#104 – Les Français sont-ils radins ? (2)
Est-ce vraiment la preuve qu'ils sont radins ? Est-ce que le pourboire est seulement une question de générosité ?
[00:13:33] Aux États-Unis, beaucoup d'emplois dans le secteur des services dépendent du pourboire. Par exemple, le salaire de base des serveurs et serveuses dans les restaurants est très bas, donc ils ont besoin des pourboires pour joindre les deux bouts, pour payer toutes leurs factures à la fin du mois. C'est à cause de cette réalité économique que les Américains ont pris l'habitude de laisser systématiquement un pourboire, habitude qu'ils gardent quand ils partent en vacances à l'étranger.
[00:14:02] Bon, bien sûr, là, je simplifie. Je sais qu'il existe des différences entre les États. D'ailleurs, j'ai lu que le Président Joe Biden veut augmenter le salaire minimum pour notamment réduire cette dépendance au pourboire.
[00:14:08] Au contraire, si vous êtes déjà allés en France, vous savez que le prix du service est toujours inclus dans l'addition. Donc les serveurs et les serveuses ont un salaire fixe qui leur suffit pour vivre. Bon, ce n'est pas non plus un salaire mirobolant, un salaire énorme, mais ça leur permet de vivre. Comme le service est inclus dans l'addition, le pourboire est facultatif. Les clients français en laissent un seulement quand ils sont satisfaits du service.
[00:14:47] Par exemple, d'après une étude publiée en 2016, seuls 4 Français sur 10 laissent un pourboire au restaurant. Cette fois, ce sont des professionnels de la restauration et de l'hôtellerie qui ont répondu à l'enquête. Et apparemment, la tendance va dans le mauvais sens puisqu'une autre étude de 2017 montrait que le pourboire représentait seulement 2 à 3% de l'addition, contre 15 à 20% au début des années 2000. C'est pas beaucoup… Si vous allez passer des vacances en France, je vous conseille de laisser un pourboire d'au moins 10% de l'addition quand vous mangez au restaurant.
[00:15:29] D'ailleurs, dans ma vidéo sur les coiffeurs, certains d'entre vous m'ont demandé s'il faut laisser un pourboire à son coiffeur ou à sa coiffeuse. Alors là non plus, c'est pas obligatoire, mais oui, vous pouvez donner entre 1 et 5€.
[00:15:44] Cette question du pourboire, elle est devenue encore plus problématique avec l'arrivée des paiements sans contact. Le paiement sans contact, vous savez, c'est quand on paye avec sa carte bancaire ou son smartphone sans avoir besoin de faire le code, même pour des petites sommes de moins de 5€. C'est un mode de paiement tellement pratique qu'aujourd'hui les gens n'utilisent plus de liquide, ils payent tout par carte. Donc ils ont rarement des pièces sur eux, et c'est plus compliqué de laisser un pourboire.
[00:16:14] C'est en partie pour ça que le président français Emmanuel Macron a récemment annoncé la défiscalisation, des pourboires payés par carte bancaire. Il veut encourager les Français à laisser des pourboires par carte, notamment parce que le secteur des services a du mal à recruter depuis le covid. Mais honnêtement, je ne sais pas si cette mesure va changer grand-chose…
[00:16:38] Bref, tout ça pour dire que les pourboires ne sont peut-être pas la meilleure façon d'évaluer la générosité des gens.
[00:16:45] Alors, est-ce qu'il y a un autre indicateur plus pertinent pour comparer la générosité au niveau international ? Eh bien oui : le World Giving Index ! C'est un indicateur qui a été créé par la Charities Aid Foundation avec l'institut de sondage Gallup. En gros, dans ce sondage, ils posent trois questions :
Durant le mois précédent, avez-vous…
… aidé un inconnu ? … fait un don à une association caritative ? … donné de votre temps à une association ? [00:17:23] Grâce à ces questions, ils peuvent mesurer différentes formes d'aide : l'aide directe (par exemple, si vous achetez un sandwich à un sans-domicile fixe, quelqu'un qui vit dans la rue), l'aide monétaire (si vous donnez de l'argent à une organisation), et enfin si vous êtes bénévole dans une association, autrement dit vous donnez de votre temps pour une cause.
[00:17:45] Ensuite, ils font une moyenne des trois types d'aides, et ça leur permet de classer les pays selon la générosité de leurs habitants.
