3 guerres sans mourir - L'étonnante histoire du musée de Picardie
Mes chers camarades, bien le bonjour ! Sur cette chaîne, je vous parle souvent de
guerre et de musées. Eh bien, cette fois-ci, je vous propose de mêler les deux thématiques
pour vous parler non pas d'un musée de la guerre, mais bien d'un musée en guerre !
On a déjà abordé l'an passé l'Histoire du musée du Picardie et justement
c'est un très bon exemple d'un musée qui a su traverser les conflits en restant toujours debout
comme dirait un chanteur français un peu connu...
Il faut bien comprendre une chose : la mission d'un musée est de protéger les œuvres qu'il renferme
Et même en temps de paix, les menaces ne manquent pas : vols, dégradations,
accidents, humidité, sécheresse et même… insectes ! Il y a beaucoup à faire et croyez moi,
ce n'est pas évident.
Alors si c'est déjà tout un travail en temps de paix,imaginez quand la guerre s'en mêle ! Et pour le coup, le musée de Picardie,
il a traversé la guerre franco-prussienne de 1870/1871, la première et la Seconde Guerre mondiale.
Si le musée était un homme, il aurait serré les fesses ! Allez, direction
1870 pour faire le point sur la situation. La guerre arrive à Amiens en 1870, lorsque
la France prend les armes contre le royaume de Prusse. Et comme la guerre ne tourne pas
vraiment à l'avantage des Français… c'est toute une armée prussienne qui se
dirige sur Amiens et occupe la ville à partir du 29 novembre 1870.
Le président de la commission du Musée, Charles Dufour, craint les pillages des soldats
ennemis, qui pourraient être tentés de se servir. La décision est prise de cacher les
œuvres ayant le plus de valeur. La question étant : où ? Parce que des œuvres
y'en a de toutes les natures et certaines sont plus grosses que d'autres, alors il
faut pouvoir adapter la cachette et le transport pour l'amener jusqu'à cette dernière
! À Paris, certaines œuvres ont déjà été
évacuées des musées impériaux pour être mises en sécurité, parfois jusqu'à Brest!
Mais le musée de Picardie, qui est à cette époque encore le musée Napoléon d'Amiens
est lui encore rempli d'œuvres qui doivent être protégées coûte que coûte, et c'est
donc au sein même du bâtiment que Charles Dufour va dissimuler autant de pièces majeures
qu'il le peut... en espérant que les soldats prussiens ne fouillent pas les lieux trop
en profondeur. Mais à sa grande surprise, les Prussiens
ne pillent pas le musée et font quelque chose de plus étonnant... ils s'y arrêtent,
y rentrent et le transforment… en hôpital militaire ! Des lits sont dressés dans les
salles du musée, où des toiles sont pourtant accrochées au mur ! Les soldats prussiens
se retrouvent donc en convalescence dans les vastes salles du Musée Napoléon avec pour
décoration de chambre, par exemple, une réplique à échelle 1:1 du Radeau de la Méduse de
Géricault. Si vous avez déjà fait un séjour à l'hôpital,
je doute que vous ayez eu le droit au même luxe !
L'occupation va durer 237 jours, durant lesquels le musée fonctionne comme un véritable
petit hôpital prussien, avec son personnel qui va et vient, ses cuisines qui tournent
à plein régime, et ses blessés qui peuvent flâner dans ce musée portant le nom de Napoléon…
Vu qu'ils viennent de tous contribuer à défaire le dit Napoléon III, je pense qu'ils
ont dû en savourer l'ironie pendant un moment !
Finalement, le 22 juillet 1871 les Prussiens s'en vont. Mais vous vous doutez bien que
cela a laissé des traces : les planchers ont été dégradés par les lits qu'on
y a traînés, les décors ont sérieusement souffert, et il faut des mois de travaux pour
qu'enfin, le musée rouvre en 1872. Et dès 1875, puisque la France est “dénapoléonisée”,
le Musée Napoléon devient le Musée de Picardie. Si vous pensez que le conservateur du musée
va pouvoir souffler un peu, vous faites erreur, car en 1914, non seulement la Première Guerre
mondiale éclate… mais une fois de plus, Amiens est sur le chemin des armées allemandes.
