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DURKHEIM, Émile : Les formes élémentaires de la vie religieuse, DURKHEIM, Émile : Chapitre 1.1 (Et de la religion)

DURKHEIM, Émile : Chapitre 1.1 (Et de la religion)

Une notion qui passe généralement pour caractéristique de tout ce qui est religieux est celle de surnaturel. Par là, on entend tout ordre de choses qui dépasse la portée de notre entendement ; le surnaturel, c'est le monde du mystère, de l'inconnaissable, de l'incompréhensible. La religion serait donc une sorte de spéculation sur tout ce qui échappe à la science et, plus généralement, à la pensée distincte. « Les religions, dit Spencer, diamétralement opposées par leurs dogmes, s'accordent à reconnaître tacitement que le monde, avec tout ce qu'il contient et tout ce qui l'entoure, est un mystère qui veut une explication »; il les fait donc essentiellement consister dans « la croyance à l'omniprésence de quelque chose qui passe l'intelligence ». De même, Max Müller voyait dans toute religion « un effort pour concevoir l'inconcevable, pour exprimer l'inexprimable, une aspiration vers l'infini ». Il est certain que le sentiment du mystère n'est pas sans avoir joué un rôle important dans certaines religions, notamment dans le christianisme. Encore faut-il ajouter que l'importance de ce rôle a singulièrement varié aux différents moments de l'histoire chrétienne. Il est des périodes où cette notion passe au second plan et s'efface. Pour les hommes du XVIIe siècle, par exemple, le dogme n'avait rien de troublant pour la raison; la foi se conciliait sans peine avec la science et la philosophie, et les penseurs qui, comme Pascal, sentaient vivement ce qu'il y a de profondément obscur dans les choses, étaient si peu en harmonie avec leur époque qu'ils sont restés incompris de leurs contemporains. Il pourrait donc bien y avoir quelque précipitation à faire, d'une idée sujette à de telles éclipses, l'élément essentiel même de la seule religion chrétienne. En tout cas, ce qui est certain, c'est qu'elle n'apparaît que très tardivement dans l'histoire des religions; elle est totalement étrangère non seulement aux peuples qu'on appelle primitifs, mais encore à tous ceux qui n'ont pas atteint un certain degré de culture intellectuelle. Sans doute, quand nous les voyons attribuer à des objets insignifiants des vertus extraordinaires, peupler l'univers de principes singuliers, faits des éléments les plus disparates, doués d'une sorte d'ubiquité difficilement représentable, nous trouvons volontiers à ces conceptions un air de mystère. Il nous semble que les hommes n'ont pu se résigner à des idées aussi troublantes pour notre raison moderne que par impuissance à en trouver qui fussent plus rationnelles. En réalité, pourtant, ces explications qui nous surprennent paraissent au primitif les Plus simples du Monde. Il n'y voit pas une sorte d'ultima ratio à laquelle l'intelligence ne se résigne qu'en désespoir de cause, mais la manière la plus immédiate de se représenter et de comprendre ce qu'il observe autour de lui. Pour lui, il n'y a rien d'étrange à ce que l'on puisse, de la voix ou du geste, commander aux éléments, arrêter ou précipiter le cours des astres, susciter la pluie ou la suspendre, etc. Les rites qu'il emploie pour assurer la fertilité du sol ou la fécondité des espèces animales dont il se nourrit ne sont pas, à ses yeux, plus irrationnels que ne le sont, aux nôtres, les procédés techniques dont nos agronomes se servent pour le même objet. Les puissances qu'il met en jeu par ces divers moyens ne lui paraissent rien avoir de spécialement mystérieux. Ce sont des forces qui, sans doute, diffèrent de celles que le savant moderne conçoit et dont il nous apprend l'usage ; elles ont une autre manière de se comporter et ne se laissent pas discipliner par les mêmes procédés ; mais, pour celui qui y croit, elles ne sont pas plus inintelligibles que ne le sont la pesanteur ou l'électricité pour le physicien d'aujourd'hui. Nous verrons d'ailleurs, dans le cours même de cet ouvrage, que la notion de forces naturelles est très vraisemblablement dérivée de la notion de forces religieuses ; il ne saurait donc y avoir entre celles-ci et celles-là