Durkheim, Émile : Les formes élémentaires dela vie religieuse -Introduction II
II
Mais notre recherche n'intéresse pas seulement la science des religions. Toute religion, en effet, a un côté par où elle dépasse le cercle des idées proprement religieuses et, par là, l'étude des phénomènes religieux fournit un moyen de renouveler des problèmes qui, jusqu'à présent, n'ont été débattus qu'entre philosophes. On sait depuis longtemps que les premiers systèmes de représentations que l'homme s'est fait du monde et de lui-même sont d'origine religieuse. Il n'est pas de religion qui ne soit une cosmologie en même temps qu'une spéculation sur le divin. Si la philosophie et les sciences sont nées de la religion, c'est que la religion elle-même a commencé par tenir lieu de sciences et de philosophie. Mais ce qui a été moins remarqué, c'est qu'elle ne s'est pas bornée à enrichir d'un certain nombre d'idées un esprit humain préalablement formé; elle a contribué à le former lui-même. Les hommes ne lui ont pas dû seulement, pour une part notable, la matière de leurs connaissances, mais aussi la forme suivant laquelle ces connaissances sont élaborées.
Il existe, à la racine de nos jugements, un certain nombre de notions essentielles qui dominent toute notre vie intellectuelle; ce sont celles que les philosophes, depuis Aristote, appellent les catégories de l'entendement : notions de temps, d'espace, de genre, de nombre, de cause, de substance, de personnalité, etc. Elles correspondent aux propriétés les plus universelles des choses. Elles sont comme les cadres solides qui enserrent la pensée ; celle-ci ne paraît pas pouvoir s'en affranchir sans se détruire, car il ne semble pas que nous puissions penser des objets qui ne soient pas dans le temps on dans l'espace, qui ne soient pas nombrables, etc. Les autres notions sont contingentes et mobiles ; nous concevons qu'elles puissent manquer à un homme, à une société, à une époque; celles-là nous paraissent presque inséparables du fonctionnement normal de l'esprit. Elles sont comme l'ossature de l'intelligence. Or, quand on analyse méthodiquement les croyances religieuses primitives, on rencontre naturellement sur son chemin les principales d'entre ces catégories. Elles sont nées dans la religion et de la religion; elles sont un produit de la pensée religieuse. C'est une constatation que nous aurons plusieurs fois à faire dans le cours de cet ouvrage. Cette remarque a déjà quelque intérêt par elle-même; mais voici ce qui lui donne sa véritable portée.
La conclusion générale du livre qu'on va lire, c'est que la religion est une chose éminemment sociale. Les représentations religieuses sont des représentations collectives qui expriment des réalités collectives; les rites sont des manières d'agir qui ne prennent naissance qu'au sein des groupes assemblés et qui sont destinés à susciter, à entretenir ou à refaire certains états mentaux de ces groupes. Mais alors, si les catégories sont d'origine religieuse, elles doivent participer de la nature commune à tous les faits religieux : elles doivent être, elles aussi, des choses sociales, des produits de la pensée collective. Tout au moins - car, dans l'état actuel de nos connaissances en ces matières, on doit se garder de toute thèse radicale et exclusive - il est légitime de supposer qu'elles sont riches en éléments sociaux. C'est, d'ailleurs, ce qu'on peut, dès à présent, entrevoir pour certaines d'entre elles. Qu'on essaie, par exemple, de se représenter ce que serait la notion du temps, abstraction faite des procédés par lesquels nous le divisons, le mesurons, l'exprimons au moyen de signes objectifs, un temps qui ne serait pas une succession d'années, de mois, de semaines, de jours, d'heures! Ce serait quelque chose d'à peu près impensable. Nous ne pouvons concevoir le temps qu'à condition d'y distinguer des moments différents. Or quelle est l'origine de cette différenciation ? Sans doute, les états de conscience que nous avons déjà éprouvés peuvent se reproduire en nous, dans l'ordre même où ils se sont primitivement déroulés ; et ainsi des portions de notre passé nous redeviennent présentes, tout en se distinguant spontanément du présent. Mais, si importante que soit cette distinction pour notre expérience privée, il s'en faut qu'elle suffise à constituer la notion ou catégorie de temps. Celle-ci ne consiste pas simplement dans une commémoration, partielle ou intégrale, de notre vie écoulée. C'est un cadre abstrait et impersonnel qui enveloppe non seulement notre existence individuelle, mais celle de l'humanité. C'est comme un tableau illimité où toute la durée est étalée sous le regard de l'esprit et où tous les événements possibles peuvent être situés par rapport à des points de repères fixes et déterminés. Ce n'est pas mon temps qui est ainsi organisé ; c'est le temps tel qu'il est objectivement pensé par tous les hommes d'une même civilisation. Cela seul suffit déjà à faire entrevoir qu'une telle organisation doit être collective. Et, en effet, l'observation établit que ces points de repère