Livre 1 - La Vie Publique (13)
Parmi ceux qu'un dédain transcendant; de la Superstition avait empêchés jusque-là de se mêler, pour examiner les choses, aux flots de la multitude, plusieurs résolurent de se trouver désormais à la Grotte, afin d'assister à la déception populaire. L'un d'eux était M. Estrade, ce Receveur des Contributions indirectes dont nous avons parlé etqui avait assisté, chez M. Jacomet, à l'interrogatoire de la Voyante. Il avait été alors, on s'en souvient, vivement frappé par l'étrange accent de sincérité de Bernadette, et, ne pouvant mettre en doute la tonne foi de l'enfant, il avait attribué sa pleine assurance aux suites d'une hallucination. Parfois cependant, cette impression première s'éloignant, il inclinait vers la solution de Jacomet, lequel continuait à ne voir là-dedans qu'une comédie très habile et un miracle de fourberie. Sa philosophie, très ferme d'ailleurs en ses principes, oscillait entre ces deux explications, les seules possibles selon lui. Son mépris pour ces extravagances mystiques et ces impostures était tel qu'il s'était fait jusqu'à ce moment malgré sa secrète curiosité, un point d'honneur de ne pas aller aux Roches Massabielle. Il se décida néanmoins ce jour-là à s'y rendre, — un peu pour assister à un spectacle bizarre, — un peu pour observer, — un peu aussi par complaisance, pour accompagner sa soeur, très émue de ces récits, et quelques dames du voisinage. Il nous a lui-même raconté ses impressions peu suspectes.
« J'arrivai », nous dit-il, « très-disposé à examiner, et, pour tout avouer, à bien me réjouir et à rire, m'attendant à une comédie ou à des singularités grotesques. Un peuple immense s'amassait peu à peu autour de ces roches sauvages. J'admirais la simplicité de tant de niais, et je souriais en moi-même de la crédulité d'une foule de bonnes femmes qui se tenaient béatement à genoux devant les rochers.
Nous étions venus de très bon matin, et, grâce à mes coudes, je pus, sans trop de difficulté, me placer au premier rang.
A l'heure accoutumée, vers le lever du soleil, Bernadette arriva. J'étais près d'elle. Je remarquai en ses traits enfantins ce caractère de douceur, d'innocence et de tranquillité profonde qui m'avait frappé quelques jours auparavant chez le Commissaire. Elle se mit à genoux, naturellement, sans ostentation et sans embarras, sans trouble, sans préoccupation de la foule qui l'entourait, absolument comme si elle eût été seule, loin de tout regard humain, dans une église ou dans un bois désert. Elle tira son chapelet et commença à prier. Bientôt son regard parut recevoir et refléter une lumière inconnue : il devint fixe et s'arrêta émerveillé, ravi, radieux de bonheur, sur l'ouverture du Rocher.
J'y portai aussitôt les yeux, et je ne vis, moi, rien autre chose, absolument rien, que les branches dépouillées de l'églantier.
Et cependant, que vous dirai-je? Devant la transfiguration de l'enfant, toutes mes préventions antérieures, toutes mes objections philosophiques, toutes mes négations préconçues tombèrent tout à coup et firent place à un sentiment extraordinaire qui s'empara de moi, malgré moi. J'eus la certitude, j'eus l'irrésistible intuition qu'un Être mystérieux se trouvait là. Mes yeux ne le voyaient point; mais mon âme, mais celle des innombrables spectateurs de cette heure solennelle le voyaient comme moi avec la lumière intime de l'évidence. Oui, je l'atteste, un Être divin était là. Subitement et complètement transfigurée, Bernadette n'était plus Bernadette. C'étaitun ange du ciel, plongé dans d'inénarrables ravissements. Elle n'avait plus le même visage : une autre intelligence, une autre vie, j'allais dire une autre âmes'y peignait. Elle ne seressemblait plus à elle-même, et il semblait que ce fût une autre personne. Son attitude, ses moindres gestes, la manière, par exemple, dont elle faisait le signe de la Croix, avaient une noblesse, une dignité, une grandeur plus qu'humaines. Elle ouvrait de grands yeux insatiables de voir, des yeux béants et presque immobiles; elle craignait, ce semble, de baisser la paupière et de perdre un seul instant la vue ravissante de la merveille qu'elle contemplait. Elle souriait à cet Être invisible, et tout cela donnait bien l'idée de l'extase et de la béatitude.