l'abîme qui sépare le rationnel de l'irrationnel. Même le fait que les forces religieuses sont pensées souvent sous la forme d'entités spirituelles, de volontés conscientes, n'est nullement une preuve de leur irrationalité. La raison ne répugne pas a priori à admettre que les corps dits inanimés soient, comme les corps humains, mus par des intelligences, bien que la science contemporaine s'accommode difficilement de cette hypothèse. Quand Leibniz proposa de concevoir le monde extérieur comme une immense société d'esprits entre lesquels il n'y avait et ne pouvait y avoir que des relations spirituelles, il entendait faire oeuvre de rationaliste et il ne voyait dans cet animisme universel rien qui pût offenser l'entendement. D'ailleurs, l'idée de surnaturel, telle que nous l'entendons, date d'hier : elle suppose, en effet, l'idée contraire dont elle est la négation et qui n'a rien de primitif. Pour qu'on pût dire de certains faits qu'ils sont surnaturels, il fallait avoir déjà le sentiment qu'il existe un ordre naturel des choses, c'est-à-dire que les phénomènes de l'univers sont liés entre eux suivant des rapports nécessaires, appelés lois. Une fois ce principe acquis, tout ce qui déroge à ces lois devait nécessairement apparaître comme en dehors de la nature et, par suite, de la raison : car ce qui est naturel en ce sens est aussi rationnel, ces relations nécessaires ne faisant qu'exprimer la manière dont les choses s'enchaînent logiquement. Mais cette notion du déterminisme universel est d'origine récente; même les plus grands penseurs de l'antiquité classique n'avaient pas réussi à en prendre pleinement conscience. C'est une conquête des sciences positives ; c'est le postulat sur lequel elles reposent et qu'elles ont démontré par leurs progrès. Or, tant qu'il faisait défaut ou n'était pas assez solidement établi, les événements les plus merveilleux n'avaient rien qui ne parût parfaitement concevable. Tant qu'on ne savait pas ce que l'ordre des choses a d'immuable et d'inflexible, tant qu'on y voyait l'œuvre de volontés contingentes, on devait trouver naturel que ces volontés ou d'autres pussent le modifier arbitrairement. Voilà pour quoi les interventions miraculeuses que les anciens prêtaient à leurs dieux n'étaient pas à leurs yeux des miracles, dans l'acception moderne du mot. C'étaient pour eux de beaux, de rares ou de terribles spectacles, objets de sur prise et d'émerveillement mirabilia, miracula) ; mais ils n'y voyaient nullement des sortes d'échappées sur un monde mystérieux où la raison ne peut pénétrer. Nous pouvons d'autant mieux comprendre cette mentalité qu'elle n'a pas complètement disparu du milieu de nous. Si le principe du déterminisme est aujourd'hui solidement établi dans les sciences physiques et naturelles, il y a seulement un siècle qu'il a commencé à s'introduire dans les sciences sociales et son autorité y est encore contestée. Il n'y a qu'un petit nombre d'esprits qui soient fortement pénétrés de cette idée que les sociétés sont soumises à des lois nécessaires et constituent un règne naturel. Il s'ensuit qu'on y croit possibles de véritables miracles. On admet, par exemple, que le législateur peut créer une institution de rien par une simple injonction de sa volonté, transformer un système social en un autre, tout comme les croyants de tant de religions admettent que la volonté divine a tiré le monde du néant ou peut arbitrairement transmuter les êtres les lin dans les autres. Pour ce qui concerne les faits sociaux, nous avons encore une mentalité de primitifs. Et cependant, si, en matière de sociologie, tant de contemporains s'attardent encore à cette conception surannée, ce n'est pas que la vie des sociétés leur paraisse obscure et mystérieuse ; au contraire, s'ils se contentent si facilement de ces explications, s'ils s'obstinent dans ces illusions que dément sans cesse l'expérience, c'est que les faits sociaux leur semblent la chose la plus claire du monde; c'est qu'ils n'en sentent pas l'obscurité réelle; c'est qu'ils n'ont pas encore reconnu la nécessité de recourir aux procédés laborieux des sciences naturelles pour dissiper progressivement ces ténèbres. Le même état d'esprit se retrouve à la racine de