L'État, mieux préparé, fait déjà rapatrier une partie des œuvres du musée à Paris
pour les mettre en sécurité. La ville connaît alors une première et très
brève occupation du 31 août au 11 septembre 1914. Mais la bataille de la Marne oblige
les troupes allemandes à quitter rapidement Amiens sans avoir causé de dégâts.
En tout cas, pas dans le musée ! Car non loin, les Allemands ont bombardé la cathédrale
de Reims, et s'en prendre à un monument, c'est s'en prendre à la culture !
L'événement a d'ailleurs un retentissement international, et servira la propagande alliée durant toute
la guerre. Alors, qu'en face les Allemands accuseront justement les Français… de se
cacher derrière leurs œuvres d'art ! L'art est donc à la fois acteur de la guerre
- par la propagande - et victime - par les destructions.
Et hélas pour le musée d'Amiens, épargné jusqu'ici, en 1918… le front se rapproche
à nouveau dangereusement de la ville ! Et cette fois-ci, l'artillerie allemande entre
en action contre la cité. Ce qui complique sérieusement la situation du Musée de Picardie.
Le 26 mars 1918, deux bombes tombent sur le musée, détruisant plusieurs peintures et
de nombreux dessins de la collection Duthoit, très importante pour l'histoire locale ! Un
mois plus tard, de nouveaux obus tombent sur le Musée : la mise en sécurité des œuvres
devient plus urgente que jamais. Quant aux pièces des collections du musée
qui étaient pourtant supposées être en sécurité à Paris… la ville ayant elle
aussi subi des bombardements, il a fallu les évacuer de nouveau, et cette fois-ci, jusqu'à
Toulouse ! Au moins, là... on espère ne pas entendre
les obus allemands ! Et si c'est le cas, c'est que c'est mal barré...
Mais la question se pose toujours : que faire pour les œuvres encore proches du front,
au sein des murs du musée bombardé ? C'est là qu'intervient un nouveau service,
fraîchement créé : le Service de protection et d'évacuation des œuvres et objets d'art.
Une unité de l'armée spécialisée dans la sauvegarde du patrimoine en danger.
Ces militaires interviennent dans les musées, mais aussi dans les églises et monuments,
partout où des œuvres culturelles sont menacées par la guerre.
Une sorte de GIGN chargé de venir sauver la Joconde lorsqu'elle est en danger, si vous voulez !
Les hommes de cette unité dédiée au “Front Nord"
se rendent donc à Amiens sur ordre du Ministère des Beaux-Arts pour évacuer
les précieuses œuvres encore présentes au Musée de Picardie, avant de les enfermer
dans des dépôts sûrs, à l'écart du front, et bien gardés.
Par exemple, les peintures de Puvis, absolument monumentales et qui décorent le musée depuis
des décennies, sont démarouflées durant cette période. C'est-à-dire qu'on les
décolle pour les préserver. Une opération aussi impressionnante que délicate qui permettra
de sauver ce véritable trésor ! Les œuvres sont donc sauvegardées, mais
pas le bâtiment, qui bien que vide, est proche de la préfecture et continue donc à subir
les bombardements allemands, qui abîment les décors, les verrières, et toute l'architecture
des bâtiments du musée. Le 11 novembre 1918, l'armistice trouve
donc le musée inutilisable. Ses collections ont été presque intégralement sauvées,
mais elles ne peuvent pas retrouver leur place au musée. Il faudra de longues années de
travaux et de réparations pour qu'il rouvre enfin. Ce qui n'arrivera qu'en 1922.
