Leçon 38 - Divertissements III
(Robert et Mireille sont allés voir L'Amour l'après-midi au 14 Juillet–Parnasse. Ils sortent du cinéma.)
Robert: Et si on marchait un peu?
Mireille: Ah, oui, je veux bien. J'adore me promener dans Paris. Tiens, allons du côté de Montparnasse. Il faut que tu fasses connaissance avec le quartier des artistes et des intellectuels.
Robert: Je croyais que c'était Saint-Germain-des-Prés?
Mireille: Oui, ça a d'abord été Montmartre, puis Montparnasse, puis Saint-Germain. Tiens, Modigliani a habité ici. Tu vois, tout ça, ce sont des ateliers de peintres.
(Tout à coup, devant une librairie, Robert s'arrête, l'air inquiet. Il cherche dans ses poches.)
Mireille: Qu'est-ce qu'il y a?
Robert: Mon passeport!
Mireille: Quoi? Tu l'as perdu?
Robert: Je ne sais pas! Je ne l'ai pas!
Mireille: Tu es sûr que tu l'avais? Tu ne l'as pas laissé dans ta chambre?
Robert: Tu crois? Je croyais que je l'avais pris.
Mireille: Bon, écoute, va voir! Dépêche-toi! Je t'attends ici.
(Robert part en courant. Il revient bientôt avec sa veste en seersucker et son passeport.)
Mireille: Alors?
Robert: Je l'ai. Il était dans ma veste.
Mireille: Eh bien, tu vois! Tout va bien! Tout est bien qui finit bien, comme dit ma tante Georgette!
(Et ils reprennent leur promenade dans Montparnasse.)
Mireille: Et voilà les cafés littéraires: au début du siècle, on y rencontrait Trotski, Lénine, Foujita, Picasso. Alors, qu'est-ce que tu as pensé du film? Ça t'a plu?
Robert: Oui, bien sûr, mais à choisir, je crois que je préfère Ma Nuit chez Maud.
Mireille: Ah, oui? Quelle idée! Ça, alors! Pas moi! Ma Nuit chez Maud, c'est un peu trop chaste. Il ne se passe rien; il n'y a pas d'action! Ce ne sont que des discussions sur la religion, le marxisme, le pari de Pascal. Je suppose qu'il y a des gens à qui ça plaît. C'est intéressant, remarque, mais ce n'est pas du cinéma!
Robert: Pourquoi? Parce que pour toi, le cinéma, c'est la violence et l'érotisme? Kiss, kiss, pan, pan?
Mireille: Mais non, pas du tout, je n'ai jamais dit ça! Mais je me demande si le vrai cinéma, ce n'était pas le muet; tu vois, les films de Charlot.
Robert: Charlot? Quel Charlot? De Gaulle?
Mireille: Mais ne fais pas l'idiot! Tu n'as jamais entendu parler de L'Emigrant, de La Ruée vers l'or? Ça, c'est du cinéma! Il n'y a pas besoin de bande sonore. Regarde Griffith, les Russes, Eisenstein, Poudovkine. Tout est dans les images, le montage, le jeu des gros plans et des plans généraux.
Robert: Ah, bon! Alors, tu es contre le cinéma parlant! Et contre la couleur aussi, je suppose?
Mireille: Pas forcément, mais il y a de merveilleux films en noir et blanc.
(Tout en parlant, ils sont passés devant la statue de Rodin qui représente Balzac.)
Mireille: Un jour, quand Marie-Laure était petite, elle est passée là avec Maman, et elle a dit: “Maman, regarde la vache!”
(Puis ils sont passés devant le garage où Robert a loué une voiture pour aller à Provins.)
Robert: Oh, c'est là que j'ai loué une voiture, l'autre jour, quand je suis allé me promener en Bourgogne!
Mireille: Ah, bon?
Robert: Ouais, ouais!
(Puis ils ont suivi le boulevard Saint-Germain jusqu'à l'Assemblée nationale.)
Mireille: C'est là que nos députés préparent les projets de lois. Ensuite, ils les envoient en face de chez nous, au Sénat.
(Ils ont traversé la Seine sur le pont de la Concorde, où ils se sont arrêtés un instant.)
Mireille: À droite, là-bas, c'est le musée d'Orsay. Autrefois, c'était une gare. Et maintenant, c'est un musée du XIXème siècle. Et au fond, là-bas, on aperçoit l'île de la Cité. À gauche, le Louvre et le jardin des Tuileries. Et là-bas, en face, au fond de la rue Royale, c'est l'église de la Madeleine. C'est là que Maman veut que je me marie—à cause de l'escalier! Et à gauche, la maison blanche derrière les arbres, c'est l'ambassade américaine. C'est là qu'il faudra que tu ailles la prochaine fois que tu perdras ton passeport! Tu ne l'as pas encore perdu?
Robert: Ça va, je l'ai. Au milieu de la place, c'est l'Obélisque, j'imagine. Allons voir de plus près. J'aimerais bien essayer de déchiffrer quelques hiéroglyphes.
Mireille: Mais non! Tu es fou! Tu ne vois pas cette circulation? On va se faire écraser! Allons plutôt du côté des Champs-Elysées.
(Dans les allées derrière le Petit Palais, c'est le calme et le silence. Quelques moineaux se baignent dans la poussière. Deux militaires en permission arrivent en sens inverse. La veste en seersucker de Robert semble les amuser.)
L'un des soldats (à l'autre): Eh, dis, tu as vu le garçon boucher qui promène sa nana?
(Mireille se retourne et, sans un mot, en trois gestes précis, elle l'envoie rouler dans la poussière, à la grande surprise des moineaux qui s'envolent, et de Robert.)
Robert: Qu'est-ce qui te prend? Tu ne crois pas que tu y vas un peu fort, non?
Mireille: Je n'aime pas qu'on se moque des gens! Et puis, il fallait que je fasse un peu d'exercice; j'ai manqué ma leçon de karaté, samedi. Je commençais à me rouiller un petit peu. J'ai un peu soif, tiens. Si on allait boire quelque chose?
Robert: Si tu veux.
(Et Robert, écoeuré, jette sa veste en seersucker.)
Mireille: Mais qu'est-ce que tu fais? Ça ne va pas, non? Ils sont fous, ces Américains! En France, on a le sens de l'économie!
(Elle ramasse la veste, et ils vont s'asseoir à la terrasse du Fouquet's.)