VII. — Le profil de Napoléon (1)
Aussitôt que le préfet de Police, le chef de la Sûreté et les magistrats instructeurs eurent quitté l'hôtel de Daubrecq, après une première enquête dont le résultat, d'ailleurs, fut tout à fait négatif, Prasville reprit ses investigations personnelles.
Il examinait le cabinet de travail et les traces de la lutte qui s'y était déroulée, lorsque la concierge lui apporta une carte de visite, où des mots au crayon étaient griffonnés.
— Faites entrer cette dame, dit-il.
— Cette dame n'est pas seule, dit la concierge.
— Ah ! Et bien, faites entrer aussi l'autre personne.
Clarisse Mergy fut alors introduite, et tout de suite, présentant le monsieur qui l'accompagnait, un monsieur en redingote noire trop étroite, assez malpropre, aux allures timides, et qui avait l'air fort embarrassé de son vieux chapeau melon, de son parapluie de cotonnade, de son unique gant, de toute sa personne !
— Monsieur Nicole, dit-elle, professeur libre, et répétiteur de mon petit Jacques. M. Nicole m'a beaucoup aidée de ses conseils depuis un an. C'est lui, notamment, qui a reconstitué toute l'histoire du bouchon de cristal. Je voudrais qu'il connût comme moi, si vous ne voyez pas d'inconvénient à me le raconter, les détails de cet enlèvement… qui m'inquiète, qui dérange mes plans… les vôtres aussi, n'est-ce pas ?
Prasville avait toute confiance en Clarisse Mergy, dont il connaissait la haine implacable contre Daubrecq, et dont il appréciait le concours en cette affaire. Il ne fit donc aucune difficulté pour dire ce qu'il savait, grâce à certains indices et surtout à la déposition de la concierge.
La chose, du reste, était fort simple.
Daubrecq, qui avait assisté comme témoin au procès de Gilbert et de Vaucheray, et qu'on avait remarqué au Palais de Justice pendant les plaidoiries, était rentré chez lui vers six heures. La concierge affirmait qu'il était rentré seul et qu'il n'y avait personne, à ce moment, dans l'hôtel. Pourtant, quelques minutes plus tard, elle entendait des cris, puis le bruit d'une lutte, deux détonations, et, de sa loge, elle voyait quatre individus masqués qui dégringolaient les marches du perron, en portant le député Daubrecq, et qui se hâtaient vers la grille. Ils l'ouvrirent. Au même instant, une automobile arrivait devant l'hôtel. Les quatre hommes s'y engouffrèrent, et l'automobile, qui ne s'était pour ainsi dire pas arrêtée, partit à grande allure.
— N'y avait-il pas toujours deux agents en faction ? demanda Clarisse.
— Ils étaient là, affirma Prasville, mais à cent cinquante mètres de distance, et l'enlèvement fut si rapide que, malgré toute leur hâte, ils ne purent s'interposer.
— Et ils n'ont rien surpris ? rien trouvé ?
— Rien, ou presque rien… Ceci tout simplement.
— Qu'est-ce que c'est que cela ?
— Un petit morceau d'ivoire qu'ils ont ramassé à terre. Dans l'automobile, il y avait un cinquième individu, que la concierge, de la fenêtre de sa loge, vit descendre, pendant qu'on hissait Daubrecq. Au moment de remonter, il laissa tomber quelque chose qu'il ramassa aussitôt. Mais ce quelque chose dut se casser sur le pavé du trottoir, car voici le fragment d'ivoire qu'on a recueilli.
— Mais, dit Clarisse, ces quatre individus, comment purent-ils entrer ?
— Évidemment à l'aide de fausses clefs, et pendant que la concierge faisait ses provisions, au cours de l'après-midi, et il leur fut facile de se cacher, puisque Daubrecq n'avait pas d'autre domestique. Tout me porte à croire qu'ils se cachèrent dans cette pièce voisine, qui est la salle à manger, et qu'ensuite ils assaillirent Daubrecq dans son bureau. Le bouleversement des meubles et des objets prouve la violence de la lutte. Sur le tapis, nous avons trouvé ce revolver à gros calibre qui appartient à Daubrecq. des balles a même brisé la glace de la cheminée.
Clarisse se tourna vers son compagnon afin qu'il exprimât un avis. Mais M. Nicole, les yeux obstinément baissés, n'avait point bougé de sa chaise, et il pétrissait les bords de son chapeau, comme s'il n'eût pas encore découvert une place convenable pour l'y déposer.
Prasville eut un sourire. Évidemment, le conseiller de Clarisse ne lui semblait pas de première force.