indispensables par rapport auxquels toutes choses sont classées temporellement, sont empruntés à la vie sociale. Les divisions en jours, semaines, mois, années, etc., correspondent à la périodicité des rites, des fêtes, des cérémonies publiques. Un calendrier exprime le rythme de l'activité collective en même temps qu'il a pour fonction d'en assurer la régularité. Il en est de même de l'espace. Comme l'a démontré Hamelin l'espace n'est pas ce milieu vague et indéterminé qu'avait imaginé Kant : purement et absolument homogène, il ne servirait à rien et n'offrirait même pas de prise à la pensée. La représentation spatiale consiste essentiellement dans une première coordination introduite entre les données de l'expérience sensible. Mais cette coordination serait impossible si les parties de l'espace s'équivalaient qualitativement, si elles étaient réellement substituables les unes aux autres. Pour pouvoir disposer spatialement les choses, il faut pouvoir les situer différemment : mettre les unes à droite, les autres à gauche, celles-ci en haut, celles-là en bas, au nord ou au sud, à l'est ou à l'ouest, etc. etc., de même que, pour pouvoir disposer temporellement les états de la conscience, il faut pouvoir les localiser à des dates déterminées. C'est dire que l'espace ne saurait être lui-même si, tout comme le temps, il n'était divisé et différencié. Mais ces divisions, qui lui sont essentielles, d'où lui viennent-elles ? Par lui-même, il n'a ni droite ni gauche, ni haut ni bas, ni nord ni sud, etc. Toutes ces distinctions viennent évidemment de ce que des valeurs affectives différentes ont été attribuées aux régions. Et comme tous les hommes d'une même civilisation se représentent l'espace de la même manière, il faut évidemment que ces valeurs affectives et les distinctions qui en dépendent leur soient également communes; ce qui implique presque nécessairement qu'elles sont d'origine sociale. Il y a, d'ailleurs, des cas où ce caractère social est rendu manifeste. Il existe des sociétés en Australie et dans l'Amérique du Nord où l'espace est conçu sous la forme d'un cercle immense, parce que le camp a lui-même une forme circulaire, et le cercle spatial est exactement divisé comme le cercle tribal et à l'image de ce dernier. Il y a autant de régions distinguées qu'il y a de clans dans la tribu et c'est la place occupée par les clans à l'intérieur du campement qui détermine l'orientation des régions. Chaque région se définit par le totem du clan auquel elle est assignée. Chez les Zuñi, par exemple, le pueblo comprend sept quartiers; chacun de ces quartiers est un groupe de clans qui a eu son unité : selon toute probabilité, c'était primitivement un clan unique qui s'est ensuite subdivisé. Or l'espace comprend également sept régions et chacun de ces sept quartiers du monde est en relations intimes avec un quartier du pueblo, c'est-à-dire avec un groupe de clans.« Ainsi, dit Cushing, une division est censée être en rapport avec le nord; une autre représente l'ouest, une autre le sud, etc. « Chaque quartier du pueblo a sa couleur caractéristique qui le symbolise ; chaque région a la sienne qui est exactement celle du quartier correspondant. Au cours de l'histoire, le nombre des clans fondamentaux a varié; le nombre des régions de l'espace a varié de la même manière. Ainsi, l'organisation sociale a été le modèle de l'organisation spatiale qui est comme un décalque de la première. Il n'y a pas jusqu'à la distinction de la droite et de la gauche qui, loin d'être impliquée dans la nature de l'homme en général, ne soit très vraisemblablement le produit de représentations religieuses, partant collective. On trouvera plus loin des preuves analogues relatives aux notions de genre, de force, de personnalité, d'efficacité. On peut même se demander si la notion de contradiction ne dépend pas, elle aussi, de conditions sociales. Ce qui tend à le faire croire, c'est que l'empire qu'elle a exercé sur la pensée a varié suivant les temps et les sociétés. Le principe d'identité domine aujourd'hui la pensée scientifique; mais il y a de vastes systèmes de représentations qui ont joué dans l'histoire des idées un rôle considérable et où il est fréquemment méconnu : ce sont les mythologies, depuis les plus grossières jusqu'aux plus savantes. Il y est, sans cesse, question d'êtres qui ont simultanément les attributs les plus contradictoires, qui sont à la fois uns et plusieurs, matériels et spirituels, qui peuvent se subdiviser indéfiniment sans rien perdre de ce qui les constitue; c'est, en mythologie, un axiome que la partie vaut le tout. Ces variations par lesquelles a passé dans l'histoire la règle qui semble gouverner notre logique actuelle prouvent que, loin d'être inscrite de toute éternité dans la constitution mentale de l'homme, elle dépend, au moins en partie, de facteurs historiques, par conséquent sociaux. Nous ne savons pas exactement quels ils sont; mais nous pouvons présumer qu'ils existent. Cette hypothèse une fois admise, le problème de la connaissance se pose dans des termes nouveau.
