Part (68)
Ne dites pas des choses pareilles, Jonathan, mon époux; ou vous me briserez de peur et d'horreur. Pensez seulement, mon amour - j'ai eu le temps de penser à cela, j'y ai pensé toute la journée - que… peut-être… un jour… moi, aussi, je pourrais avoir besoin d'une telle pitié; et qu'un autre, semblable à vous - avec d'aussi bonnes raisons d'être en colère - pourrait me refuser sa pitié ! Oh, mon époux, mon époux, vraiment j'aurais évité de partager avec vous une telle pensée, s'il y avait eu un autre moyen; mais je prie pour que Dieu n'ait pas pris vos dures paroles autrement que comme le hurlement d'un cœur brisé, d'un homme plein d'amour et très tristement frappé. Oh, Dieu, que ces pauvres cheveux blancs soient la preuve de ce qu'il a subi, lui qui de sa vie n'a rien fait de mal, et sur lequel se sont abattus tant de malheurs. » Nous les hommes, nous étions tous en larmes à présent. Il était impossible d'y résister, et nous pleurâmes sans nous cacher. Elle pleura aussi, en voyant que ses conseils les plus doux avaient porté leurs fruits. Son mari tomba à genoux devant elle, et,
l'entourant de ses bras, il cacha son visage dans les plis de sa robe. Van Helsing nous fit signe et nous sortîmes de la pièce, laissant les deux amants seuls avec Dieu. Avant qu'ils se retirent, le Professeur prépara la chambre contre toute intrusion du vampire, et assura Mrs Harker qu'elle pouvait reposer en paix. Elle fit un effort pour le croire, et, de toute évidence pour le bien de son mari, elle essaya d'avoir l'air content. Il s'agissait d'une lutte courageuse, et je pense et je crois qu'elle ne fut pas vaine. Van Helsing avait préparé une cloche à côté de chacun d'eux afin qu'ils puissent sonner en cas d'urgence. Quand ils se furent retirés, Quincey, Godalming et moi décidâmes que nous monterions la garde chacun notre tour, pour veiller à la sécurité de la pauvre femme accablée. La première garde échut à Quincey, afin que les autres puissent aller se reposer dans leur lit aussi vite que possible. Godalming s'est déjà couché, car il a le deuxième quart. Et maintenant que mon travail est fini, je vais y aller, moi aussi. Journal de Jonathan Harker Nuit du 3 au 4 octobre, un peu avant minuit Je crus que la journée d'hier ne finirait jamais. Il y avait en moi un désir ardent de dormir, par une sorte d'absurde espoir qu'à mon réveil, je trouverais les choses changées, nécessairement pour le mieux. Avant de nous séparer, nous discutâmes de notre prochaine étape, mais nous n'arrivâmes à aucune conclusion. Tout ce que nous savions, c'était qu'il restait une boîte de terre, et que seul le Comte savait où elle se trouvait. S'il choisissait de demeurer caché, il pouvait déjouer nos plans pendant des années; et entre temps ! … la pensée est trop horrible, je n'ose me la formuler même à présent. Tout ce que je sais, c'est ceci : s'il y eut jamais une femme dotée de toutes les perfections, il s'agit de mon pauvre cher amour. Je l'aime un millier de fois plus, depuis la douce compassion qu'elle a témoignée hier soir, une compassion qui a rendu ma propre haine pour le monstre presque méprisable. Sans doute la mort d'une telle créature ne sera pas une grande perte pour la Création. Ceci représente un espoir pour moi. Nous sommes tous en train de partir à la dérive, entrainés vers des écueils, et la foi est notre seul ancrage. Dieu merci ! Mina est endormie, d'un sommeil sans rêve. J'ai peur de ce à quoi elle peut rêver, avec tant d'atroces souvenirs pour nourrir ses cauchemars. Elle n'a pas été aussi calme, à ma connaissance, depuis le coucher du soleil. Alors, pendant un moment, son visage se détendit comme une terre où vient le printemps après les giboulées de mars. Je crus à cet instant que c'était à cause de la douceur des rougeoiements du crépuscule sur son visage, mais d'une certaine façon je savais qu'il y avait là une signification plus profonde à ce phénomène. Je n'ai pas sommeil, moi-même, bien que je sois épuisé - mortellement épuisé. Mais je dois, quoi qu'il en soit, essayer de dormir, car il faut penser à demain. Il n'y aura pas de réel repos pour moi avant que … Plus tard J'ai dû m'endormir, car j'ai été réveillé par Mina, qui s'était assise dans le lit, l'air affolé. Je pouvais la voir clairement, car nous n'avions pas laissé la chambre dans le noir; elle avait placé une main sur ma bouche en guise d'alarme, et maintenant elle murmurait à mon oreille : « Chut ! Il y a quelqu'un dans le couloir ! » Je me levai doucement, et, traversant la pièce, j'ouvris délicatement la porte.
