Le dernier duel judiciaire du Moyen Âge (2)
accuse Jacques le Gris de l'avoir violé. Lors de leur service auprès du comte d'Alençon,
Carrouges était un guerrier impulsif et vif, Le Gris semblait être plus calculateur et a su mettre
son protecteur dans de bonnes dispositions, notamment en lui prêtant de fortes sommes,
obtenant en retour la jouissance du fameux domaine d'Aunou le Faucon, convoité par Jean de Carrouges.
Comme je l'ai raconté tout à l'heure, la perte du fief convoité réveille la rancœur de
Carrouges qui intente, quelques mois seulement après son mariage, un procès à son protecteur
pour contester le don du domaine d'Anou le Faucon. Tout aurait pu en rester là,
mais le Comte n'était pas de cet avis. Il s'adresse directement au vieux Charles V,
alors roi de France, pour lui demander de garantir le don fait à Jacques le Gris. Le roi,
vieux et fatigué, accepte la demande de son cousin et lui accorde une charte. Ce
document précisait que la donation du domaine d'Anou le Faucon était parfaitement régulière,
en remerciement des services rendus par Jacques le Gris à son seigneur. Le don était irrévocable,
la plainte de Carrouges était perdue avant même d'avoir été défendue.
C'était clairement pas le coup du siècle pour Carrouges qui en
un seul coup s'attire la rancune de son vieil ami et de son protecteur le comte.
Les années suivent et l'ascension de Jacques le Gris continue, il est même nommé écuyer
personnel du roi, un titre certes honorifique mais auquel Carrouges n'aurait même pas pu rêver.
La situation s'aggrave encore en 1382, lorsque le père de Jean meurt. Il lègue ses terres,
mais laisse libre certains postes qu'il occupait par la volonté du Comte d'Alencon, et notamment
celui de Capitaine de la forteresse de Bellême, elle aussi en Normandie. Ce genre de titre,
bien que dépendant en théorie du suzerain, étaient souvent transmis, dans les faits, avec l'héritage.
Mais le comte d'Alençon avait visiblement été profondément blessé par la procédure engagée par
le seigneur de Carrouges quelques années avant. Au lieu de nommer Jean à la succession de son
père, il confie la charge de capitaine à … Jacques le Gris. A ce stade on peut s'interroger sur les
intentions du Comte... En privant Carrouges de ce poste, il lui inflige une humiliation, puisqu'il
le prive d'un titre normalement héréditaire. Il indique qu'il ne le juge plus digne de confiance.
Carrouges, ivre de colère, fait alors une autre erreur : il intente une seconde procédure contre
son protecteur, afin de contester cette décision. Et il perd. Encore. Mais bon, Jean là il a plus
rien à perdre et il laisse la raison de côté ! Afin de compenser les pertes financières et
territoriales importantes dont il venait d'être victime, il décide d'investir sa
fortune en liquide et achète plusieurs domaines sur ses propres deniers. Mais il choisit… bien
mal. Les deux domaines qu'il acquiert sont en effet situés entre les terres de son seigneur et
celles de Jacques le Gris. Le Comte d'Alençon, à peine 10 jours après l'achat de Carrouges,
déclare que ces terres lui appartiennent de droit et exige qu'elles lui soient cédées.
Jean de Carrouges n'a donc même pas le temps de mettre un pied sur ces nouvelles
terres qu'il doit déjà les donner. Le comte le rembourse, mais le mal est fait : Carrouges est
désormais persuadé que Jacques le Gris a juré sa perte et a manipulé le Comte
d'Alençon pour dérober tout ce qu'il possède. Bien forcé de mettre de l'eau dans son vin,
Jean de Carrouges tente un rapprochement lors des fêtes de noel de l'année 1384. Selon les
sources racontant cet épisode, Carrouges, après avoir serré les mains de son ancien
ami et montré en public sa volonté de lui pardonner en faisant table rase du passé,
demande à Marguerite d'embrasser le Gris. Nous ne savons pas si cette rencontre
marque Jacques le Gris, mais il est souvent sous-entendu dans les sources que c'est ce
baiser qui fait naître chez le Gris une passion dévorante pour l'épouse de son ancien ami.