beaucoup de croyances religieuses qui nous surprennent par leur simplisme. C'est la science, et non la religion, qui a appris aux hommes que les choses sont complexes et malaisées à comprendre. Mais, répond Jevons, l'esprit humain n'a pas besoin d'une Culture proprement scientifique pour remarquer qu'il existe entre les faits des séquences déterminées, un ordre constant de succession, et pour observer, d'autre part, que cet ordre est souvent troublé. Il arrive que le soleil s'éclipse brusquement, que la pluie manque à l'époque où elle est attendue, que la lune tarde à reparaître après sa disparition périodique, etc. Parce que ces événements sont en dehors du cours ordinaire des choses, on les impute à des causes extraordinaires, exceptionnelles, C'est-à-dire, en somme, extra-naturelles. C'est sous cette forme que l'idée de surnaturel serait née dès le début de l'histoire, et c'est ainsi que, dès ce moment, la pensée religieuse se serait trouvée munie de son objet propre. Mais, d'abord, le surnaturel ne se ramène nullement à l'imprévu. Le nouveau fait partie de la nature tout comme son contraire. Si nous constatons qu'en général les phénomènes se succèdent dans un ordre déterminé, nous observons également que cet ordre n'est jamais qu'approché, qu'il n'est pas identique à lui-même d'une fois à l'autre, qu'il comporte toutes sortes d'exceptions. Pour peu que nous ayons d'expérience, nous sommes habitués à ce que nos états d'attente soient fréquemment déçus et ces déceptions reviennent trop souvent pour nous apparaître comme extraordinaires. Une certaine contingence est une donnée de l'expérience tout comme une certaine uniformité; nous n'avons donc aucune raison de rapporter l'une à des causes et à des forces entièrement différentes de celles dont dépend l'autre. Ainsi, pour que nous ayons l'idée du surnaturel, il ne suffit pas que nous soyons témoins d'événements inattendus; il faut encore que ceux-ci soient conçus comme impossibles, c'est-à-dire comme inconciliables avec un ordre qui, à tort ou à raison, nous paraît nécessairement impliqué dans la nature des choses. Or, cette notion d'un ordre nécessaire, ce sont les sciences positives qui l'ont peu à peu construite, et, par suite, la notion contraire ne saurait leur être antérieure. De plus, de quelque manière que les hommes se soient représenté les nouveautés et les contingences que révèle l'expérience, il n'y a rien dans ces représentations qui puisse servir à caractériser la religion. Car les conceptions religieuses ont, avant tout, pour objet d'exprimer et d'expliquer, non ce qu'il y a d'exceptionnel et d'anormal dans les choses, mais, au contraire, ce qu'elles ont de constant et de régulier. Très généralement, les dieux servent beaucoup moins à rendre compte des monstruosités, des bizarreries, des anomalies, que de la marche habituelle de l'univers, du mouvement des astres, du rythme des saisons, de la poussée annuelle de la végétation, de la perpétuité des espèces, etc. Il s'en faut donc que la notion du religieux coïncide avec celle de l'extraordinaire et de l'imprévu. - Jevons répond que cette conception des forces religieuses n'est pas primitive. On aurait commencé par les imaginer pour rendre compte des désordres et des accidents, et c'est seulement ensuite qu'on les aurait utilisées pour expliquer les uniformités de la nature. Mais on ne voit pas ce qui aurait pu déterminer les hommes à leur attribuer successivement des fonctions aussi manifestement contraires. En outre, l'hypothèse d'après laquelle les êtres sacrés auraient été d'abord confinés dans un rôle négatif de perturbateurs est entièrement arbitraire. Nous verrons, en effet, que, dès les religions les plus simples que nous connaissions, ils ont eu pour tâche essentielle d'entretenir, d'une manière positive, le cours normal de la vie. Ainsi, l'idée du mystère n'a rien d'originel. Elle n'est pas donnée à l'homme; c'est l'homme qui l'a forgée de ses propres mains en même temps que l'idée contraire. C'est pourquoi elle ne tient quelque place que dans un petit nombre de religions avancées. On ne peut donc en faire la caractéristique des phénomènes religieux sans exclure de la définition la majorité des faits à définir.

