Part (66)
Dans la salle à manger, qui s'ouvrait à l'extrémité du hall, nous trouvâmes huit boîtes de terre. Huit seulement et non pas neuf, comme nos recherches l'indiquaient ! Notre travail n'était pas fini, et ne le serait pas avant que nous trouvions cette boîte manquante. D'abord nous ouvrîmes les volets d'une fenêtre qui donnait sur une étroite cour pavée, en face d'une écurie qui ressemblait à la façade d'une maison miniature. Il n'y avait pas de fenêtre à cette construction, aussi il n'y avait pas de risque qu'on nous observe. Nous fûmes prompts à fouiller les caisses. Avec les outils que nous avions amenés, nous les ouvrîmes, une par une, et nous les traitâmes de la même façon que celles de la vieille chapelle. Il devenait évident que le Comte n'était pas présent dans la maison, et nous entreprîmes de chercher les objets qu'il devait avoir en sa possession. Apres un rapide regard à l'ensemble des pièces, depuis la cave jusqu'au grenier, nous conclûmes qu'il y avait dans la salle à manger des effets susceptibles d'appartenir au Comte, et nous procédâmes à leur examen minutieux. Ils gisaient dans une sorte de désordre contrôlé sur la grande table de la salle à manger. Il y avait les actes de vente de la maison de Picadilly dans un grand dossier ; des actes de vente des maisons de Mile End et de Bermondsey ; un carnet, des enveloppes, des plumes et de l'encre. Toutes ces choses étaient recouvertes d'un fin papier d'emballage pour les protéger de la poussière. Il y avait aussi une brosse à vêtement, une brosse à cheveux et un peigne, une cruche et une bassine - cette dernière contenant de l'eau sale, rougie comme par du sang. Enfin, il y avait un petit tas de clés de toutes sortes et de toutes tailles, probablement celles des autres maisons. Quand nous examinâmes cette dernière trouvaille, Lord Godalming et Quincey Morris prirent des notes précises des différentes adresses dans l'Est et dans le Sud, emportèrent les clés dans un grand paquet, et sortirent pour détruire les boîtes sur place. Nous autres, nous sommes en train d'attendre, aussi patiemment que possible, leur retour - ou bien… l'arrivée du Comte.
Chapitre 23 Journal du Docteur Seward 3 octobre Le temps nous parut très long, lorsque nous dûmes attendre le retour de Godalming et de Quincey Morris. Le Professeur fit en sorte de garder nos esprits en alerte, en les faisant fonctionner sans cesse. Je pouvais deviner son intention bienveillante aux regards de côté qu'il lançait de temps à autres à Harker. Le pauvre garçon est submergé d'une telle douleur que c'en est effrayant à regarder. Hier soir il était encore un homme ouvert, à l'apparence heureuse, avec un visage fort et jeune, plein d'énergie, et des cheveux très noirs. Aujourd'hui il est un vieillard hagard, aux traits tirés, dont les cheveux blancs s'harmonisent parfaitement avec les yeux creusés, brûlants, et les rides qui ont imprimé le chagrin sur son visage. Son énergie est cependant toujours intacte; il est vif comme une flamme. Cela pourrait d'ailleurs le sauver car, si tout se passe bien, cela lui fera traverser le passage le plus désespéré; il pourra alors, en quelque sorte, se réveiller aux réalités de la vie. Pauvre garçon - je croyais être à plaindre, mais que devrais-je dire de lui ! Le Professeur est très conscient de tout cela, et fait tout son possible pour lui occuper l'esprit. Ses paroles, d'ailleurs, dans les circonstances où nous nous trouvions, étaient de nature à nous intéresser et même à nous absorber. Les voici, si ma mémoire est à peu près fidèle : « J'ai étudié, et réétudié plusieurs fois, depuis qu'ils sont entre mes mains, tous les documents relatifs à ce monstre; et plus je l'étudie, plus je suis convaincu de la nécessité de l'éradiquer complètement. Il existe depuis le début des signes de son développement; non seulement de son pouvoir, mais aussi de la connaissance qu'il en a. Comme je l'ai appris, grâce aux