09. PLATON. La République. Livre Septième. Partie 9/11.
Nous prescrirons, je pense, la même méthode à l'égard des autres sciences, si nous voulons être bons à quelque chose, comme législateurs. Mais toi, pourrais-tu me rappeler encore quelque science qui convienne à notre dessein ?
Il ne m'en vient aucune à l'esprit quant à présent.
Cependant le mouvement, à ce qu'il me semble, ne présente pas une seule forme ; il en a plusieurs. Un savant pourrait peut-être les nommer toutes ; mais il en est deux que nous connaissons.
Quelles sont-elles ?
Après celle que nous avons dite, vient celle-ci qui lui correspond [28].
Laquelle ?
Il semble que, comme les yeux ont été faits pour l'astronomie, les oreilles l'ont été pour les mouvements harmoniques, et que ces deux sciences, l'astronomie et la musique, sont sœurs, comme disent les Pythagoriciens et comme nous, cher Glaucon, nous l'admettons : n'est-ce pas ?
Oui Socrate.
Comme c'est une grande affaire, nous prendrons leur opinion sur ce point et sur d'autres encore, s'il y a lieu ; mais à côté de tout cela, nous maintiendrons notre maxime.
Quelle maxime ?
Celle d'interdire à nos élèves toute étude en ce genre qui demeurerait imparfaite et ne tendrait point au terme où doivent aboutir toutes nos connaissances, comme nous le disions tout à l'heure au sujet de l'astronomie. Ne sais-tu pas que la musique aujourd'hui n'est pas mieux traitée que sa sœur ? On borne cette science à la mesure des tons et des accords sensibles : travail sans fin, aussi inutile que celui des astronomes [29].
Il est plaisant en effet, Socrate, de voir nos musiciens avec ce qu'ils appellent leurs nuances diatoniques, l'oreille tendue, comme des curieux qui sont aux écoutes, les uns disant qu'ils découvrent un certain ton particulier entre deux tons, et que ce ton est le plus petit qui se puisse apprécier [30] : les autres soutenant au contraire que cette différence est nulle ; mais tous d'accord pour préférer l'autorité de l'oreille à celle de l'esprit.
Tu parles de ces braves musiciens qui ne laissent aucun repos aux cordes, les fatiguent de leurs expériences et les mettent pour ainsi dire à la question au moyen des chevilles. Pour ne pas prolonger cette description, je te fais grâce des coups d'archet qu'ils leur donnent, et des accusations dont ils les chargent sur leur obstination à refuser certains sons ou à en donner qu'on ne leur demande pas : j'abandonne toute cette description, et je déclare que ce n'est point de ceux-là que je veux parler, mais de ceux que nous nous sommes proposé d'interroger sur l'harmonie [31]. Ceux-ci du moins font la même chose que les astronomes ; ils cherchent des nombres dans les accords qui frappent l'oreille : mais ils ne vont pas jusqu'à y voir de simples données pour découvrir quels sont les nombres harmoniques et ceux qui ne le sont pas, ni d'où vient entre eux cette différence.
Voilà une étude bien sublime.
Elle est utile à la recherche du beau et du bon ; mais si on s'y livre dans une autre vue, elle ne servira de rien.
Cela peut bien être.
Pour moi je pense que l'étude de toutes les sciences que nous venons de parcourir, si elle portait sur leurs points de contact et sur leurs analogies entre elles, et les comprenait dans leurs rapports généraux, cette étude serait utile à la fin que nous nous proposons et vaudrait la peine qu'on s'y adonnât : sinon, elle n'en vaudrait nullement la peine.
J'en augure de même : mais, Socrate, tu nous parles là d'un bien long travail.
Quoi, tu veux dire sans doute notre prélude ? Et ne savons-nous pas que toutes ces études ne sont que des espèces de préludes de l'air qu'il nous faut apprendre ? Car assurément les gens qui excellent dans ces sciences ne sont pas dialecticiens, à ton avis ?
Non, certes, sauf un très petit nombre que j'ai pu rencontrer.
Mais si l'on n'est pas en état de donner ou d'entendre la raison de chaque chose, crois-tu qu'on puisse jamais bien connaître ce que nous avons dit qu'il fallait savoir ?
Je ne le crois pas.
Eh bien, Glaucon, voilà enfin après tous les préludes l'air dont je parlais ; c'est la dialectique* qui l'exécute. Science toute spirituelle, elle peut cependant être représentée par l'organe de la vue qui, comme nous l'avons montré, s'essaie d'abord sur les animaux, puis s'élève vers les astres et enfin jusqu'au soleil lui-même. Pareillement, celui qui se livre à la dialectique, qui, sans aucune intervention des sens, s'élève par la raison seule jusqu'à l'essence des choses, et ne s'arrête point avant d'avoir saisi par la pensée l'essence du bien, celui-là est arrivé au sommet de l'ordre intelligible, comme celui qui voit le soleil est arrivé au sommet de l'ordre visible.