— L'affaire est quelque peu obscure, dit-il, n'est-ce pas, monsieur ?
— Oui… oui… confessa M. Nicole, très obscure.
— Alors vous n'avez pas votre petite idée personnelle sur la question ?
— Dame, monsieur le secrétaire général, je pense que Daubrecq a beaucoup d'ennemis.
— Ah ! ah ! parfait.
— Et que plusieurs de ces ennemis, ayant intérêt à sa disparition, ont dû se liguer contre lui.
— Parfait, parfait, approuva Prasville, avec une complaisance ironique, parfait, tout s'éclaire. Il ne vous reste plus qu'à nous donner une petite indication qui nous permette d'orienter nos recherches.
— Ne croyez-vous pas, monsieur le secrétaire général, que ce fragment d'ivoire ramassé par terre…
— Non, monsieur Nicole, non. Ce fragment provient d'un objet quelconque que nous ne connaissons pas, et que son propriétaire s'empressera de cacher. Il faudrait, tout au moins, pour remonter à ce propriétaire, définir la nature même de cet objet.
M. Nicole réfléchit, puis commença :
— Monsieur le secrétaire général, lorsque Napoléon ier tomba du pouvoir…
— Oh ! oh ! monsieur Nicole, un cours sur l'histoire de France !
— Une phrase, monsieur le secrétaire général, une simple phrase que je vous demande la permission d'achever. Lorsque Napoléon ier tomba du pouvoir, la Restauration mit en demi-solde un certain nombre d'officiers qui, surveillés par la police, suspects aux autorités, mais fidèles au souvenir de l'Empereur, s'ingénièrent à reproduire l'image de leur idole dans tous les objets d'usage familier ; tabatières, bagues, épingles de cravate, couteaux, etc.
— Eh bien ?
— Eh bien, ce fragment provient d'une canne, ou plutôt d'une sorte de casse-tête en jonc dont la pomme est formée d'un bloc d'ivoire sculpté. En regardant ce bloc d'une certaine façon, on finit par découvrir que la ligne extérieure représente le profil du petit caporal. Vous avez entre les mains, monsieur le secrétaire général, un morceau de la pomme d'ivoire qui surmontait le casse-tête d'un demi-solde.
— En effet… dit Prasville qui examinait à la lumière la pièce à conviction… en effet, on distingue un profil… mais je ne vois pas la conclusion…
— La conclusion est simple. Parmi les victimes de Daubrecq, parmi ceux dont le nom est inscrit sur la fameuse liste, se trouve le descendant d'une famille corse au service de Napoléon, enrichie et anoblie par lui, ruinée plus tard sous la Restauration. Il y a neuf chances sur dix pour que ce descendant, qui fut, il y a quelques années, le chef du parti bonapartiste, soit le cinquième personnage qui se dissimulait dans l'automobile. Ai-je besoin de dire son nom ?
— Le marquis d'Albufex ? murmura Prasville.
— Le marquis d'Albufex, affirma M. Nicole.
Et, aussitôt, M. Nicole, qui n'avait plus son air embarrassé et ne semblait nullement gêné par son chapeau, son gant et son parapluie, se leva et dit à Prasville :
— Monsieur le secrétaire général, j'aurais pu garder ma découverte pour moi et ne vous en faire part qu'après la victoire définitive, c'est-à-dire après vous avoir apporté la liste des vingt-sept. Mais les événements pressent. La disparition de Daubrecq peut, contrairement à l'attente de ses ravisseurs, précipiter la crise que vous voulez conjurer. Il faut donc agir en toute hâte. M. le secrétaire général, je vous demande votre assistance immédiate et efficace.
— En quoi puis-je vous aider ? dit Prasville, impressionné par ce bizarre individu.
— En me donnant dès demain, sur le marquis d'Albufex, des renseignements que je mettrais, moi, plusieurs jours à réunir.
Prasville parut hésiter et il tourna la tête vers Mme Mergy. Clarisse lui dit :
— Je vous en conjure, acceptez les services de M. Nicole. C'est un auxiliaire précieux et dévoué. Je réponds de lui comme de moi-même.
— Sur quoi désirez-vous des renseignements, monsieur ? demanda Prasville.
— Sur tout ce qui touche le marquis d'Albufex, sur sa situation de famille, sur ses occupations, sur ses liens de parenté, sur les propriétés qu'il possède à Paris et en province.
Prasville objecta :
— Au fond, que ce soit le marquis ou un autre, le ravisseur de Daubrecq travaille pour nous, puisque, en reprenant la liste, il désarme Daubrecq.