Jusqu'à présent, deux doctrines seulement étaient en présence. Pour les uns, les catégories ne peuvent être dérivées de l'expérience : elles lui sont logiquement antérieures et la conditionnent. On se les représente comme autant de données simples, irréductibles, immanentes à l'esprit humain en vertu de sa constitution native. C'est pourquoi on dit d'elles qu'elles sont a priori. Pour les autres, au contraire, elles seraient construites, faites de pièces et de morceaux, et c'est l'individu qui serait l'ouvrier de cette construction. Mais l'une et l'autre solution soulèvent de graves difficultés. Adopte-t-on la thèse empiriste ? Alors, il faut retirer aux catégories toutes leurs propriétés caractéristiques. Elles se distinguent, en effet, de toutes les autres connaissances par leur universalité et leur nécessité. Elles sont les concepts les plus généraux qui soient puisqu'elles s'appliquent à tout le réel, et, de même qu'elles ne sont attachées à aucun objet particulier, elles sont indépendantes de tout sujet individuel : elles sont le lieu commun où se rencontrent tous les esprits. De plus, ils s'y rencontrent nécessairement ; car la raison, qui n'est autre chose que l'ensemble des catégories fondamentales, est investie d'une autorité à laquelle nous ne pouvons nous dérober à volonté. Quand nous essayons de nous insurger contre elle, de nous affranchir de quelques-unes de ces notions essentielles, nous nous heurtons à de vives résistances. Non seulement donc elles ne dépendent pas de nous, mais elles s'imposent à nous. - Or les données empiriques présentent des caractères diamétralement opposés. Une sensation, une image se rapportent toujours à un objet déterminé ou à une collection d'objets de ce genre et elle exprime l'état momentané d'une conscience particulière : elle est essentiel- lement individuelle et subjective. Aussi pouvons-nous disposer, avec une liberté relative, des représentations qui ont cette origine. Sans doute, quand nos sensations sont actuelles, elles s'imposent à nous en lait. Mais, en droit, nous restons maîtres de les concevoir autrement qu'elles ne sont, de nous les représenter comme se déroulant dans un ordre différent de celui où elles se sont produites. Vis-à-vis d'elles, rien ne nous lie, tant que des considérations d'un autre genre n'interviennent pas. Voilà donc deux sortes de connaissances qui sont comme aux deux pôles contraires de l'intelligence. Dans ces conditions, ramener la raison à l'expérience, c'est la faire évanouir; car c'est réduire l'universalité et la nécessité qui la caractérisent à n'être que de pures apparences, des illusions qui peuvent être pratiquement commodes, mais qui ne correspondent à rien dans les choses; c'est, par conséquent, refuser toute réalité objective à la vie logique que les catégories ont pour fonction de régler et d'organiser. L'empirisme classique aboutit à l'irrationalisme; peut-être même est-ce par ce dernier nom qu'il conviendrait de le désigner. Les aprioristes, malgré le sens ordinairement attaché aux étiquettes, sont plus respectueux des faits. Parce qu'ils n'admettent pas comme une vérité d'évidence que les catégories sont faites des mêmes éléments que nos représentations sensibles, ils ne sont pas obligés de les appauvrir systématiquement, de les vider de tout contenu réel, de les réduire à n'être que des artifices verbaux. Ils leur laissent, au contraire, tous leurs caractères spécifiques. Les aprioristes sont des rationalistes ; ils croient que le monde a un aspect logique que la raison exprime éminemment. Mais pour cela, il leur faut attribuer à l'esprit un certain pouvoir de dépasser l'expérience, d'ajouter à ce qui lui est immédiatement donné ; or, de ce pouvoir singulier, ils ne donnent ni explication ni justification. Car ce n'est pas l'expliquer que se borner à dire qu'il est inhérent à la nature de l'intelligence humaine. Encore faudrait-il faire entrevoir d'où nous tenons cette surprenante prérogative et comment nous pouvons voir, dans les choses, des rapports que le spectacle des choses ne saurait nous révéler. Dire que l'expérience elle-même n'est