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DURKHEIM, Émile : Chapitre 1.1 (Et de la religion) DURKHEIM, Émile: Kapitel 1.1 (Und der Religion) DURKHEIM, Émile: Chapter 1.1 (And religion) DURKHEIM, Émile: Capítulo 1.1 (Sobre la religión) دورکیم، امیل: فصل 1.1 (و دین) ダルケム,エミール:第1章1(宗教について) DURKHEIM, Émile: Hoofdstuk 1.1 (Over religie) DURKHEIM, Émile: Capítulo 1.1 (Sobre a religião) DURKHEIM, Émile: Bölüm 1.1 (Din Üzerine) DURKHEIM, Émile: 第 1.1 章(和宗教) 埃米爾·塗爾幹:第 1.1 章(和宗教)

Une notion qui passe généralement pour caractéristique de tout ce qui est religieux est celle de surnaturel. A notion that is generally considered characteristic of everything that is religious is that of the supernatural. Par là, on entend tout ordre de choses qui dépasse la portée de notre entendement ; le surnaturel, c'est le monde du mystère, de l'inconnaissable, de l'incompréhensible. By this, we mean any order of things that exceeds the reach of our understanding; the supernatural is the world of mystery, the unknowable, the incomprehensible. La religion serait donc une sorte de spéculation sur tout ce qui échappe à la science et, plus généralement, à la pensée distincte. Religion would thus be a kind of speculation on everything that escapes science and, more generally, distinct thought. « Les religions, dit Spencer, diamétralement opposées par leurs dogmes, s'accordent à reconnaître tacitement que le monde, avec tout ce qu'il contient et tout ce qui l'entoure, est un mystère qui veut une explication »; il les fait donc essentiellement consister dans « la croyance à l'omniprésence de quelque chose qui passe l'intelligence ». “Religions, says Spencer, diametrically opposed by their dogmas, tacitly agree that the world, with all it contains and everything surrounding it, is a mystery that seeks an explanation”; therefore, he essentially constitutes them as “the belief in the omnipresence of something that surpasses intelligence.” De même, Max Müller voyait dans toute religion « un effort pour concevoir l'inconcevable, pour exprimer l'inexprimable, une aspiration vers l'infini ». Likewise, Max Müller saw in every religion “an effort to conceive the inconceivable, to express the inexpressible, an aspiration towards the infinite.” Il est certain que le sentiment du mystère n'est pas sans avoir joué un rôle important dans certaines religions, notamment dans le christianisme. It is certain that the sense of mystery has played an important role in some religions, particularly in Christianity. Encore faut-il ajouter que l'importance de ce rôle a singulièrement varié aux différents moments de l'histoire chrétienne. It should also be added that the importance of this role has varied significantly at different times in Christian history. Il est des périodes où cette notion passe au second plan et s'efface. There are periods when this notion takes a back seat and fades away. Pour les hommes du XVIIe siècle, par exemple, le dogme n'avait rien de troublant pour la raison; la foi se conciliait sans peine avec la science et la philosophie, et les penseurs qui, comme Pascal, sentaient vivement ce qu'il y a de profondément obscur dans les choses, étaient si peu en harmonie avec leur époque qu'ils sont restés incompris de leurs contemporains. For the men of the 17th century, for example, the dogma posed no disturbance to reason; faith easily reconciled with science and philosophy, and thinkers who, like Pascal, felt deeply what is profoundly obscure in things, were so little in harmony with their time that they remained misunderstood by their contemporaries. Il pourrait donc bien y avoir quelque précipitation à faire, d'une idée sujette à de telles éclipses, l'élément essentiel même de la seule religion chrétienne. ||||||||||||subject|||||||||||| There might well be some haste in making a judgment about an idea subject to such eclipses, the very essential element of the only Christian religion. En tout cas, ce qui est certain, c'est qu'elle n'apparaît que très tardivement dans l'histoire des religions; elle est totalement étrangère non seulement aux peuples qu'on appelle primitifs, mais encore à tous ceux qui n'ont pas atteint un certain degré de culture intellectuelle. In any case, what is certain is that it only appears very late in the history of religions; it is totally foreign not only to the peoples referred to as primitive but also to all those who have not reached a certain degree of intellectual culture. Sans doute, quand nous les voyons attribuer à des objets insignifiants des vertus extraordinaires, peupler l'univers de principes singuliers, faits des éléments les plus disparates, doués d'une sorte d'ubiquité difficilement représentable, nous trouvons volontiers à ces conceptions un air de mystère. ||||||||||||||||||||||||||||of ubiquity|||||||||||| Undoubtedly, when we see them attributing extraordinary virtues to insignificant objects, populating the universe with singular principles made from the most disparate elements, endowed with a kind of ubiquity that is