Leçon 39 - Divertissements IV
(La scène se passe sur les Champs-Elysées. Les deux jeunes premiers, Robert et Mireille, sont assis à la terrasse d'un grand café, le Fouquet's.)
Robert: Il va falloir que j'aille au théâtre, un de ces jours. Il faut que tu me dises ce que je devrais aller voir. J'ai acheté L'Officiel des spectacles, ce matin. C'est fou le nombre de théâtres qu'il y a à Paris!
Mireille: Il doit y en avoir une quarantaine, je pense, sans compter une vingtaine de théâtres en banlieue, plus tous les cafés-théâtres. Remarque que beaucoup sont minuscules. Au théâtre de Poche-Montparnasse, par exemple, ou au théâtre de la Huchette, je ne crois pas qu'il y ait cent places.
Robert: Alors, qu'est-ce que tu me conseilles?
Mireille: Je ne sais pas, moi. Tu pourrais commencer par les salles subventionnées.
Robert: Qu'est-ce que c'est que ça?
Mireille: Eh bien, les théâtres nationaux, ceux qui reçoivent des subventions de l'Etat, comme la Comédie-Française, par exemple.
Robert: Ah, oui, la Comédie-Française, je connais, j'en ai beaucoup entendu parler. Est-ce que c'est bien? Ça vaut la peine d'y aller?
Mireille: Oh, oui, très bien! Evidemment, on ne peut pas dire que ce soit du théâtre d'avant-garde! Non, on y joue plutôt des pièces du répertoire classique: Molière, Racine, Labiche, Claudel. Mais c'est toujours très bien joué, et la mise en scène est toujours très soignée. C'est un spectacle de qualité. Tu en as pour ton argent!
Robert: Et en dehors de ça, qu'est-ce que tu me conseilles?
Mireille: Eh bien, je ne sais pas, moi! Ça dépend de ce que tu aimes. Il y a tous les genres: tu as du théâtre expérimental, du théâtre d'avant-garde, des pièces d'Arrabal, d'Obaldia, des mises en scène de Chéreau, Vitez, Mnouchkine. Et puis tu as les pièces traditionnelles, le théâtre bien fait, Anouilh, Françoise Dorin. Et puis, il y a le théâtre de boulevard, les comédies ultra-légères, avec des histoires de ménage à trois. Mais je ne pense pas que tu veuilles voir ça: ce n'est pas très profond. Ça ne doit pas faire beaucoup penser!
Robert: Mais qui est-ce qui t'a dit que j'avais envie de penser au théâtre?
Mireille: Eh bien, alors, va au Lido, ou aux Folies-Bergère! Là, tu n'auras pas besoin de beaucoup penser; ça ne te fatiguera pas trop les méninges! Mais je doute que ça vaille la peine.
Robert: Tu veux un autre Gini? Moi, je crois que je vais prendre une autre bière.
Mireille: Tiens! Mais voilà quelqu'un que nous connaissons! Mais oui, c'est bien lui, c'est Hubert lui-même! Comme c'est bizarre, comme c'est curieux, et quelle coïncidence!
Hubert: Mireille!
Mireille: Hubert!
Hubert: Comment? Toi au Fouquet's?
Mireille: Qu'est-ce que tu fais là?
Hubert: Je passais, mais je ne m'attendais pas à te voir! Quelle heureuse coïncidence! Je suis heureux de te voir!
(Et Hubert s'installe, avec beaucoup de sans-gêne. (Une table est libre à côté d'eux. Un jeune homme vient s'y asseoir. Il regarde Mireille avec insistance.)
Le jeune homme: Mais, Mademoiselle, mademoiselle, nous nous connaissons! Nous n'avons pas bavardé ensemble au Luxembourg, il y a quelques jours? Mais si, mais si! Vous portiez une ravissante jupe rouge.
Mireille: Ah, oui? C'est bien possible! Le hasard est si grand! Je portais une jupe rouge? Comme c'est curieux, comme c'est bizarre, et quelle coïncidence!
Jean-Pierre: Mais oui! Vous permettez?
(Et il s'invite avec autant de sans-gêne qu'Hubert).
Hubert (à Robert): Mais vous ne vous quittez plus, tous les deux! Avec un guide comme Mireille, vous allez bientôt connaître la France à fond, cher ami!
Robert: Mais je l'espère bien!
Hubert: Et quelles sont vos impressions?
Robert: Excellentes, jusqu'à présent. Mais je ne connais pas encore grand-chose! Mireille vient de me faire découvrir L'Amour l'après-midi.
Hubert: Ah, bon?
Robert: Vous connaissez? Vous aimez? Ce n'est pas mal. Je dois dire que, dans l'ensemble, la France me plaît assez. Je ne fais que de très légères réserves. Par exemple, je suis tout à fait contre le pourboire aux ouvreuses dans les cinémas.
Hubert: Oh, là, je suis on ne peut plus d'accord avec vous, cher Monsieur. Le pourboire, c'est la honte de notre pays!
Mireille: Oh, tu sais, c'est partout pareil.
Jean-Pierre: Il a raison. Ces ouvreuses ne servent qu'à déranger les gens. Elles ont toujours le chic pour vous aveugler avec leur torche au moment le plus—le plus pathétique.
Robert: Il faut bien que ces pauvres femmes gagnent leur vie! Ce n'est pas si grave que ça.
Hubert: Pas si grave que ça? Mais il s'agit de la dignité humaine! Le pourboire dégrade l'homme . . . et la femme. Il crée une mentalité d'esclave.
Robert: Seriez-vous contre l'esclavage? Je ne l'aurais pas cru! Et que pensez-vous de la publicité dans les salles de cinéma?
Hubert: C'est une honte! Un scandale! On profite de la passivité du public! C'est un vol, un viol, pire: c'est un abus de confiance. La publicité ne sert qu'à créer des besoins artificiels, et c'est le triomphe du mensonge, la dégradation de l'esprit humain!
Mireille: Mais allons, Hubert! Toujours les grands mots! Tu exagères! Il y a d'excellentes publicités! D'ailleurs, personne ne s'en plaint que toi!
Hubert: Eh bien, ça prouve à quel point le public est abruti!
(À ce moment-là, un couple d'amoureux se dirige vers la table que Jean-Pierre a laissée libre, et va s'y installer quand un homme tout en noir arrive, les bouscule, et s'y asseoit à leur place. Il tire un numéro d' "A suivre" de sa poche, et fait semblant de se plonger dans la lecture de ce magazine. En fait, il écoute la conversation des jeunes gens avec une attention soutenue. Qui est-ce? Qui est ce mystérieux personnage? Le saurons-nous jamais? Peut-être pas. La vie est pleine de ces mystères. Il n'y a que dans la fiction que les énigmes se résolvent. Mystère . . . et boule de gomme, comme dirait Marie-Laure!)