Voler des cadavres, un business qui rapporte gros (2)
en médecine en 1828, cinq fois plus qu'en 1800. Et c'est pareil en Ecosse,
dont les académies de médecine, à Édimbourg et à Glasgow, sont très réputées. À Glasgow,
il y avait 54 apprentis chirurgiens en 1790 ; vingt ans plus tard il y
en a déjà 232 : presque 5 fois plus ! Il faut dire que ça rapporte : William Hunter,
un célèbre anatomiste qui avait créé sa petite école privée en 1746 à Londres,
se faisait 70 guinées de bénéfice à chaque cycle de conférences, l'équivalent de
deux ans de salaire d'un bon artisan. Bref, des étudiants en médecine avides
d'apprendre, on en a plein. Des professeurs d'anatomie qui rêvent de se faire des bourses
en platine si vous voyez ce que je veux dire, on en a pas mal aussi. Ce qu'on n'a pas,
ce sont des corps à disséquer. Et c'est un énorme paradoxe : pour attribuer le titre de chirurgien,
la Couronne anglaise exige qu'un étudiant en chirurgie dissèque au moins quatre macchabées
au cours de son cursus. Mais la même couronne anglaise refuse de donner aux écoles
de médecine les moyens de fournir les corps en question…
L'étape suivante est donc à la fois macabre et logique.
Dans un premier temps, ça relève encore du système D. Puisque les établissements
ne fournissent pas de cadavres aux étudiants, ceux-ci ont fini par aller les chercher
eux-mêmes. Grâce aux journaux de l'époque, grâce aussi aux archives de la justice,
on a plein de traces d'affaires bien sales où des étudiants se font choper en train de
déterrer des dépouilles fraîchement enterrées, généralement la nuit.
Mais rapidement, les étudiants se heurtent à toute une série de difficultés.
Premier problème : voler des corps, ça prend du temps. Il faut repérer la date des
enterrements, préparer l'opération, guetter le bon moment pour agir, trouver les outils
pour sortir le cercueil, ramener tout ça à pied ou en charrette… C'est fatigant, c'est
long, et s'il y a bien un truc dont manquent les étudiants en médecine, hier comme
aujourd'hui, c'est bien du temps libre.
Deuxième problème, c'est dangereux. Allez savoir pourquoi, la famille et les amis des
chers disparus apprécient moyennement l'idée que des petits malotrus viennent
piquer les corps de leurs proches pour les découper. C'est un sacrilège qui peut vite
finir mal quand on se fait attraper, surtout quand il s'agit de corps d'enfants, ce qui
est assez fréquent pour l'excellente raison qu'ils sont plus faciles à sortir de terre.
Parfois, ça vire même à l'émeute comme à Édimbourg, en 1742.
En mars de cette année-là, après plusieurs flagrants délits bien glauques, une foule en
colère a saccagé les maisons de tous les étudiants en chirurgie de la ville et carrément foutu
le feu à la moitié de la fac de médecine. C'est chaud, mais ça se comprend...
Troisième problème, c'est un coup à y laisser sa réputation. Bizarrement, ce n'est pas
tellement à cause des condamnations en elles-mêmes : à l'époque, le droit anglais ne
prévoit rien de spécial concernant le vol de cadavres, qui n'est pas sanctionné en lui-
même. La plupart du temps, ça se termine par une amende, d'autant qu'on parle en
général de jeunes gens de la bonne société, capables de payer des avocats solides.
Non, le problème, c'est que transporter des cadavres de gosses dans une brouette, ça
fait quand même vite tâche sur un CV. Rapidement, les étudiants et leurs professeurs
réalisent qu'ils ont bien plus intérêt à payer des gens pour leur rapporter des
corps que de se les procurer eux-mêmes. C'est moins risqué à tous les niveaux.
Et pour se procurer de cadavres, les anatomistes se tournent vers le secteur… on va dire
pas très officiel… Voilà comment petit à petit,
à partir des années 1750, se met en place tout une économie clandestine. Une nouvelle
profession apparait, les profanateurs de sépulture, qu'on ne tarde pas à appeler
les resurrection men ou les body snatchers, littéralement les arracheurs de cadavres.