Tout ça nous amène à une question simple, presque une question de bon sens. Qu'est ce
qui peut amener des gens raisonnables à traiter un litige d'ordre juridique par une baston avec
de vraies armes ? Pour nous autres du 21e siècle, ça nous semble assez absurde et c'est vrai puisque
c'est probablement le plus fort, le plus jeune, le plus expérimenté, ou tout simplement le plus
chanceux qui va l'emporter. Aucun lien avec la culpabilité ou l'innocence. Mais en réalité,
est ce qu'il s'agit réellement de la fonction que remplit le duel judiciaire à l'époque ? Pour
répondre à cette question, il faut revenir un peu sur l'histoire de la notion de duel,
et en particulier du duel dit « judiciaire ». Régler un litige par un combat entre deux
individus est une habitude que l'on rencontre un peu partout et de tout temps. Si on se concentre
surtout sur l'Europe, il est impossible par exemple de ne pas citer les grands affrontements
entre héros, ou avec des divinités, que l'on retrouve dans l'Illiade d'Homere, dont le plus
connu est probablement le duel entre Achille et Hector, le fils du roi de Troie. Pourtant,
c'est dans l'histoire des territoires germaniques antiques qu'il faut chercher les origines
du duel médiéval. Et c'est par le biais de l'historiographie romaine, comme toujours,
que nous en savons plus sur cette origine. L'historien Tacite, qui écrit à la fin du
premier siècle un ouvrage intitulé « De Origine et Situ Germanorum », ou plus simplement « la
Germanie » explique que lorsque les habitants au-delà du Rhin hésitent sur les raisons ou
l'issue d'un conflit, ils organisent un combat entre un prisonnier ennemi et un champion de
leur peuple. C'est ce combat qui détermine la poursuite ou l'abandon de la guerre, comme dans
le récit du combat des Horaces et des Curiaces. Clairement on ne pense pas comme ça aujourd'hui
mais à l'époque on voyait ça comme une intervention divine qui modifie le cours
des événements et qui montre la voie à suivre. Tite Live, historien romain du 1er siècle avant
notre ère, décrit un siècle plus tôt une coutume semblable chez les Celtibères, qui vivaient sur
le territoire de l'actuel Espagne. Sauf que cette fois, le combat sert à faire cesser une dispute
entre deux partis. Bien plus tard, Paul Diacre, un bénédictin à la fois moine, historien et poète,
mentionne dans son histoire des Lombards une coutume de combat rituel qui, en évitant une
bataille, résout une controverse politique. En fait, les lois de chaque peuple germanique,
comme les Burgondes, les Angles, les Alamans et les Lombards, traitent toutes de ce type coutume
martiale, ce qui permet de poser l'hypothèse que la pratique du duel judiciaire est assez ancienne,
et résiste farouchement à la christianisation. Pourquoi tant de résistance ? Parce que le duel
dépasse de loin le simple combat défouloir. Du point de vue social, il a en fait une
conséquence majeure : réguler les vengeances et les guerres privées, en offrant une solution
définitive. On met face à face des individus et à la fin, y'en a un qui meurt. Définitif quoi...
Malgré tout, de nombreux aspects négatifs sont très vites identifiés, au sein même des lois
germaniques. Les juristes lombards, par exemple, dans le processus d'étude et de transmission
de leurs propres coutumes juridiques, doutent rapidement du bien-fondé de la pratique du duel
judiciaire, en remettant en question la justesse de la cause victorieuse. Pourtant, malgré ces
doutes, la pratique du duel judiciaire demeure, et est confirmée par Charlemagne lui-même,
dans un capitulaire de 803, instituant le duel avec un bouclier et un bâton. Cette organisation
du mode d'affrontement est maintenue par son successeur Louis le Pieux, en 816.
Mais s'ensuivent très vite des contestations. En 855, le troisième concile de Valence condamne
fermement la pratique du duel judiciaire, et excommunie tous ses participants. En 867, c'est le
pape lui-même, Nicolas I, qui évoque l'indignité du duel, qui forcerait Dieu à produire un miracle.
Et on ne force pas Dieu à produire des miracles, c'est pas bien !
