10. PLATON. La République. Livre Septième. Partie 10/11.
Pour ce que tu as dit, Socrate, j'y adhère, autant que je suis capable de te suivre.
N'appelles-tu pas dialecticien celui qui rend raison de ce qu'est chaque chose en soi ? Et ne dis-tu pas d'un homme qu'il n'a pas l'intelligence d'une chose, lorsqu'il ne peut en rendre raison ni à lui-même ni aux autres ?
Et comment pourrais-je dire qu'il l'a Socrate ?
Il en est de même du bien. Qu'un homme ne puisse, séparant l'idée du bien de toutes les autres, en donner une définition précise ; qu'il ne sache pas se frayer un passage à travers toutes les objections, comme un brave dans la mêlée ; que tout en désirant ardemment démontrer cette idée non pas selon l'opinion, mais selon la réalité, il ne puisse surmonter tous les obstacles par la puissance de la logique ; ne diras-tu pas de cet homme qu'il ne connaît ni le bien par essence ni aucun autre bien, que s'il saisit quelque fantôme de bien, ce n'est point sur la science mais sur l'apparence qu'il se fonde, que sa vie se passe dans un profond sommeil rempli de vains rêves, dont il ne se réveillera pas probablement en ce monde, avant d'aller dans l'autre dormir d'un sommeil parfait ?
Oui, certes, je dirai tout cela.
Mais si un jour tu viens à former réellement ces mêmes élèves dont tu ne fais ici l'éducation qu'en paroles, tu ne les mettrais pas sans doute à la tête de l'État et tu ne leur donnerais pas un grand pouvoir, s'ils étaient incapables de rendre raison de leurs pensées, comme ces lignes qu'on appelle irrationnelles [32].
Assurément non.
Tu leur prescriras donc de s'appliquer particulièrement à cette science qui doit les rendre capables d'interroger et de répondre de la manière la plus savante possible.
Oui Socrate, je le leur prescrirai de concert avec toi.
Ainsi tu juges que la dialectique est pour ainsi dire le faîte et le comble des autres sciences, qu'il n'en reste aucune qui puisse être ajoutée par-dessus celle-là, et que nous voilà au bout de nos recherches sur les sciences qu'il importe d'apprendre.
Oui.
Il te reste à régler quels sont ceux à qui nous ferons part de ces sciences, et comment il faudra les leur enseigner.
Voilà bien ce qui nous reste à faire.
Tu te rappelles quel était le caractère de ceux que nous avons choisis pour gouverner ?
Oui. Toi-même tu pensais que c'étaient des hommes de cette trempe que nous devions choisir, que nous devions préférer les plus fermes, les plus vaillants, et s'il se peut, les plus beaux. Ajoutons qu'il nous faut chercher non seulement de nobles et fortes natures, mais encore des dispositions appropriées à l'éducation que nous voulons leur donner.
Quelles sont ces dispositions ?
La pénétration d'esprit nécessaire à l'étude des sciences et la facilité à apprendre ; en effet, l'âme est bien plutôt découragée par les difficultés de la science que par celles de la gymnastique ; car ici la peine est pour l'âme seule, et le corps ne la partage point.
Cela est vrai.
Il faut de plus qu'ils aient de la mémoire, du caractère, qu'ils aiment le travail, et toute espèce de travail sans distinction ; autrement comment crois-tu qu'ils consentent à allier ensemble tant d'exercices du corps, tant de réflexions et de travaux de l'esprit ?
Jamais, s'ils ne sont nés avec le plus heureux naturel.
La faute que l'on fait aujourd'hui, et c'est cette faute qui a fait tant de tort à la philosophie, vient, comme nous l'avons dit précédemment, de ce qu'on s'adonne à la philosophie sans avoir qualité pour cela ; il ne faudrait point en laisser approcher des talents bâtards, mais seulement de vrais et légitimes talents.
Comment l'entends-tu Socrate ?
D'abord celui qui veut s'y appliquer ne doit pas être boiteux par rapport au travail, c'est-à-dire en partie laborieux et en partie indolent ; ce qui arrive lorsqu'un jeune homme, rempli d'ardeur pour le gymnase, pour la chasse, pour tous les exercices du corps, n'a d'ailleurs aucun goût pour tout ce qui est études, conversations, recherches scientifiques, et qu'il craint le travail de cette sorte. J'en dis autant de celui dont l'amour pour le travail se porte tout entier du côté opposé.
Rien n'est plus vrai.
Ne considérerons-nous pas encore comme des âmes estropiées par rapport à la vérité, celles qui, détestant le mensonge volontaire, et ne pouvant le souffrir sans répugnance dans elles-mêmes ni sans indignation dans les autres, n'ont pas la même horreur pour le mensonge involontaire, et qui, lorsqu'elles sont convaincues d'ignorance, ne s'indignent pas contre elles-mêmes, mais se vautrent dans l'ignorance comme le pourceau dans la fange [33] ?
Oui, certes.
Il ne faut pas mettre moins d'attention à discerner le naturel heureux et bien constitué d'avec celui qui est mal venu, par rapport à la tempérance, le courage, la grandeur d'âme et les autres vertus. Faute de savoir faire de semblables distinctions, les individus et les États commettent, sans s'en apercevoir, leurs intérêts, ceux-ci à des magistrats, ceux-là à des amis, infirmes et incapables.
Oui ! Cela n'est que trop ordinaire.