difficult to represent, we readily find an air of mystery in these conceptions. Il nous semble que les hommes n'ont pu se résigner à des idées aussi troublantes pour notre raison moderne que par impuissance à en trouver qui fussent plus rationnelles. It seems to us that men have been able to resign themselves to ideas so troubling for our modern reason only through their inability to find more rational ones. En réalité, pourtant, ces explications qui nous surprennent paraissent au primitif les Plus simples du Monde. In reality, however, these explanations that surprise us seem to the primitive the simplest in the world. Il n'y voit pas une sorte d'ultima ratio à laquelle l'intelligence ne se résigne qu'en désespoir de cause, mais la manière la plus immédiate de se représenter et de comprendre ce qu'il observe autour de lui. He does not see it as a sort of ultima ratio to which intelligence only resigns in despair, but as the most immediate way to represent and understand what he observes around him. Pour lui, il n'y a rien d'étrange à ce que l'on puisse, de la voix ou du geste, commander aux éléments, arrêter ou précipiter le cours des astres, susciter la pluie ou la suspendre, etc. For him, there is nothing strange in being able, by voice or gesture, to command the elements, to stop or hasten the course of the stars, to summon rain or suspend it, etc. Les rites qu'il emploie pour assurer la fertilité du sol ou la fécondité des espèces animales dont il se nourrit ne sont pas, à ses yeux, plus irrationnels que ne le sont, aux nôtres, les procédés techniques dont nos agronomes se servent pour le même objet. |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||agronomists|||||| The rites he employs to ensure the fertility of the soil or the fecundity of the animal species he feeds on are not, in his eyes, more irrational than the technical processes that our agronomists use for the same purpose. Les puissances qu'il met en jeu par ces divers moyens ne lui paraissent rien avoir de spécialement mystérieux. The powers he activates through these various means do not seem to him to have anything particularly mysterious. Ce sont des forces qui, sans doute, diffèrent de celles que le savant moderne conçoit et dont il nous apprend l'usage ; elles ont une autre manière de se comporter et ne se laissent pas discipliner par les mêmes procédés ; mais, pour celui qui y croit, elles ne sont pas plus inintelligibles que ne le sont la pesanteur ou l'électricité pour le physicien d'aujourd'hui. These are forces that, undoubtedly, differ from those that the modern scientist conceives of and teaches us how to use; they behave in a different way and cannot be disciplined by the same processes; but for those who believe in them, they are no more unintelligible than gravity or electricity is for today's physicist. Nous verrons d'ailleurs, dans le cours même de cet ouvrage, que la notion de forces naturelles est très vraisemblablement dérivée de la notion de forces religieuses ; il ne saurait donc y avoir entre celles-ci et celles-là l'abîme qui sépare le rationnel de l'irrationnel. |will see||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| We will see, moreover, in the course of this work, that the notion of natural forces is very likely derived from the notion of religious forces; there can therefore be no abyss between the former and the latter that separates the rational from the irrational. Même le fait que les forces religieuses sont pensées souvent sous la forme d'entités spirituelles, de volontés conscientes, n'est nullement une preuve de leur irrationalité. Even the fact that religious forces are often thought of in the form of spiritual entities, of conscious wills, is by no means a proof of their irrationality. La raison ne répugne pas a priori à admettre que les corps dits inanimés soient, comme les corps humains, mus par des intelligences, bien que la science contemporaine s'accommode difficilement de cette hypothèse. Reason does not a priori reject admitting that so-called inanimate bodies are, like human bodies, moved by intelligences, although contemporary science finds it difficult to accommodate this hypothesis. Quand Leibniz proposa de concevoir le monde extérieur comme une immense société d'esprits entre lesquels il n'y avait et ne pouvait y avoir que des relations spirituelles, il entendait faire oeuvre de rationaliste et il ne voyait dans cet animisme universel rien qui pût offenser l'entendement. When Leibniz proposed to conceive of the external world as an immense society of spirits between which there were and could only be spiritual relations, he intended to do the work of a rationalist and he saw in this universal animism nothing that could offend. understanding. D'ailleurs, l'idée de surnaturel, telle que nous l'entendons, date d'hier : elle suppose, en effet, l'idée contraire dont elle est la négation et qui n'a rien de primitif. Moreover, the idea of the supernatural, as we understand it, dates from yesterday: it indeed