Pourtant, ces condamnations ne mettent pas fin à la pratique du duel judiciaire,
loin de là. Même des dignitaires ecclésiastiques l'utilisent, sans forcément aller jusqu'au combat,
pour forcer la résolution de litiges fonciers face à des seigneurs locaux.
Une nouvelle remise en question du duel apparaît au XIIIe siècle, notamment par l'empereur Frédéric
II qui n'accepte que deux cas de duel recevables : la suspicion de lèse-majesté et le régicide,
deux cas d'insultes qui sont de toute façon réprimée durement par les coutumes médiévales.
C'est aussi à cette époque qu'un grand mouvement de compilation juridique est entamé. De nombreuses
cités réalisent un travail de rédaction et d'organisation de leurs coutumes juridiques, et
le duel n'échappe pas à cette remise en question. Au sein de l'espace urbain, la pratique du duel
est drastiquement réduite et on assiste à une disparition progressive de ce mode de résolution
dans les statuts communaux italiens, surtout grâce à l'activité des juristes universitaires, à leurs
études sur le droit romain et à la remise en question systématique du droit germanique.
Mais les condamnations n'émanent pas que des autorités ecclésiastiques ou des cités. Louis IX,
en France, dans le cadre des réformes de l'organisation de la justice,
interdit la tenue des duels, qui ne seront rétablis que sous le règne de Philippe le Bel.
Maintenant qu'on a dit tout ça, comment fonctionne le duel, du point de vue juridique ? Et bien le
duel est ce qu'on appelle un « fait de preuve ». A l'inverse de nos pratiques juridiques,
les procédures médiévales sont principalement accusatoires. Ce qui signifie que si une
personne est accusée de quelque chose, c'est à elle d'amener la preuve qu'elle n'a rien fait,
en faisant face à ses accusateurs. Un peu comme sur Youtube quand on te dit que tu as piqué une
musique alors que c'est pas vrai...bref ! Dans ce mode d'action, le serment a une importance
capitale : si votre parole a de la valeur, et celle de votre accusateur peu de valeur,
alors vous aurez peu de difficultés à « prouver » votre innocence. Mais c'est sans compter une
procédure que nous connaissons : l'enquête, qui consiste à mener une investigation sur
les faits afin de faire surgir la vérité des accusations et contre accusations.
Et contrairement à une idée reçue sur le moyen âge, l'enquête est respectée. Dans
la hiérarchie des preuves, c'est même elle qui occupe la première
place : une preuve obtenue par l'enquête est supérieure à une preuve par serment.
Mais ces modes d'action ne permettent pas de régler tous les litiges. Imaginez, par exemple,
que vous soyez accusé d'avoir volé le château d'un voisin, et qu'il n'y a aucune preuve,
à l'issue de l'enquête, que vous l'ayez volé. Votre accusateur a alors la possibilité de prêter
serment, afin de maintenir son accusation. Mais si vous jurez à votre tour, et que vous êtes tous les
deux accompagnés de co-jureurs qui consolident vos deux discours, comment sortir de l'impasse,
ou de la baston générale qui se profile ? Et bien il y a le duel !
Alors attention, on confond souvent le duel avec l'ordalie, qui consiste à confronter
un accusé par l'expression de la volonté divine. Du style, “met ta main dans le feu,
si elle brule pas, c'est que t'es innoncent”. Dans un duel, et les textes juridiques médiévaux
sont très clairs sur ce point, les duellistes ne sont pas confrontés à la volonté divine,
mais bel et bien l'un à l'autre. C'est avant tout un combat de personne à personne et c'est souvent
après le combat qu'on dit que c'est la volonté de dieu qui s'est manifestée. C'est d'ailleurs
très clair pour l'institution ecclésiastique, qui ne donnera jamais aucun cadre, aucun rituel,
au duel, qui reste une affaire civile. Donc, souvenez-vous : duel judiciaire n'est pas un
équivalent à l'ordalie, ou jugement de dieu. C'est une procédure civile, cadrée, avec la présence de
magistrats, qui ne mène pas forcément à la mort puisque l'objectif est d'obtenir une preuve.
Dès que Jean de Carrouges apprend, de la bouche de son épouse, la nouvelle de son agression,