Comme vous le voyez, le Musée de Picardie n'a pas eu une histoire facile. Mais comme
vous l'avez deviné… ce n'est pas fini. Et que le musée ne soit pas tiré d'affaire,
quelqu'un d'autre l'a deviné : cet homme, c'est Albert Roze, nouveau conservateur
du Musée de Picardie et célèbre sculpteur de son état. En 1938, il sent bien que fort
prochainement, on pourrait avoir besoin de protéger à nouveau le musée et ses œuvres
face à la guerre. Plans d'évacuation des œuvres, mise en
caisse, mesures de protection… Albert Roze prévoit toute une procédure pour sauver
les collections du musée et les bâtiments, et grand bien lui en prend puisqu'en 1939
éclate la Seconde Guerre mondiale. Le plan d'Albert Roze est mis en exécution, et
une partie des collections quitte le musée pour être mises en sécurité dans différents
lieux. Seulement voilà : la France capitule, et
une fois de plus, Amiens est occupée. Et si en 1870, les Prussiens avaient installé
un hôpital dans le musée, cette fois-ci, ils y verraient bien… la Kommandantur,
LE siège des autorités militaires locales allemandes... rien que ça !
Albert Roze, qui sait que le musée avait souffert de sa première occupation,
FAIT tout pour empêcher ce projet. Y compris dormir au sein même du musée pour que personne
ne puisse y rentrer sans son autorisation ! Et à force de négociations et d'utilisation
de son influence, il parvient à éviter que les allemands n'installent leurs quartiers
dans les murs dont il a la garde. Mais la guerre n'est pas finie !
Il faut donc continuer à évacuer les œuvres, par exemple, pour les sauver des bombardements
qui tombent sur la ville. Le musée est ainsi entièrement vidé de son contenu en 1942.
Et parce que rien n'est jamais simple, il faut de nouveau déplacer les œuvres lorsqu'à
partir de 1944, le front s'ouvre à nouveau en France, se déplace, cause des destructions…
et menace des dépôts d'œuvres. Bref, je vous l'ai dit, une musée en guerre,
c'est toute une histoire et ce n'est pas facile à gérer !
Et d'ailleurs, c'est bien beau de parler d'évacuation et de préservation des oeuvres,
mais concrètement, comment ça se passe ? Pour commencer, il y a ce qui ne bouge pas
: les bâtiments. Et pour les protéger, on les fortifie, tout simplement ! Barricades
aux fenêtres pour protéger du souffle des bombes, ou bien montagnes de sac de sable,
on fait avec ce qui est disponible ! Des poutres peuvent venir soutenir les éléments qui
risqueraient de s'écrouler en cas de bombardement, et de manière générale, on renforce
la structure du bâtiment. Les verrières précieuses, elles, sont souvent démontées, mises en caisses
et évacuées lorsque cela est possible. Quant aux sculptures, on n'hésite pas
à bâtir autour d'elles de véritables sarcophages de bois, au sein desquels les œuvres devraient
résister à la plupart des chocs. Et pour les éléments mobiles, on procède
à des mises en caisses, réalisées par des experts, qui décrochent et démontent tout
ce qui peut l'être avant de le placer dans des caisses rembourrées, que l'on charge
à bord de camions ou de trains, avant de les envoyer vers les lieux de stockage.
Cela peut être un château à l'écart des bombardements, Albert Roze y a recours durant la Seconde
Guerre mondiale, ou bien de véritables entrepôts souterrains capables de résister aux bombardements,
gardés par l'armée, et dignes de certaines scènes bien connues d'Indiana Jones.
Et ce genre de dispositif dont je vous parle n'appartient pas au passé : la France dispose
toujours aujourd'hui de plans d'évacuation de ses oeuvres, et ils ont servi encore récemment,
puisqu'en 2016, le Louvre y a eu recours pour la mise en sécurité préventive d'oeuvres
en vue de la crue de la Seine ! Mais revenons au Musée de Picardie. Car il
ne suffit pas de traverser les guerres : il faut aussi s'en remettre.
Et si je viens de vous raconter comment le musée a traversé trois conflits, ce n'est
pas pour autant qu'il pouvait enfin souffler un peu. Loin de là !
Imaginez-vous : le musée et ses collections atteignent la Libération… pour se retrouver
au milieu d'Amiens, ravagée par les bombardements, et qui n'est plus qu'un champ de ruines.