presupposes the opposite idea of which it is the negation and which has nothing primitive about it. Pour qu'on pût dire de certains faits qu'ils sont surnaturels, il fallait avoir déjà le sentiment qu'il existe un ordre naturel des choses, c'est-à-dire que les phénomènes de l'univers sont liés entre eux suivant des rapports nécessaires, appelés lois. In order for certain facts to be called supernatural, one had to already have the feeling that there exists a natural order of things, that is to say, that the phenomena of the universe are interconnected according to necessary relations, called laws. Une fois ce principe acquis, tout ce qui déroge à ces lois devait nécessairement apparaître comme en dehors de la nature et, par suite, de la raison : car ce qui est naturel en ce sens est aussi rationnel, ces relations nécessaires ne faisant qu'exprimer la manière dont les choses s'enchaînent logiquement. ||||||||deviates|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| Once this principle is acquired, everything that deviates from these laws must necessarily appear as being outside of nature and, consequently, outside of reason: for what is natural in this sense is also rational, as these necessary relations merely express the way in which things logically connect. Mais cette notion du déterminisme universel est d'origine récente; même les plus grands penseurs de l'antiquité classique n'avaient pas réussi à en prendre pleinement conscience. |||||||||||||||antiquity||||||||| But this notion of universal determinism is of recent origin; even the greatest thinkers of classical antiquity had not managed to fully grasp it. C'est une conquête des sciences positives ; c'est le postulat sur lequel elles reposent et qu'elles ont démontré par leurs progrès. It is a conquest of the positive sciences; it is the postulate upon which they are based and which they have demonstrated through their progress. Or, tant qu'il faisait défaut ou n'était pas assez solidement établi, les événements les plus merveilleux n'avaient rien qui ne parût parfaitement concevable. Now, as long as it was lacking or not sufficiently established, the most wondrous events had nothing that seemed perfectly conceivable. Tant qu'on ne savait pas ce que l'ordre des choses a d'immuable et d'inflexible, tant qu'on y voyait l'œuvre de volontés contingentes, on devait trouver naturel que ces volontés ou d'autres pussent le modifier arbitrairement. |||||||||||of the immutable||||||||||contingent||||||||||could||| As long as we did not know what is immutable and inflexible in the order of things, as long as we saw in it the work of contingent wills, we must have found it natural that these wills or others could modify it. arbitrarily. Voilà pour quoi les interventions miraculeuses que les anciens prêtaient à leurs dieux n'étaient pas à leurs yeux des miracles, dans l'acception moderne du mot. |||||||||attributed||||||||||||the modern sense||| This is why the miraculous interventions that the ancients attributed to their gods were not, in their eyes, miracles in the modern sense of the word. C'étaient pour eux de beaux, de rares ou de terribles spectacles, objets de sur prise et d'émerveillement mirabilia, miracula) ; mais ils n'y voyaient nullement des sortes d'échappées sur un monde mystérieux où la raison ne peut pénétrer. |||||||||||||||||miracles|miracles|||||||||||||||||| For them, they were beautiful, rare, or terrible spectacles, objects of surprise and wonder (mirabilia, miracula); but they did not see them as escapes into a mysterious world where reason cannot penetrate. Nous pouvons d'autant mieux comprendre cette mentalité qu'elle n'a pas complètement disparu du milieu de nous. We can understand this mentality even better as it has not completely disappeared among us. Si le principe du déterminisme est aujourd'hui solidement établi dans les sciences physiques et naturelles, il y a seulement un siècle qu'il a commencé à s'introduire dans les sciences sociales et son autorité y est encore contestée. If the principle of determinism is now solidly established in the physical and natural sciences, it has only been a century since it began to introduce itself into the social sciences, and its authority is still contested there. Il n'y a qu'un petit nombre d'esprits qui soient fortement pénétrés de cette idée que les sociétés sont soumises à des lois nécessaires et constituent un règne naturel. There are only a small number of minds that are deeply imbued with the idea that societies are subject to necessary laws and constitute a natural realm. Il s'ensuit qu'on y croit possibles de véritables miracles. |follows||||||| It follows that true miracles are believed possible there. On admet, par exemple, que le législateur peut créer une institution de rien par une simple injonction de sa volonté, transformer un système social en un autre, tout comme les croyants de tant de religions admettent que la volonté divine a tiré le monde du néant ou peut arbitrairement transmuter les êtres les lin