Le phénomène n'est d'ailleurs pas tout à fait neuf : des petits malins qui déterraient
des corps, ça existait déjà. Les premiers body snatchers cherchaient bien des corps
humains, mais ça n'était pas pour fournir les anatomistes : le but, c'était de récupérer
la graisse pour faire de chandelles. Ou les ratiches, pour en faire des prothèses
dentaires. Ben oui : vous croyez qu'on faisait comment
pour fabriquer des dentiers, avant la porcelaine ? Eh, je vous avais prévenu que ça serait un peu
crade… Attendez.., je ne vous avais peut être pas prévenu en fait... Bon,
ben ça va être un peu crade. En tout cas, là, on passe tout de suite à un
business d'une autre dimension. Et c'est logique, parce que tout le monde y gagne.
Pour les commanditaires, les anatomistes et leurs élèves, c'est une manière certes
payante mais facile d'obtenir des cadavres à peu près frais, sans ruiner sa réputation.
Pour les autorités, c'est pratique : en regardant ailleurs et en laissant les choses se
faire en douce, ça évite de voter un projet de loi explosif, avec une opinion publique
profondément heurtée à l'idée qu'on découpe des corps. À part ceux des criminels, et
encore. Et pour les fournisseurs, c'est une aubaine.
Il y a de l'offre, il y a de la demande, ça n'est techniquement pas bien compliqué et
le moins qu'on puisse dire, c'est que l'Angleterre ne manque pas de cadavres à
une époque où on a quand même vite fait de claquer avant trente ans.
Et voilà comment à partir des années 1740 ou 1750, on voit naître en quelques années
un vrai petit marché du macchabée, avec ses règles, ses prix, ses négociations, ses
tarifs de groupe… Tout ça, on le connaît
très bien grâce à plusieurs types d'archives. Il y a les journaux,
déjà, qui couvrent régulièrement ce genre d'actualité, à chaque fois qu'un body
snatcher se fait choper avec un sac bien dodu sur le dos. Il y a les archives de la
police et les minutes des procès, aussi, mais le plus beau, ce sont les journaux
intimes des chirurgiens et les livres de compte des profanateurs de sépulture eux-
mêmes. Grâce à tout ça, on a une idée très précise
des tarifs pratiqués, mais aussi de l'ampleur du phénomène.
En 1795, à Lambeth, un groupe de quinze body snatchers a ainsi partagé ses tarifs
avec la Cour pendant son procès : deux guinées et une couronne par cadavre en
moyenne, à une époque où un ouvrier bien payé gagnait une guinée par semaine.
En 1828, on sent que l'inflation est passée par là grâce au journal du médecin Astley
Cooper, grand spécialiste du système vasculaire mais surtout chirurgien personnel
de Georges IV, de Guillaume IV et grand consommateur de cadavres en tous genres,
pour son propre entraînement comme pour la formation de ses étudiants. À en croire
ses propres notes, il estimait le tarif moyen par corps à huit guinées tout en précisant
que le prix pouvait varier de 1 à 20. Et justement,
comment ça se fixe le prix d'un cadavre ? Eh bien tout rentre en ligne de compte. Le
principal critère, c'est l'état du corps, un peu comme chez le poissonnier. Plus c'est frais,
plus les clients sont contents. Et plus ça commence à couler, moins ils sont prêts à payer.
En dehors de la date du décès, tous les paramètres jouent. L'âge du « patient », le
sexe, la couleur de peau… Un corps d'homme, ça se vend en général plus cher. Pas
tellement par sexisme d'ailleurs, mais surtout parce que leur musculature est souvent
plus développée, donc plus facile à disséquer pour des débutants.
C'est L'anatomie pour les Nuls, quoi. Les anatomistes sont aussi prêts à
payer très cher pour des corps qui sortent de l'ordinaire. En 1783, à Londres, un certain
John Hunter a ainsi acheté l'enveloppe terrestre du regretté Charles Byrne,
un Irlandais qui dépassait les 2 mètres 10. Le brave garçon avait pourtant fait promettre à
ses amis de protéger sa dépouille mais qu'est-ce que vous voulez : même pour
un bon copain, quand un type un peu louche débarque avec 500 livres dans son portefeuille,
soit l'équivalent de 33 000 euros d'aujourd'hui, on hésite.