recherches de mon ami Arminius de Budapest, il fut dans la vie un homme des plus extraordinaires. Soldat, homme d'état, et alchimiste - cette dernière science étant la fine fleur de la science de cette époque. Il était doté d'un cerveau puissant, d'une capacité d'apprendre hors pair, et d'un cœur qui ne connaissait ni la peur ni le remords. Il fut même assez audacieux pour suivre les enseignements de Scholomance, école d'alchimie de Transylvanie, et il n'y eut pas une branche de la science de son époque qu'il n'essaya pas de maîtriser. Eh bien, ce pouvoir cérébral est demeuré après sa mort physique; bien qu'il semblerait que sa mémoire ne soit pas absolument complète. Dans certains domaines de l'esprit, il s'est comporté, et se comporte encore, comme un enfant; mais il évolue, et sur certains points où il pouvait se montrer infantile, il est devenu un homme mûr. Il fait des expériences, et il les fait bien, et si nous ne nous étions pas trouvés sur son chemin, il serait aujourd'hui - et il peut encore devenir, si nous échouons - le père ou le protecteur d'une nouvelle race d'êtres, dont le destin se trouverait dans la mort, et non dans la vie. » Harker gémit et dit : « Et cette puissance est déployée contre ma tendre épouse ! Mais comment fait-il ses expériences ? La connaissance peut nous aider à le vaincre! » « Depuis le début, depuis son arrivée, il éprouve son pouvoir, lentement mais sûrement; ce gros cerveau d'enfant qu'il possède est en ébullition. Il est bon pour nous qu'il soit, à ce stade, encore un cerveau d'enfant; car s'il avait osé, au début, accomplir certaines choses, il serait depuis bien longtemps bien au-delà de notre pouvoir. Quoi qu'il en soit, il souhaite réussir, et un homme qui a des siècles devant lui peut se permettre d'attendre et d'aller lentement. « Festina Lente » pourrait bien être son tempo. » « Je ne comprends pas bien, dit Harker, d'un air fatigué. Oh, soyez, je vous en prie, très direct avec moi ! Peut-être que la douleur et l'angoisse affaiblissent mon cerveau. » Le Professeur posa tendrement la main sur son épaule en poursuivant : « Ah, mon enfant, je serai direct. Ne voyez-vous pas comment, récemment, ce monstre a progressé expérimentalement dans son savoir ? Comment il s'est servi du patient zoophage pour parvenir à pénétrer dans la maison de John; car notre Vampire, bien qu'il soit capable dans un second temps d'aller et venir à volonté, doit d'abord être invité dans un lieu par l'un de ses résidents. Mais cela ne constitue pas son expérimentation la plus cruciale. Ne voyons-nous pas qu'au début, ces immenses boîtes de terre étaient transportées par d'autres ? Il ne savait pas alors - cela tombe sous le sens… Mais au fur et à mesure, son grand cerveau d'enfant mûrit, et il commença à songer qu'il pourrait les déplacer lui-même. Alors il commença par donner un coup de main; et puis, quand il découvrit que cela ne posait aucune difficulté, il se mit à les transporter tout seul. Et ainsi il progresse, et il disperse ses cercueils; et nul autre que lui ne sait où ils sont dissimulés. Il peut avoir eu l'intention de les enterrer profondément dans le sol. Comme il ne les utilise que la nuit, ou à un moment où il peut changer de forme, cela lui est bien égal, et personne ne peut savoir qu'elles lui servent de repaire ! Mais, mon enfant, ne désespérez pas; car cette connaissance, il ne l'acquiert que trop tard ! Actuellement, tous ses repaires sont stérilisés, sauf un seul, et au coucher du soleil, le dernier repaire sera stérilisé aussi. Alors il n'aura plus de place où aller se cacher. J'ai retardé notre départ ce matin afin que nous en soyons certains. N'avons-nous pas un enjeu plus important que lui ? A ma montre, il est une heure, et, si tout va bien, ami Arthur et Quincey sont sur le chemin du retour. Aujourd'hui est notre jour, et nous devons aller lentement, mais sûrement, et ne perdre aucune opportunité. Vous voyez ! Nous