Juste au-dehors, installé sur un matelas, se trouvait Mr Morris, bien réveillé. Lui aussi leva une main pour m'inviter au silence, et me murmura : « Chut ! Retournez au lit ; tout va bien. L'un de nous veillera ici toute la nuit. Nous ne voulons prendre aucun risque! » Son expression et son geste m'interdisaient toute discussion, aussi je revins dans la chambre et expliquai ce qui se passait à Mina. Elle soupira et l'ombre d'un sourire passa sur son pauvre visage pâle, comme elle passait les bras autour de moi et me disait doucement : « Oh, que Dieu soit remercié de nous avoir envoyé ces hommes braves et bons ! » Avec un soupir elle se recoucha et s'endormit. J'écris ces lignes car je n'ai toujours pas sommeil, même si je sais que je dois essayer à nouveau de dormir. 4 octobre, matin J'ai été réveillé une fois encore par Mina pendant la nuit. Cette fois nous avions tous les deux bien dormi, puisque les lueurs grises de l'aube accusaient la forme rectangulaire des fenêtres, et que la flamme du gaz ressemblait davantage à une petite tache qu'à un large disque de lumière. Elle me dit, d'un ton pressant : « Allez chercher le Professeur. Je veux le voir tout de suite. » « Pourquoi ? » demandai-je. « J'ai une idée. Je suppose que cela m'est venu pendant la nuit, et que j'ai mûri cela sans m'en rendre compte. Il doit m'hypnotiser avant l'aube, et alors je serai capable de parler. Faites vite, mon cher, car l'heure est proche. » J'allai à la porte. Le Dr Seward se reposait sur le matelas, et, me voyant, il sauta sur ses pieds. « Quelque chose ne va pas ? » demanda-t-il, alarmé. « Non », répondis-je. « Mais Mina veut voir le Dr Van Helsing séance tenante. » « J'y vais », dit-il, et il se précipita dans la chambre du Professeur. En deux ou trois minutes, Van Helsing se trouvait dans la chambre, vêtu de sa robe de chambre, et Mr Morris et Lord Godlaming étaient à la porte, en train de poser des questions au Dr Seward. Quand le Professeur vit Mina sourire - d'un réel sourire qui chassait l'anxiété de son visage - il se frotta les mains et dit : « Oh ma chère Madam Mina, voici un grand changement. Vous voyez, ami Jonathan, nous avons retrouvé notre chère Madam Mina, c'est notre amie d'antan qui nous revient aujourd'hui ! » Ensuite, se tournant vers elle, il ajouta chaleureusement : « Et que puis-je faire pour vous ? Car à cette heure-ci, vous ne demandez pas ma présence pour rien. » « Je veux que vous m'hypnotisiez », dit-elle. « Faites-le avant l'aube, car je sens qu'alors, je pourrai parler, et parler librement. Faites-vite, il y a peu de temps! » Sans un mot, il la fit s'asseoir sur le lit. La regardant fixement, il commença à exécuter des passes devant elle, depuis le dessus de sa tête, vers le bas, alternativement avec les deux mains. Mina le regarda également fixement pendant quelques minutes, pendant lesquelles mon propre coeur battit comme un marteau-pilon, car je sentais qu'une crise allait survenir. Peu à peu ses yeux se fermèrent et elle se tint assise, absolument immobile; seul le léger mouvement de sa poitrine pouvait indiquer qu'elle était vivante. Le Professeur fit à nouveau quelques passes, puis s'arrêta, et je pus voir que son front ruisselait de sueur. Mina ouvrit les yeux, mais elle ne semblait pas être la même femme. Elle avait un regard lointain, et sa voix avait un accent tristement rêveur qui était nouveau pour moi. Levant la main pour imposer le silence, le