Prenons donc les mesures que doivent nous inspirer ces réflexions : si nous n'appelons à des études et à des exercices de cette importance que des sujets auxquels il ne manque rien ni du côté du corps ni du côté de l'âme, la justice elle-même n'aura aucun reproche à nous faire ; notre État et nos lois se maintiendront : mais si nous appliquons à ces travaux des sujets indignes, le contraire arrivera, et nous jetterons plus de ridicule encore sur la philosophie.
Cela serait honteux pour nous.
Sans doute ; mais il me semble que je ne suis pas moi-même exempt de ridicule [34].
En quoi donc ?
J'oubliais que nous plaisantions, et j'ai peut-être parlé un peu trop vivement. Mais en parlant, j'ai jeté les yeux sur la philosophie, et la voyant traitée indignement, je me suis laissé emporter trop loin, je crois, en me livrant à l'indignation et presque à la colère contre ceux qui l'outragent.
Certes, ce n'est pas l'avis de ton auditeur.
Mais c'est celui de l'orateur. Quoi qu'il en soit, n'oublions pas que notre premier choix tombait sur des vieillards, et qu'ici un pareil choix ne serait pas de saison ; car il n'en faut pas croire Solon, lorsqu'il dit qu' « un homme qui vieillit peut apprendre beaucoup de choses. » Il serait plutôt en état de courir ; non, c'est à la jeunesse que tous les grands travaux appartiennent.
Nécessairement.
C'est donc dès l'enfance qu'il faut appliquer nos élèves à l'étude de l'arithmétique, de la géométrie, et des autres sciences qui servent de préparation à la dialectique. Mais il ne doit y avoir dans les formes de l'enseignement rien qui les contraigne à apprendre.
Pour quelle raison ?
Parce que l'homme libre ne doit rien apprendre en esclave. Que les exercices du corps soient forcés, le corps n'en profite pas moins que s'ils étaient volontaires ; mais les leçons qui entrent de force dans l'âme n'y demeurent pas.
Il est vrai, oui.
Ainsi, mon cher ami, bannis toute violence des études de ces enfants : qu'ils s'instruisent en jouant ; par là tu seras plus à portée de connaître leurs dispositions particulières.
Ce que tu dis est très sensé.
Te souvient-il aussi de ce que nous disions plus haut, qu'il fallait mener les enfants à la guerre sur des chevaux, les rendre spectateurs du combat, les approcher même de la mêlée, lorsqu'on le pourra sans danger, et leur faire en quelque manière goûter le sang, comme on fait aux jeunes chiens de meute ?
Je m'en souviens.
Tu mettras à part ceux qui auront constamment montré plus de patience dans les travaux, plus de courage dans les dangers, plus d'ardeur pour les sciences.
À quel âge ?
Lorsqu'ils auront fini leur cours nécessaire d'exercices gymniques ; car ce temps d'exercices qui sera de deux ou trois ans [35], n'admet pas d'autres occupations, la fatigue et le sommeil étant ennemis des sciences : et d'ailleurs ce n'est pas une épreuve sans importance de savoir comment chacun d'eux se montrera dans le cours gymnique.
Non, certainement.
Après ce temps, à partir de leur vingtième année, ceux qu'on aura choisis obtiendront des distinctions plus honorables et on devra leur présenter dans leur ensemble les sciences que dans l'enfance ils ont étudiées isolément, afin qu'ils saisissent sous un point de vue général et les rapports que ces sciences ont entre elles et la nature de l'être.
Cette méthode est la seule qui produise des résultats solides partout où on la suit.
Elle offre aussi un moyen excellent de distinguer l'esprit propre à la dialectique de tout autre esprit : celui qui se place dans le point de vue général est dialecticien ; les autres ne le sont pas.
J'en tombe d'accord.
C'est à quoi tu devras faire attention, et quand tu auras bien reconnu les naturels les plus solides et dans les sciences et dans la guerre et dans les autres épreuves prescrites, lorsqu'ils auront atteint l'âge de trente ans, tu devras en former une élite nouvelle pour leur accorder de plus grands honneurs, et tu distingueras, en les éprouvant par la dialectique, ceux qui, sans s'aider de leurs yeux ni des autres sens, pourront s'élever jusqu'à la connaissance de l'être par la seule force de la vérité ; et c'est ici, mon cher Glaucon, qu'il faut apporter les plus grandes précautions.
Pourquoi ?
As-tu remarqué de quel mal l'étude de la dialectique est de nos jours travaillée [36] ?
Quel mal ?
Elle est pleine de désordre.
Tu as bien raison.
Mais crois-tu qu'il y ait en ce désordre rien de surprenant, et n'excuses-tu pas ceux qui s'y laissent aller ?
Comment cela ?
Ils sont dans le cas d'un enfant supposé qui, élevé dans le sein d'une famille noble, opulente, au milieu du faste et des flatteurs, s'apercevrait, étant devenu grand, que ceux qui se disent ses parents ne le sont pas, sans pouvoir retrouver les véritables. Conçois-tu les sentiments qu'il aurait pour ses flatteurs et ses prétendus parents, avant qu'il eût connaissance de sa fausse position et après qu'il en serait instruit ? Ou veux-tu savoir là-dessus ma pensée ?
Je le veux bien.
Je m'imagine qu'il aurait d'abord plus de respect pour son père, sa mère, et ceux qu'il regarderait comme ses proches, que pour ses flatteurs ; qu'il aurait plus d'empressement à les secourir, s'ils en avaient besoin ; qu'il serait moins disposé à leur manquer en paroles ou en action ; en un mot, que dans les choses essentielles il leur désobéirait moins qu'à ses flatteurs, pendant tout le temps qu'il ignorerait son état.