possible qu'à cette condition, c'est peut-être déplacer le problème ; ce n'est pas le résoudre. Car il s'agit précisément de savoir d'où vient que l'expérience ne se suffit pas, mais suppose des conditions qui lui sont extérieures et antérieures, et comment il se fait que ces conditions sont réalisées quand et comme il convient. Pour répondre à ces questions, on a parfois imaginé, par-dessus les raisons individuelles, une raison supérieure et parfaite dont les premières émaneraient et de qui elles tiendraient par une sorte de participation mystique, leur merveilleuse faculté : c'est la raison divine. Mais cette hypothèse a, tout au moins, le grave inconvénient d'être Soustraite à tout contrôle expérimental ; elle ne satisfait donc pas aux conditions exigibles d'une hypothèse scientifique. De plus, les catégories de la pensée humaine ne sont jamais fixées sous une forme définie; elles se font, se défont, se refont sans cesse ; elles changent suivant les lieux et les temps. La raison divine est, au contraire, immuable. Comment cette immutabilité pourrait-elle rendre compte de cette incessante variabilité ?
Telles sont les deux conceptions qui se heurtent l'une contre l'autre depuis des siècles ; et, si le débat s'éternise, c'est qu'en vérité les arguments échangés s'équivalent sensiblement. Si la raison n'est qu'une forme de l'expérience individuelle, il n'y a plus de raison. D'autre part, si on lui reconnaît les pouvoirs qu'elle s'attribue, mais sans en rendre compte, il semble qu'on la mette en dehors de la nature et de la science. En présence de ces objections opposées, l'esprit reste incertain. - Mais si l'on admet l'origine sociale des catégories, une nouvelle attitude devient possible qui permettrait, croyons-nous, d'échapper à ces difficultés contraires. La proposition fondamentale de l'apriorisme, c'est que la connaissance est formée de deux sortes d'éléments irréductibles l'un à l'autre et comme de deux couches distinctes et superposées. Notre hypothèse maintient intégralement ce principe. En effet, les connaissances que l'on appelle empiriques, les seules dont les théoriciens de l'empirisme se soient jamais servi pour construire la raison, sont celles que l'action directe des objets suscite dans nos esprits. Ce sont donc des états individuels, qui s'expliquent tout entiers par la nature psychique de l'individu. Au contraire, si, comme nous le pensons, les catégories sont des représentations essentiellement collectives, elles traduisent avant tout des états de la collectivité : elles dépendent de la manière dont celle-ci est constituée et organisée, de sa morphologie, de ses institutions religieuses, morales, économiques, etc. Il y a donc entre ces deux espèces de représentations toute la distance qui sépare l'individuel du social, et on ne peut pas plus dériver les secondes des premières qu'on ne peut déduire la société de l'individu, le tout de la partie, le complexe du simple. La société est une réalité sui generis ; elle a ses caractères propres qu'on ne retrouve pas, ou qu'on ne retrouve pas sous la même forme, dans le reste de l'univers. Les représentations qui l'expriment ont donc un tout autre contenu que les représentations purement individuelles et l'on peut être assuré par avance que les premières ajoutent quelque chose aux secondes. La manière même dont se forment les unes et les autres achève de les différencier. Les représentations collectives sont le produit d'une immense coopération qui s'étend non seulement dans l'espace, mais dans le temps; pour les faire, une multitude d'esprits divers ont associé, mêlé, combiné leurs idées et leurs sentiments ; de longues séries de générations y ont accumulé leur expérience et leur savoir. Une intellectualité très particulière, infiniment plus riche et plus complexe que celle de l'individu, y est donc comme concentrée. On comprend dès lors comment la raison a le pouvoir de dépasser la portée des connaissances empiriques. Elle ne le doit pas à je ne sais quelle vertu mystérieuse, mais simplement à ce fait que, suivant une formule connue, l'homme est double. En lui, il y a deux êtres : un être individuel qui a sa base dans l'organisme et dont le cercle d'action se trouve, par cela même, étroitement limité, et un être social qui représente en nous la plus haute réalité, dans l'ordre intellectuel et moral, que nous puissions connaître par l'observation, j'entends la société. Cette dualité de notre nature a pour conséquence, dans l'ordre pratique, l'irréductibilité de l'idéal moral au mobile utilitaire, et, dans l'ordre de la pensée, l'irréductibilité de la raison à l'expérience individuelle. Dans la mesure où il participe de la société, l'individu se dépasse naturellement lui-même, aussi bien quand il pense que quand il agit. Ce même caractère social permet de comprendre d'où vient la nécessité des catégories. On dit d'une idée qu'elle est nécessaire quand, par une sorte de vertu interne, elle s'impose à l'esprit sans être accompagnée d'aucune preuve. Il y a donc en elle quelque chose qui contraint l'intelligence, qui emporte l'adhésion, sans examen préalable. Cette efficacité singulière, l'apriorisme la postule, mais n'en rend pas compte; car dire que les catégories sont nécessaires parce qu'elles sont indispensables au fonctionnement de la pensée, c'est simplement répéter qu'elles sont nécessaires. Mais si elles ont l'origine que nous leur avons attribuée, leur ascendant n'a plus rien qui surprenne. En effet, elles expriment les rapports les plus généraux qui existent entre les choses ; dépassant en extension toutes nos autres notions, elles dominent tout le détail de notre vie intellectuelle. Si donc, à chaque moment du temps, les hommes ne s'entendaient pas sur ces idées essentielles, s'ils n'avaient pas une conception homogène du temps, de l'espace, de la cause, du nombre, etc., tout accord deviendrait impossible entre les intelligences et, par suite, toute vie commune. Aussi la société ne peut-elle abandonner les catégories au libre arbitre des particuliers sans s'abandonner elle-même. Pour pouvoir vivre, elle n'a pas seulement besoin d'un suffisant conformisme moral ; il y a un minimum de conformisme logique dont elle ne peut davantage se passer. Pour cette raison, elle pèse de toute son autorité sur ses membres afin de prévenir les dissidences. Un esprit déroge-t-il ostensiblement à ces normes de toute pensée ? Elle ne le considère plus comme unesprit humain dans le plein sens du mot, et elle le traite en conséquence. C'est pourquoi, quand, même dans notre for intérieur, nous essayons de nous affranchir de ces notions fonda- mentales, nous sentons que nous ne sommes pas complètement libres, que quelque chose nous résiste, en nous et hors de nous. Hors de nous, il y a l'opinion qui nous juge; mais de plus, comme la société est aussi représentée en nous, elle s'oppose, du dedans de nous- mêmes, à ces velléités révolutionnaires; nous avons l'impression que nous ne pouvons nous y abandonner sans que notre pensée cesse d'être une pensée vraiment humaine. Telle paraît être l'origine de l'autorité très spéciale qui est inhérente à la raison et qui fait que nous acceptons de confiance ses suggestions. C'est l'autorité même de la société, se communiquant à certaines manières de penser qui sont comme les conditions indispensables de toute action commune. La nécessité avec laquelle les catégories s'imposent à nous n'est donc pas l'effet de simples habitudes dont nous pourrions secouer le joug avec un peu d'effort; ce n'est pas davantage une nécessité physique ou métaphysique, puisque les catégories changent suivant les lieux et les temps ; c'est une sorte particulière de nécessité morale qui est à la vie intellectuelle ce que l'obligation morale est à la volonté. Mais si les catégories ne traduisent originellement que des états sociaux, ne s'ensuit-il pas qu'elles ne peuvent s'appliquer au reste de la nature qu'à titre de métaphores ? Si elles sont faites uniquement pour exprimer des choses sociales, elles ne sauraient, semble-t-il, être étendues aux autres règnes que par voie de convention. Ainsi, en tant qu'elles nous servent à penser le monde physique ou biologique, elles ne pourraient avoir que la valeur de symboles