[00:17:54] Alors, l'édition 2020 était un peu particulière à cause de la pandémie, mais ça n'a pas beaucoup changé le classement de la France. On est plutôt bien classés pour le bénévolat, la participation aux associations, on est 30e. Mais apparemment, on n'aime pas aider les inconnus ni faire de dons aux associations caritatives. Donc quand on regarde le classement général, il faut descendre très bas pour trouver les Français. On est à la 106e place, parmi les dix derniers pays.
[00:18:28] Donc là, le résultat est sans appel, il est incontestable : les Français sont des gros radins.
Mais non, attendez, ce n'est pas si simple…
[00:18:39] Bon, vous allez dire que j'essaye encore une fois de défendre mes compatriotes, et vous aurez en partie raison. Mais ce qui est intéressant dans cette étude, c'est qu'elle s'intéresse aussi à la dimension culturelle de la générosité.
[00:18:52] Une des raisons qui peut expliquer le mauvais classement des Français, c'est l'État-providence. Je pense que j'ai déjà parlé de ce concept dans le podcast mais je vais faire un petit rappel, au cas où. On parle d'État-providence pour un État qui intervient activement dans le domaine social, un État qui met en place un système de protection sociale pour protéger ses citoyens de risques comme la maladie, le chômage, la vieillesse, etc. Et pour financer ces services, les citoyens payent des impôts élevés. C'est le modèle qui existe en France depuis la fin de la 2nde Guerre mondiale. Les Français payent beaucoup d'impôts et en contrepartie, l'État s'occupe de tout : du système de santé, de l'éducation, de la retraite, etc.
[00:19:44] Il faut savoir que la France est le 2ème pays du monde où on paye le plus d'impôts, juste derrière le Danemark. Là, je fais référence à un autre classement réalisé par l'OCDE, l'Organisation de Coopération et de Développement Économiques.
[00:20:00] Bref, nous les Français, on considère qu'avec tous les impôts qu'on paye, l'État devrait avoir les moyens de s'occuper de tout le monde. On lui laisse cette responsabilité. C'est pareil dans d'autres pays qui ont ce modèle d'État-providence, comme la Belgique, l'Italie et l'Espagne. Eux aussi, ils ont un taux d'imposition élevé et ils sont dans les dernières places du World Giving Index.
[00:20:24] Au contraire, aux États-Unis, les impôts sont relativement bas et le pays est bien classé dans le World Giving Index, il est 19e. Là aussi, si on simplifie, on peut dire qu'aux États-Unis, les gens savent que l'État n'a pas les moyens de venir en aide aux plus pauvres, et donc qu'il faut faire des dons aux associations caritatives pour qu'elles remplissent cette mission. Les enfants apprennent ça dès l'école, ils apprennent à récolter de l'argent pour des causes. C'est quelque chose qu'on ne fait pas du tout en France.
[00:20:58] Donc vous voyez, les Français ne sont pas radins ! C'est juste qu'ils payent trop d'impôts…
[00:21:03] Mais bon, en réalité, cette explication est un peu simpliste. Déjà, parce qu'il y a aussi des pays où les gens payent beaucoup d'impôts ET donnent beaucoup d'argent aux associations caritatives, notamment les pays scandinaves (la Suède, le Danemark et la Norvège). Et puis parce qu'il y a plein de facteurs qui entrent en compte dans cette question des dons, des facteurs qui ne sont pas liés à la générosité ou la radinerie des gens.
[00:21:29] Malheureusement, je n'ai pas trouvé de meilleures sources pour comparer la radinerie ou la générosité au niveau international. Alors, admettons que les Français soient plus radins que les autres. Y a-t-il des raisons historiques et culturelles qui expliquent ça ? C'est ce qu'on va essayer de voir maintenant.
[00:21:56] Vous savez que la France a pendant longtemps été un pays catholique. J'utilise le passé parce que ça n'est plus le cas depuis la fin du XXe siècle vu que la majorité des Français sont agnostiques, ils ne croient pas en Dieu. Mais on ne peut pas nier que la religion catholique a eu une grande influence sur les normes et les valeurs de mes compatriotes.