serons cinq quand ceux qui sont absents reviendront. » Tandis qu'il parlait, nous fûmes interrompus par des coups frappés à la porte - les deux coups du garçon du télégramme. Nous nous précipitâmes tous d'un même élan dans le hall, et Van Helsing, levant sa main vers nous pour nous enjoindre au silence, marcha vers la porte et l'ouvrit. Le garçon tendait une dépêche. Le Professeur referma la porte, et, après avoir regardé l'adresse de l'expéditeur, l'ouvrit et la lut à haute voix. « Surveillez l'arrivée de D. Il vient juste, à 12h45, de sortir de Carfax précipitamment et il s'est hâté vers le Sud. Il semble faire un tour et veut peut-être vous voir. Mina. » Il y eut un silence, que rompit la voix de Jonathan Harker : « Maintenant, grâces à Dieu, nous allons enfin nous rencontrer! » Van Helsing se retourna vers lui vivement et dit : « Dieu agira en son temps et à sa façon. N'ayez pas peur, et ne vous réjouissez pas non plus pour le moment; car ce que nous désirons pour le moment pourrait bien entraîner notre destruction. » « Je ne me soucie plus de rien », répondit-il fiévreusement, « que de débarrasser la Création de cette brute. Je vendrais mon âme pour cela! » « Oh, tout doux, mon enfant », dit Van Helsing. Dieu n'achète pas les âmes dans sa sagesse; quant au Diable, bien qu'il les achète parfois, il n'a pas la foi. Mais Dieu est miséricordieux et juste, et il connaît votre douleur et votre dévouement pour Madam Mina. Pensez à elle, comme sa peine serait redoublée, si elle entendait seulement vos paroles sauvages. Ne craignez aucun d'entre nous, nous sommes tous dévoués à cette cause, et aujourd'hui en verra l'aboutissement. Le temps d'agir est venu; aujourd'hui ce vampire est limité aux pouvoirs des humains, et jusqu'au coucher du soleil il ne peut se transformer. Il lui faudra du temps pour arriver ici - voyons, il est une heure vingt - et il nous reste du temps avant qu'il soit en mesure d'apparaître, même s'il est plus rapide qu'il n'a jamais été. Ce que nous devons espérer, c'est que mon seigneur Arthur et Quincey arrivent en premier. » Environ une demi-heure après avoir reçu le télégramme de Mrs Harker, nous entendîmes un coup ferme et résolu à la porte d'entrée. Il s'agissait d'un coup ordinaire, comme en frappent quotidiennement des milliers de gentlemen, mais il fit s'emballer le coeur du Professeur et le mien. Nous nous regardâmes et, ensemble, nous sortîmes dans le hall; nos diverses armes prêtes à l'emploi - les armes spirituelles dans la main gauche, et les armes physiques dans la main droite. Van Helsing tira le verrou, et, ouvrant à demi la porte, il recula, les deux mains libres pour l'action. La joie de nos coeurs dut remonter jusqu'à nos visages quand sur le pas de la porte, nous vîmes Lord Godalming et Quincey Morris. Ils entrèrent rapidement et fermèrent la porte derrière eux, puis le premier dit, alors qu'ils entraient dans le hall :
« C'est bon. Nous avons trouvé les deux repaires; qui contenaient chacun six boîtes, et nous les avons toutes détruites ! » « Détruites? » demanda le Professeur. « Détruites pour lui! » Nous restâmes silencieux une minute, puis Quincey dit : « Il n'y a rien d'autre à faire que d'attendre ici. Si, toutefois, il ne se présente pas avant dix-sept heures, nous devrons y aller ; car nous ne pouvons laisser Mrs Harker seule après le coucher du soleil. » « Il sera là bientôt, maintenant », dit Van Helsing, qui avait consulté son carnet de poche. « Nota bene, d'après le télégramme de Madame, il s'est rendu vers le Sud, ce qui signifie qu'il a dû traverser la rivière, et il n'a pu le faire qu'à marée basse, ce qui devait être un peu avant une heure. Le fait qu'il se soit rendu vers le Sud a une importance pour nous. Il n'a pour l'instant que des soupçons, et il s'est rendu en premier, de Carfax, à l'endroit où il attendait le moins une intrusion. Vous deviez vous trouver à Bermondsey très peu de temps avant lui.