Cela est vrai.
N'est-ce pas là ce que tu appelles la marche dialectique ?
Oui.
Rappelle-toi l'homme de la caverne : il se dégage de ses chaînes ; il se détourne des ombres vers les figures artificielles et la clarté qui les projette ; il sort de la caverne et monte aux lieux qu'éclaire le soleil ; et là, dans l'impuissance de porter directement les yeux sur les animaux, les plantes et le soleil, il contemple d'abord dans les eaux leurs images divines et les ombres des êtres véritables, au lieu des ombres d'objets artificiels, formées par une lumière que l'on prend pour le soleil. Voilà précisément ce que fait dans le monde intellectuel l'étude des sciences que nous avons parcourues ; elle élève la partie la plus noble de l'âme jusqu'à la contemplation du plus excellent de tous les êtres, comme tout à l'heure nous venons de voir le plus perçant des organes du corps s'élever à la contemplation de ce qu'il y a de plus lumineux dans le monde corporel et visible.
J'admets ce que tu dis : ce n'est pas que je n'aie bien de la peine à l'admettre, mais il me serait aussi difficile de le rejeter ; au surplus, comme ce sont des choses que nous n'avons pas à entendre seulement aujourd'hui, mais sur lesquelles il faut revenir plusieurs fois, supposons qu'il en est comme tu dis, venons-en à notre air, et étudions-le avec autant de soin que nous avons fait le prélude. Dis-nous donc en quoi consiste la dialectique, en combien d'espèces elle se divise, et par quels chemins on y parvient ; car il y a apparence que ce sont ces chemins qui conduisent au terme où le voyageur fatigué trouve le repos et la fin de sa course.
Je crains fort que tu ne puisses me suivre jusque là, mon cher Glaucon ; car pour moi la bonne volonté ne me manquerait pas ; ce que tu aurais à voir, ce n'est plus l'image du bien, mais le bien lui-même, ou du moins ce qui me paraît tel. Que je me trompe ou non, ce n'est pas encore la question ; mais ce qu'il s'agit de prouver, c'est qu'il existe quelque chose de semblable : n'est-ce pas ?
Oui.
Et que la dialectique seule peut le découvrir à un esprit exercé dans les sciences que nous avons parcourues ; qu'autrement, cela est impossible.
Oui c'est bien là ce qu'il s'agit de prouver.
Au moins il est un point que personne ne nous contestera, c'est que la méthode dialectique est la seule qui tente de parvenir régulièrement à l'essence de chaque chose, tandis que la plupart des arts ne s'occupent que des opinions des hommes et de leurs goûts, de production et de fabrication, ou se bornent même à l'entretien des produits naturels et fabriqués. Quant aux autres, tels que la géométrie et les sciences qui l'accompagnent, nous avons dit qu'ils ont quelque relation avec l'être ; mais la connaissance qu'ils en ont ressemble à un songe, et il leur sera impossible de le voir de cette vue nette et sûre qui distingue la veille, tant qu'ils resteront dans le cercle des données matérielles sur lesquelles ils travaillent, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand les principes sont pris on ne sait d'où, et quand les conclusions et les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils principes, le moyen qu'un tel tissu d'hypothèses fassent jamais une science ?
Cela est impossible.
Il n'y a donc que la méthode dialectique qui, écartant les hypothèses, va droit au principe pour l'établir solidement ; qui tire peu à peu l'œil de l'âme du bourbier où il est honteusement plongé, et l'élève en haut avec le secours et par le ministère des arts dont nous avons parlé. Nous les avons appelés plusieurs fois du nom de sciences pour nous conformer à l'usage ; mais il faudrait leur donner un autre nom qui tienne le milieu entre l'obscurité de l'opinion et l'évidence de la science : nous nous sommes servis quelque part plus haut du nom de connaissance raisonnée. Au reste il ne s'agit pas de disputer sur les noms, quand nous avons, ce semble, des choses si importantes à examiner.
Tu as raison Socrate ; c'est à la pensée à éclairer les termes.
Ainsi nous jugeons à propos, comme auparavant, d'appeler science la première et la plus parfaite manière de connaître ; connaissance raisonnée, la seconde ; foi, la troisième ; conjecture, la quatrième, comprenant les deux dernières sous le nom d'opinion, et les deux premières sous celui d'intelligence, de sorte que le rapport qui existe entre ce qui est et ce qui naît, se retrouve de l'intelligence à l'opinion, de la science à la foi, de la connaissance raisonnée à la conjecture. Mais laissons là, Glaucon, les rapports de ces deux ordres, à savoir, l'ordre de l'opinion et celui de l'intelligence, ainsi que le détail de la subdivision de chacun d'eux, pour ne pas nous jeter dans des discussions plus longues que celles dont nous sommes sortis.