— Et qui vous dit, monsieur le secrétaire général, qu'il ne travaille pas pour lui-même ?
— Impossible, puisque son nom est sur la liste.
— Et s'il l'efface ? et si vous vous trouvez alors en présence d'un second maître chanteur, plus âpre, encore plus puissant que le premier, et, comme adversaire politique, mieux placé que Daubrecq pour soutenir la lutte ?
L'argument frappa le secrétaire général. Après un instant de réflexion, il déclara :
— Venez me voir demain à quatre heures, dans mon bureau de la préfecture. Je vous donnerai tous les renseignements nécessaires. Quelle est votre adresse, en cas de besoin ?
— M. Nicole, 25, place Clichy. J'habite chez un de mes amis, qui m'a prêté son appartement pendant son absence.
L'entrevue était terminée. M. Nicole remercia, salua très bas le secrétaire général et sortit, accompagné de Mme Mergy.
— Voilà une excellente affaire, dit-il, une fois dehors, en se frottant les mains. J'ai mes entrées libres à la Préfecture, et tout ce monde-là va se mettre en campagne.
Mme Mergy, moins prompte à l'espoir, objecta :
— Hélas ! arriverons-nous à temps ? Ce qui me bouleverse, c'est l'idée que cette liste peut être détruite.
— Par qui, Seigneur ! Par Daubrecq ?
— Non, mais par le marquis quand il l'aura reprise.
— Mais il ne l'a pas encore reprise ! Daubrecq résistera… tout au moins assez longtemps pour que nous parvenions jusqu'à lui. Pensez donc : Prasville est à mes ordres.
— S'il vous démasque ? la plus petite enquête prouvera que le sieur Nicole n'existe pas.
— Mais elle ne prouvera pas que le sieur Nicole n'est autre qu'Arsène Lupin. Et puis, soyez tranquille, Prasville qui, d'ailleurs, est au-dessous de tout comme policier, Prasville n'a qu'un but, démolir son vieil ennemi Daubrecq. Pour cela, tous les moyens lui sont bons, et il ne perdra pas son temps à vérifier l'identité d'un M. Nicole qui lui promet la tête de Daubrecq. Sans compter que c'est vous qui m'avez amené et que, somme toute, mes petits talents n'ont pas été sans l'éblouir. Donc, allons de l'avant, et hardiment.
Malgré elle, Clarisse reprenait toujours confiance auprès de Lupin. L'avenir lui sembla moins effroyable et elle admit, elle s'efforça d'admettre que les chances de sauver Gilbert n'étaient pas diminuées par cette horrible condamnation à mort. Mais il ne put obtenir de Clarisse qu'elle repartît pour la Bretagne. Elle voulait être là et prendre sa part de tous les espoirs et de toutes les angoisses.
Le lendemain, les renseignements de la Préfecture confirmèrent ce que Lupin et Prasville savaient. Le marquis d'Albufex, très compromis dans l'affaire du canal, si compromis que le prince Napoléon avait dû lui retirer la direction de son bureau politique en France, le marquis d'Albufex ne soutenait le grand train de sa maison qu'à force d'expédients et d'emprunts. D'un autre côté, en ce qui concernait l'enlèvement de Daubrecq, il fut établi que, contrairement à son habitude quotidienne, le marquis n'avait pas paru au cercle de six à sept heures et n'avait pas dîné chez lui. Il ne rentra, ce soir-là, que vers minuit et à pied.
L'accusation de M. Nicole recevait ainsi un commencement de preuve. Malheureusement — et par ses moyens personnels, Lupin ne réussit pas davantage — il fut impossible de recueillir le moindre indice sur l'automobile, sur le chauffeur et sur les quatre personnages qui avaient pénétré dans l'hôtel de Daubrecq. Était-ce des associés du marquis compromis comme lui dans l'affaire ? Était-ce des hommes à sa solde ? On ne put le savoir.
Il fallait donc concentrer toutes les recherches sur le marquis et sur les châteaux et habitations qu'il possédait à une certaine distance de Paris, distance que, étant donné la vitesse moyenne d'une automobile et le temps d'arrêt nécessaire, on pouvait évaluer à cent cinquante kilomètres.
Or, d'Albufex, ayant tout vendu, ne possédait ni châteaux, ni habitations en province.
On se retourna vers les parents et les amis intimes du marquis. Pouvait-il disposer, de ce côté, de quelque retraite sûre où emprisonner Daubrecq ?
Le résultat fut négatif.
Et les journées passaient.