La ville doit se reconstruire pour entrer dans une nouvelle ère, et le musée va l'y accompagner,
sous l'influence du nouveau conservateur, nommé cette année-là : Robert Richard. C'est lui aussi un “conservateur de guerre”,
si l'on peut dire, puisqu'il était jusqu'alors en charge, justement, des dépôts de protection
des œuvres du département de la Somme. Il est donc tout désigné, aussi bien pour rapatrier
les collections qui sont dispersées sur tout le territoire, que pour relever le musée
au milieu des ruines. Sauf que rapatrier les œuvres prend du temps.
Beaucoup de temps. Et que le musée, lui, a besoin de vivre. Comment faire avec des
salles d'exposition incomplètes ? Eh bien, Robert Richard a bien sa petite idée.
D'abord, en combattant ce vieux cliché - que l'on croise parfois encore aujourd'hui
- comme quoi les musées seraient des lieux poussiéreux où il ne se passe jamais rien.
Pour ça, Robert Richard va donc multiplier les expositions, dont les vernissages deviennent
de véritables événements où l'on se presse pour voir, mais aussi pour être vu!
Ce qui n'est sans doute pas pour déplaire aux élus locaux…
Mais Robert Richard va plus loin : il va mettre en place dans les expositions… des œuvres
d'artistes locaux, d'enfants et d'étudiants du département ! Une stratégie payante,
puisque pour qu'une population s'approprie un musée, le mieux reste de l'y exposer
! Le conservateur va ainsi proposer un programme
culturel toujours plus riche, avec jusqu'à plus d'une dizaine d'expositions thématiques
par an, ce qui est beaucoup, mais aussi, un programme novateur et varié.
Là, on fait le grand écart. Un mois on propose au public d'admirer une collection de timbres
et le mois d'après...des avions de collection ! En passant par des photographies, des maquettes,
et quantité de sujets qui amènent les visiteurs à se presser pour découvrir les nouveautés du musée ! Et quand vos visiteurs associent “nouveautés”
et “musée”, on peut le dire : la mission est plutôt réussie.
Notre conservateur pourrait s'arrêter là… mais je vous l'ai dit, c'est un homme
d'action, qui ne se repose pas sur ses lauriers ! Il va ainsi ouvrir le musée aux associations
culturelles locales pour lier le musée au paysage culturel d'Amiens et de la Somme,
avant de lui-même sortir pour prendre la tête de l'Association de la Maison de la
culture dès sa création, puis de créer de nouveaux musées hors des murs du sien,
comme le Musée d'histoire naturelle, celui d'art local, d'histoire régionale…
bref rien ne l'arrête ! Au point que lorsqu'il trouve un théâtre
de marionnettes à vendre, il le rachète pour le faire entrer au musée et y organiser
des représentations ! Pour vous donner quelques chiffres, en 1950,
le musée n'accueillait que 9 000 visiteurs par an. Sept ans plus tard, et grâce aux
idées de Robert Richard, il accueille 42 000 visiteurs annuels ! Presque 5 fois plus
! Et ce, alors que les collections du musée sont incomplètes et que leur rapatriement
est toujours en cours et ne s'achèvera qu'en 1960 ! 15 ans après la guerre...
Lorsque Robert Richard quitte ses fonctions en 1978, sa mission est accomplie : le Musée
de Picardie s'est remis de la guerre, et est plus dynamique que jamais. Ses bâtiments
ont été modernisés, ses expositions sont prisées mais…Robert Richard a tellement
innové que ses projets ont fait de l'ombre aux collections permanentes du musée.
C'est quand même ballot et c'est donc à la nouvelle conservatrice, Véronique Alemany,
que va revenir la mission de mettre en valeur les richesses du musée… désormais en temps de paix !
Trois guerres, deux occupations, des bombardements,
des évacuations… le Musée de Picardie est la preuve qu'un musée, ce n'est pas
seulement un lieu pour parler d'histoire : c'est aussi un lieu où elle s'écrit
et elle se déroule. J'espère que cette vidéo vous a plu, merci
au Musée de Picardie pour ce partenariat et à Julien Hervieux pour la préparation
de l'émission. On se retrouve bientôt pour un nouvel épisode de Nota Bene. Salut!