse.
Il en est ainsi.
N'est-il pas inévitable alors que l'âme soit embarrassée de ce que peut signifier une sensation, qui lui dit dur, quand la même sensation dit aussi mou ? Et de même la sensation de la pesanteur [16] et de la légèreté n'engage-t-elle point l'âme dans de semblables incertitudes sur ce que peuvent être la pesanteur et la légèreté, lorsque la sensation rapporte à la fois l'une et l'autre au même objet ?
En effet (oui), de pareils témoignages doivent sembler bien étranges à l'âme et demandent un examen sérieux.
Ce n'est donc pas à tort que l'âme, appelant à son secours l'entendement et la réflexion, tâche alors d'examiner si chacun de ces témoignages porte sur une seule chose ou sur deux.
Non sans doute.
Et si elle juge que ce sont deux choses, chacune d'elles lui paraîtra une et distincte de l'autre.
Oui (Socrate).
Si donc chacune d'elles lui paraît une, et l'une et l'autre deux, elle les concevra toutes deux à part ; car si elle les concevait comme n'étant pas séparées, ce ne serait plus la conception de deux choses, mais d'une seule.
Fort bien.
La vue, disions-nous, aperçoit la grandeur et la petitesse comme des choses non séparées, mais confondues ensemble : n'est-ce pas ?
Oui.
Et pour éclaircir cette confusion, l'entendement, au contraire de la vue, est forcé de considérer la grandeur et la petitesse, non plus confondues, mais séparées l'une de l'autre.
Il est vrai.
Ainsi, voilà ce qui nous fait naître la pensée de nous demander à nous-mêmes ce que c'est que grandeur et petitesse [17].
Oui.
C'est aussi pour cela que nous avons distingué quelque chose de visible et quelque chose d'intelligible.
Soit.
Voilà ce que je voulais te faire entendre, lorsque je disais que parmi les sensations, les unes appellent la réflexion, j'entends celles qui sont enveloppées avec des sensations contraires, et les autres ne l'appellent point, parce qu'elles ne renferment pas cette contradiction.
Je comprends à présent, et je pense comme toi.
À laquelle de ces deux classes rapportes-tu le nombre et l'unité ?
Je n'en sais rien.
Juges-en par ce que nous avons dit. Si nous obtenons une connaissance satisfaisante de l'unité par la vue ou par quelque autre sens, cette connaissance ne saurait porter la pensée vers l'être, comme nous le disions tout à l'heure du doigt ; mais si l'unité offre toujours quelque contradiction, de sorte que l'unité ne paraisse pas plus unité que multiplicité, il est alors besoin d'un juge qui décide ; l'âme se trouve nécessairement embarrassée, et réveillant en elle l'entendement, elle est contrainte de faire des recherches et de se demander ce que c'est que l'unité ; c'est à cette condition que la connaissance de l'unité est une de celles qui élèvent l'âme et la tournent vers la contemplation de l'être.
C'est là précisément ce qui arrive dans la perception de l'unité par la vue : nous voyons la même chose à la fois une et multiple jusqu'à l'infini.
Ce qui arrive à l'unité, n'arrive-t-il pas aussi à tout nombre quel qu'il soit [18] ?
Oui.
Or, la science du calcul et l'arithmétique ont pour objet le nombre [19] ?
Sans contredit.
Elles conduisent par conséquent à la connaissance de la vérité.
Parfaitement.
Nous pouvons donc les ranger parmi les sciences que nous cherchons. En effet, elles sont nécessaires au guerrier pour bien disposer une armée ; au philosophe, afin de sortir de ce qui naît pour mourir et de s'élever jusqu'à l'être par excellence ; car il n'y aurait jamais sans cela de vrai arithméticien.
Je l'avoue.
Mais celui à qui nous confions la garde de notre État est à la fois guerrier et philosophe.
Oui.