Faut comprendre. C'est humain. Je juge pas. En revanche, cette situation est assez
exceptionnelle et il ne faut pas imaginer que les corps pouvaient se vendre à ce prix là tous les
jours. À Londres, vers 1812, le prix moyen tourne plutôt autour de six ou
huit guinées par corps, l'équivalent de 6 à 8 semaines de salaire pour un artisan. Et ça,
on le sait grâce à un document complétement dingue : le journal d'un
body snatcher, Joseph Naples, qui appartenait au gang de Ben Crouch, le patron d'une de
ces nombreuses petites PME qui faisaient dans le trafic de cadavres au début du 19e siècle.
On a retrouvé ses comptes pour toute l'année 1811-1812, ce qui permet d'en savoir
plus sur le tarif des corps, mais aussi sur l'ampleur de leur petite affaire : chaque nuit,
le gang sortait 4 à 6 cadavres de terre, aussitôt livrés dans les facs de médecines ou
dans les écoles privées, en général discrètement et par la porte de derrière.
Autrement dit, le gang pouvait se faire jusqu'à 48 guinées par jour, soit une grosse
année de salaire pour un ouvrier du textile.
Un an de salaire, en un seul jour...À ce prix-là,
je crois que la question elle est vite répondue et on comprend pourquoi la carrière de body
snatcher a attiré une tripotée de jeunes entrepreneurs dynamiques à Londres, à Liverpool
et dans toutes les grandes villes du pays. Rien qu'à Londres, l'historienne
Ruth Richardson estime que 200 personnes exerçaient la noble profession de « resurrection
men » dans les années 1830. Pendant des décennies, ces braves gens ont alimenté
les hôpitaux de toutes les grandes villes du pays, de Londres à Liverpool en
passant par Édimbourg ou Manchester. Et ça représente plusieurs milliers de corps par an.
Ça rapportait bien, les risques étaient relativement faibles et ça n'avait rien de bien
sorcier. Il y avait même une forme de sécurité sociale avant l'heure qui a été mise en
place pour la profession ! Pour sécuriser leurs approvisionnements, certains gros
clients ont commencé à offrir toute une série de garanties à leurs fournisseurs. Sir
Astley Cooper, le chirurgien du roi dont on a déjà parlé, promettait par exemple à ses
body snatchers une protection financière en cas d'arrestation. Mieux encore, il
apportait sa protection à toute leur famille pendant que le coupable attendait
patiemment sa libération. Au quotidien, le métier n'était pas si pénible,
surtout comparé à d'autres. Après tout, au 19e, on trouvait assez rarement un travail de bureau
avec une machine à café et un babyfoot dans la salle de pause. Alors déterrer des
corps ou travailler aux abattoirs, franchement… Pour savoir quand et où creuser, la plupart des
body snatchers travaillaient de près ou de loin dans le monde de la
mort ou de la médecine. Brancardiers, embaumeurs,
infirmiers, chanoines, employés de l'état-civil, fossoyeurs, salariés des cimetières ou des
paroisses… Tout un petit monde de gens plutôt mal payés et pas forcément très
respectés. Pour ceux qui trimaient sans cesse pour un salaire de misère, ça devait être
sacrément tentant de pouvoir gagner une pièce ou deux en glissant la bonne information
dans la bonne oreille. Et pour les body snatchers eux-mêmes, c'était du temps de
gagné de graisser les bonnes pattes et de corrompre les bonnes personnes,
histoire de savoir où creuser. Petite précision tout de même, c'était un boulot
qui ne durait pas toute l'année, en général, car l'activité était plutôt saisonnière, d'octobre
à mai, pour deux raisons. D'abord, la période d'octobre à mai, c'est aussi celle où les
étudiants travaillent avant la pause de l'été. Ensuite,
croyez-moi, quand votre boulot consiste à sortir des gens de leurs cercueils, vous
comprendrez vite qu'on a plutôt intérêt à faire ça en automne ou en hiver, mais surtout pas
en été, sous peine de respirer des trucs pas franchement agréables. L'hiver, en revanche,
pas de problème : non seulement les cadavres sont plus frais au cimetière, mais on peut les
conserver plus facilement quelque part, sans avoir à se précipiter pour les livrer en version