[00:22:18] Justement, dans la religion catholique, il y a ce qu'on appelle les sept péchés capitaux, autrement dit les sept vices qui sont à l'origine de tous les vices. Je n'arrive jamais à me souvenir des sept mais heureusement, j'ai la liste sous les yeux : l'orgueil, la gourmandise, la paresse, la luxure, l'avarice, la colère et l'envie. Bon, je ne vais pas tous les expliquer. Je vous laisse aller voir la transcription si vous avez besoin des traductions.
[00:22:47] Ce que je voulais vous montrer, c'est que la radinerie fait partie des sept péchés capitaux, mais sous son nom formel : l'avarice. Donc vu l'influence de la religion catholique en France, on ne devrait pas être avares ! Malheureusement, comme l'a écrit Aristote : l'avarice est incurable. Si on est avare, on le reste, même quand notre religion considère que c'est un péché capital.
[00:23:12] Et quand on analyse la littérature, on voit que les Français avaient ce vice même à l'époque où toute la population était catholique et pratiquante. La preuve, une des plus célèbres pièces de Molière écrite en 1688 s'intitulait L'Avare. Mais le plus drôle, c'est que Molière n'a pas inventé cette pièce. Il a adapté une pièce d'un auteur romain du IIIe siècle avant Jésus-Christ : Plaute. Donc vous voyez, l'avarice ne date pas d'hier !
[00:23:45] L'avare de Molière s'appelle Harpagon. C'est un vieil homme riche dont la seule passion est l'argent. Toutes ses décisions sont dictées par l'argent ou plutôt, par la peur de perdre son argent. Il a deux enfants (une fille, Élise, et un garçon, Cléante) mais il refuse qu'ils se marient parce qu'il a peur que les partenaires de ses enfants volent son argent. Pour lui, c'est une véritable obsession, il ne pense qu'à ça. Quand on lit cette pièce, c'est difficile d'avoir de l'empathie pour Harpagon. Il est tellement dévoré par sa passion pour l'argent qu'il ne lui reste aucune part d'humanité.
[00:24:022] Si vous n'avez jamais lu ou vu cette pièce de Molière, il y a eu une excellente adaptation au cinéma avec Louis de Funès. Vous pouvez en trouver quelques extraits sur YouTube. D'ailleurs, «Harpagon» est devenu un nom commun pour dire «avare». Si vous entendez quelqu'un dire «Philippe, c'est un vrai harpagon», ça veut dire que Philippe est avare, qu'il est radin.
[00:24:45] Il y a un autre auteur célèbre de la littérature française qui s'est beaucoup intéressé à la question de l'argent et de l'avarice : Honoré de Balzac. Et dans les romans de sa Comédie humaine, celui qui incarne le mieux ce vice, c'est Félix Grandet, un homme qui s'enrichit grâce à un héritage de sa belle famille, puis en faisant des opérations assez douteuses d'un point de vue moral.
[00:25:10] Vous voyez que dans ces deux cas, les avares sont des riches. C'est parce qu'on a tendance à associer l'avarice et la cupidité. La cupidité, c'est le vice qui consiste à vouloir accumuler toujours plus d'argent. Les avares et les cupides ont un point commun : ils considèrent l'argent comme une fin et non comme un moyen. Leur but n'est pas d'utiliser l'argent, mais de le posséder. La différence, c'est que ce qui fait plaisir aux avares, c'est de ne pas dépenser leur argent, alors que pour les cupides, c'est d'en avoir toujours plus sur leur compte en banque.
[00:25:46] Je pense que c'est plus facile d'avoir de l'empathie pour une personne avare qu'une personne cupide. On a tous un radin dans notre entourage. Parfois, son comportement nous énerve, mais on peut lui pardonner. C'est comme avec les mythomanes, les gens qui ne peuvent pas s'empêcher de mentir. Par contre, c'est plus difficile d'avoir de l'empathie pour Jeff Bezos qui offre des conditions de travail horribles à ses salariés pour améliorer la rentabilité d'Amazon alors qu'il est déjà multi milliardaire. L'avare nous fait rire mais le cupide nous révolte.
[00:26:22] Ce qui nous amuse chez les avares, les radins, c'est qu'ils font tout pour cacher ce défaut. Ils ont conscience d'être radins, mais ils ne veulent pas que les autres le sachent. Ils trouvent toujours une excuse pour ne pas dépenser leur argent, pour payer moins, pour ne pas contribuer à l'achat d'un cadeau d'anniversaire, etc. Mais ça finit forcément par se voir, comme avec George dans Seinfeld. Et c'est la grande malédiction des radins.