artificiels, pratiquement utiles peut-être, mais sans rapport avec la réalité. On reviendrait donc, par une autre voie, au nominalisme et à l'empirisme. Mais interpréter de cette manière une théorie sociologique de la connaissance, c'est oublier que, si la société est une réalité spécifique, elle n'est cependant pas un empire dans un empire ; elle fait partie de la nature, elle en est la manifestation la plus haute. Le règne social est un règne naturel, qui ne diffère des autres que par sa complexité plus grande. Or il est impossible que la nature, dans ce qu'elle a de plus essentiel, soit radicalement différente d'elle-même, ici et là. Les relations fondamentales qui existent entre les choses - celles-là justement que les catégories ont pour fonction d'exprimer - ne sauraient donc être essentiellement dissemblables suivant les règnes. Si, pour des raisons que nous aurons à rechercher, elles se dégagent d'une façon plus apparente dans le monde social, il est impossible qu'elles ne se retrouvent pas ailleurs, quoique sous des formes plus enveloppées. La société les rend plus manifestes, mais elle n'en a pas le privilège. Voilà comment des notions qui ont été élaborées sur le modèle des choses sociales peuvent nous aider à penser des choses d'une autre nature. Du moins, si, quand elles sont ainsi détournées de leur signification première, ces notions jouent, en un sens, le rôle de symboles, c'est de symboles bien fondés. Si, par cela seul que ce sont des concepts construits, il y entre de l'artifice, c'est un artifice qui suit de près la nature et qui s'efforce de s'en rapprocher toujours davantage. De ce que les idées de temps, d'espace, de genre de cause, de personnalité sont construites avec des éléments sociaux, il ne faut donc pas conclure qu'elles sont dénuées de toute valeur objective. Au contraire, leur origine sociale fait plutôt présumer qu'elles ne sont pas sans fondement dans la nature des choses. Ainsi renouvelée, la théorie de la connaissance semble donc appelée à réunir les avantages contraires des deux théories rivales, sans en avoir les inconvénients. Elle conserve tous les principes essentiels de l'apriorisme; mais en même temps, elle s'inspire de cet esprit de positivité auquel l'empirisme s'efforçait de satisfaire. Elle laisse à la raison son pouvoir spécifique, mais elle en rend compte, et cela sans sortir du monde observable. Elle affirme, comme réelle, la dualité de notre vie intellectuelle, mais elle l'explique, et par des causes naturelles. Les catégories cessent d'être considérées comme des faits premiers et inanalysa- bles ; et cependant, elles restent d'une complexité dont des analyses aussi simplistes que celles dont se contentait l'empirisme ne sauraient avoir raison. Car elles apparaissent alors, non plus comme des notions très simples que le premier venu peut dégager de ses observations personnelles et que l'imagination populaire aurait malencontreusement compliquées, mais, au contraire, comme de savants instruments de pensée, que les groupes humains ont laborieusement forgés au cours des siècles et où ils ont accumulé le meilleur de leur capital intellectuel. Toute une partie de l'histoire de l'humanité y est comme résumée. C'est dire que, pour arriver à les comprendre et à les juger, il faut recourir à d'autres procédés que ceux qui ont été jusqu'à présent en usage. Pour savoir de quoi sont faites ces conceptions que nous n'avons pas faites nous-mêmes, il ne saurait suffire que nous interrogions notre conscience ; c'est hors de nous qu'il faut regarder, c'est l'histoire qu'il faut observer, c'est toute une science qu'il faut instituer, science complexe, qui ne peut avancer que lentement, par un travail collectif, et à laquelle le présent ouvrage apporte, à titre d'essai, quelques fragmentaires contributions. Sans faire de ces questions l'objet direct de notre étude, nous mettrons à profit toutes les occasions qui s'offriront à nous de saisir à leur naissance quelques-unes, tout au moins, de ces notions qui, tout en étant religieuses par leurs origines, devaient cependant rester à la base de la mentalité humaine.