dans les autres. ||||||||||||||||injunction|||||||||||||||||||||||||||||nothing||||||||linen||| It is accepted, for example, that the legislator can create an institution out of nothing by a simple injunction of his will, transform one social system into another, just as believers of many religions accept that divine will drew the world from nothingness or can arbitrarily transmute beings from one into another. Pour ce qui concerne les faits sociaux, nous avons encore une mentalité de primitifs. As for social facts, we still have a primitive mentality. Et cependant, si, en matière de sociologie, tant de contemporains s'attardent encore à cette conception surannée, ce n'est pas que la vie des sociétés leur paraisse obscure et mystérieuse ; au contraire, s'ils se contentent si facilement de ces explications, s'ils s'obstinent dans ces illusions que dément sans cesse l'expérience, c'est que les faits sociaux leur semblent la chose la plus claire du monde; c'est qu'ils n'en sentent pas l'obscurité réelle; c'est qu'ils n'ont pas encore reconnu la nécessité de recourir aux procédés laborieux des sciences naturelles pour dissiper progressivement ces ténèbres. ||||||||||linger|||||outdated|||||||||||||||||||||||||obstinate|||||denies||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| And yet, if so many contemporaries linger so long on this outdated conception in sociology, it is not because the life of societies seems obscure and mysterious to them; on the contrary, if they are so easily satisfied with these explanations, if they persist in these illusions that experience continually disproves, it is because the social facts seem to them to be the clearest things in the world; it is because they do not feel the real obscurity of it; it is because they have not yet recognized the necessity of resorting to the laborious methods of the natural sciences to gradually dispel these darknesses. Le même état d'esprit se retrouve à la racine de beaucoup de croyances religieuses qui nous surprennent par leur simplisme. The same mindset can be found at the root of many religious beliefs that surprise us with their simplicity. C'est la science, et non la religion, qui a appris aux hommes que les choses sont complexes et malaisées à comprendre. It is science, not religion, that has taught men that things are complex and difficult to understand. Mais, répond Jevons, l'esprit humain n'a pas besoin d'une Culture proprement scientifique pour remarquer qu'il existe entre les faits des séquences déterminées, un ordre constant de succession, et pour observer, d'autre part, que cet ordre est souvent troublé. But, Jevons replies, the human mind does not need a properly scientific Culture to notice that there are determined sequences between facts, a constant order of succession, and to observe, on the other hand, that this order is often disturbed. Il arrive que le soleil s'éclipse brusquement, que la pluie manque à l'époque où elle est attendue, que la lune tarde à reparaître après sa disparition périodique, etc. Sometimes the sun suddenly eclipses, the rain is lacking when it is expected, the moon is late to reappear after its periodic disappearance, etc. Parce que ces événements sont en dehors du cours ordinaire des choses, on les impute à des causes extraordinaires, exceptionnelles, C'est-à-dire, en somme, extra-naturelles. ||||||||||||||impute|||||||||||| Because these events are outside the ordinary course of things, they are attributed to extraordinary, exceptional causes; that is to say, in summary, extra-natural. C'est sous cette forme que l'idée de surnaturel serait née dès le début de l'histoire, et c'est ainsi que, dès ce moment, la pensée religieuse se serait trouvée munie de son objet propre. It is in this form that the idea of the supernatural would have been born from the very beginning of history, and it is in this way that, from that moment on, religious thought would have found itself equipped with its own object. Mais, d'abord, le surnaturel ne se ramène nullement à l'imprévu. But, first of all, the supernatural is not simply reduced to the unexpected. Le nouveau fait partie de la nature tout comme son contraire. The new is part of nature just like its opposite. Si nous constatons qu'en général les phénomènes se succèdent dans un ordre déterminé, nous observons également que cet ordre n'est jamais qu'approché, qu'il n'est pas identique à lui-même d'une fois à l'autre, qu'il comporte toutes sortes d'exceptions. ||observe||||||||||||||||||||||||||||||||||| If we observe that phenomena generally follow one another in a determined order, we also notice that this order is never exactly approached, that it is not identical to itself from one time to another, and that it includes all sorts of exceptions. Pour peu que nous ayons d'expérience, nous sommes habitués à ce que nos états d'attente soient fréquemment déçus et ces déceptions reviennent trop souvent pour nous apparaître comme extraordinaires. ||||||||||||||of waiting|||||||||||||| As long as