Professeur se déplaça jusqu'à moi pour laisser entrer les autres. Mina ne parut pas se rendre compte de leur présence. Son immobilité fut brisée par la voix de Van Helsing, qui parlait d'un ton si bas qu'il ne dérangeait pas le cours de ses pensées : « Où êtes-vous ? » La réponse fut donnée d'un ton très neutre. « Je ne sais pas. Le sommeil n'a pas de lieu propre. » Pendant plusieurs minutes ce fut le silence. Mina était assise, rigide, et le Professeur était debout, les yeux fixés sur elle; quant à nous autres, nous osions à peine respirer. La pièce était en train de s'éclairer; sans lâcher Mina des yeux, le Dr Van Helsing se déplaça vers moi pour me faire signe de tirer les rideaux. Je m'exécutai, et le jour sembla nous inonder. Un rayon rouge frappa, et une lumière rosée parut se répandre à travers la pièce. A cet instant, le Professeur reprit la parole: « Où êtes-vous à présent ? » La réponse fut rêveuse, mais volontaire, comme si Mina était en train d'interpréter quelque chose. Je l'avais déjà entendue utiliser la même intonation lorsqu'elle était en train de déchiffrer des notes sténographiées. « Je l'ignore. Tout me semble étranger ! » « Que voyez-vous ? » « Je ne vois rien ; tout est noir. » « Qu'entendez-vous ? » Je pouvais déceler la tension dans la voix patiente du Professeur. « Le clapotis de l'eau. Elle glougloute parfois, et de petites vagues déferlent. Je peux les entendre dehors. » « Alors vous êtes dans un bateau ? » Nous nous regardâmes tous, essayant de glaner quelque chose les uns des autres. Nous avions peur de formuler nos pensées. La réponse fut rapide.
« Oh, oui ! » « Qu'entendez-vous d'autre ? » « Le son des hommes se bousculant au-dessus. Il y a aussi le craquement d'une chaine, et le fort tintement du cabestan arrêté par le linguet. » « Qu'êtes-vous en train de faire ? » « Je suis immobile - oh, tellement immobile. C'est comme la mort ! » La voix s'éteignit dans un profond soupir, comme celle de quelqu'un qui s'endort, et les yeux ouverts se fermèrent à nouveau. A cette heure le soleil s'était levé, et nous étions inondés de la pleine lumière du jour. Le Dr Van Helsing plaça ses mains sur les épaules de Mina, et fit reposer sa tête, doucement, sur l'oreiller. Elle resta allongée comme une enfant endormie pendant quelques instants, et puis, avec un long soupir, elle s'éveilla et regarda avec étonnement autour d'elle. « Ai-je parlé dans mon sommeil ? » furent ses premiers mots. Elle semblait, cependant, comprendre la situation sans qu'on ait besoin de la lui expliquer, car elle désirait ardemment savoir ce qu'elle avait dit. Le Professeur répéta la conversation, et elle dit : « Alors il n'y a pas un moment à perdre; il n'est peut-être pas trop tard! »Mr Morris et Lord Godalming avaient bondi à la porte, mais la voix calme du Professeur les rappela à l'ordre. « Restez, mes amis. Le navire, où qu'il se trouve, était en train de lever l'ancre en même temps qu'elle parlait. Et il y a beaucoup de bateaux en train de lever l'ancre en ce moment-même dans votre immense port de Londres. Quel est celui que vous cherchez ? Que grâces soient rendues à Dieu de ce que nous avons une nouvelle piste, bien que nous ne sachions pas où elle mène. Nous avons été aveugles, aveugles à la manière des hommes, car en regardant en arrière, nous voyons ce que nous aurions pu voir tout de suite, si nous avions été capables de voir ce qui était laissé à notre vue !