we have some experience, we are accustomed to our states of expectation being frequently disappointed and these disappointments occur too often to appear extraordinary to us. Une certaine contingence est une donnée de l'expérience tout comme une certaine uniformité; nous n'avons donc aucune raison de rapporter l'une à des causes et à des forces entièrement différentes de celles dont dépend l'autre. ||contingency|||||||||||||||||report||||||||||||||| A certain contingency is a given of experience just like a certain uniformity; we therefore have no reason to relate one to causes and forces entirely different from those on which the other depends. Ainsi, pour que nous ayons l'idée du surnaturel, il ne suffit pas que nous soyons témoins d'événements inattendus; il faut encore que ceux-ci soient conçus comme impossibles, c'est-à-dire comme inconciliables avec un ordre qui, à tort ou à raison, nous paraît nécessairement impliqué dans la nature des choses. Thus, for us to have the idea of the supernatural, it is not enough for us to witness unexpected events; it is also necessary that these are conceived as impossible, that is to say, as incompatible with an order that, rightly or wrongly, seems necessarily implied in the nature of things. Or, cette notion d'un ordre nécessaire, ce sont les sciences positives qui l'ont peu à peu construite, et, par suite, la notion contraire ne saurait leur être antérieure. Now, this notion of a necessary order has been gradually constructed by the positive sciences, and consequently, the contrary notion cannot be anterior to them. De plus, de quelque manière que les hommes se soient représenté les nouveautés et les contingences que révèle l'expérience, il n'y a rien dans ces représentations qui puisse servir à caractériser la religion. Moreover, no matter how men have represented the novelties and contingencies revealed by experience, there is nothing in these representations that can serve to characterize religion. Car les conceptions religieuses ont, avant tout, pour objet d'exprimer et d'expliquer, non ce qu'il y a d'exceptionnel et d'anormal dans les choses, mais, au contraire, ce qu'elles ont de constant et de régulier. ||||||||||||||||||||||||||||||constant||| For religious conceptions have, above all, the aim of expressing and explaining not what is exceptional and abnormal in things, but on the contrary, what is constant and regular in them. Très généralement, les dieux servent beaucoup moins à rendre compte des monstruosités, des bizarreries, des anomalies, que de la marche habituelle de l'univers, du mouvement des astres, du rythme des saisons, de la poussée annuelle de la végétation, de la perpétuité des espèces, etc. Very generally, the gods serve much less to account for monstrosities, oddities, and anomalies, than for the usual course of the universe, the movement of the stars, the rhythm of the seasons, the annual growth of vegetation, the perpetuity of species, etc. Il s'en faut donc que la notion du religieux coïncide avec celle de l'extraordinaire et de l'imprévu. ||||||||||||||||the unforeseen It is therefore far from the case that the notion of the religious coincides with that of the extraordinary and the unforeseen. - Jevons répond que cette conception des forces religieuses n'est pas primitive. - Jevons responds that this conception of religious forces is not primitive. On aurait commencé par les imaginer pour rendre compte des désordres et des accidents, et c'est seulement ensuite qu'on les aurait utilisées pour expliquer les uniformités de la nature. Mais on ne voit pas ce qui aurait pu déterminer les hommes à leur attribuer successivement des fonctions aussi manifestement contraires. But we do not see what could have determined men to successively assign them functions that are so clearly contradictory. En outre, l'hypothèse d'après laquelle les êtres sacrés auraient été d'abord confinés dans un rôle négatif de perturbateurs est entièrement arbitraire. Moreover, the hypothesis that sacred beings were initially confined to a negative role as disruptors is entirely arbitrary. Nous verrons, en effet, que, dès les religions les plus simples que nous connaissions, ils ont eu pour tâche essentielle d'entretenir, d'une manière positive, le cours normal de la vie. Indeed, we will see that, even in the simplest religions we know, they have had the essential task of positively maintaining the normal flow of life. Ainsi, l'idée du mystère n'a rien d'originel. Elle n'est pas donnée à l'homme; c'est l'homme qui l'a forgée de ses propres mains en même temps que l'idée contraire. C'est pourquoi elle ne tient quelque place que dans un petit nombre de religions avancées. That's why it only holds some place in a small number of advanced religions. On ne peut donc en faire la caractéristique des phénomènes religieux sans exclure de la définition la majorité des faits à définir. Therefore, it cannot be made the characteristic of religious phenomena without excluding the majority of the facts to be defined.