Je n'étais pas moins ému que les autres spectateurs. Comme eux, je retenais mon haleine, pour tâcher d'entendre le colloque qui s'était établi entre la Vision et l'enfant. Celle-ci écoutait avec l'expression du respect le plus profond, ou pour mieux dire, de l'adoration la plus absolue, melée à un amour sans limites et aux plus doux des ravissements. Quelquefois cependant une teinte de tristesse passait sur son visage, mais l'expression habituelle était celle d'une grande joie. J'observai que, par instants, elle ne respirait plus.
Durant tout ce temps elle avait son chapelet à la main, tantôt immobile (car parfois elle paraissait l'oublier pour s'abîmer dans la contemplation de l'Être divin, tantôt glissant plus ou moins régulièrement entre ses doigts. Chacun de ses mouvements était en parfait accord avec sa physionomie, qui exprimait tour à tour l'admiration, la prière, la joie. Elle faisait par intervalles ces signes de Croix si pieux, si nobles, si empreints de puissance, dont je viens de parler. Si, dans le Ciel, on fait des signes de Croix, ils sont assurément semblables à ceux de Bernadette en extase. Ce geste de l'enfant, tout restreint qu'il était, semblait en quelque sorte embrasser l'infini.
« A un certain moment, Bernadette s'avança en marchant sur ses genoux du point où elle priait, c'est-à-dire des bords du ruisseau jusqu'au fond de la Grotte. Il y a environ dix à douze mètres. Pendant qu'elle montait cette pente un peu abrupte, les personnes qui étaient sur son passage l'entendirent très distinctement prononcer ces paroles: « Pénitence! pénitence! pénitence! »
« Quelques instants après elle se leva, et reprit le chemin de la ville au milieu de la foule. C'était une pauvre fille en haillons qui semblait n'avoir eu que la part commune à ce spectacle surprenant. »
Durant toute cette scène cependant le rosier sauvage n'avait point fleuri. Ses branches dénudées et sans charme serpentaient immobiles le long du rocher, et c'était en vain que la multitude avait attendu le miracle embaumé et charmant qu'avait demandé le premier Pasteur de la ville.
Circonstance digne de remarque! la croyance des fidèles en fut peu ébranlée; et, malgré cette apparente protestation de la matière inanimée contre toute puissance surnaturelle, plusieurs hommes considérables, entre autres celui dont nous venons de rapporter le récit, se sentirent convertis à la foi par le spectacle inouï de la transfiguration de la Voyante.
La foule, comme toujours, examinait la Grotte en tous sens après la fin de l'extase et le départ de l'enfant. M. Estrade l'explora ainsi que tout le monde avec le plus grand soin. Chacun cherchait à y voir quelque chose d'extraordinaire; mais rien n'y frappait les yeux. C'était une cavité vulgaire dans une roche dure et sur un sol partout desséché, sauf à l'entrée et à l'ouest, quand les longues pluies ou les orages y faisaient pénétrer une humidité fugitive.
— Eh bien, l'as-tu vue encore aujourd'hui, et que t'a-t-elle répondu? demanda la Curé de Lourdes, lorsque Bernadette se présenta chez lui en revenant de la Grotte.
— J'ai vu la Vision, et je lui ai dit: « M. le Curé vous demande de donner quelques preuves, par exemple dé l'aire fleurir le rosier qui est sous vos pieds, parce que ma parole ne suffit pas aux prêtres et qu'ils ne veulent pas s'en rapporter à moi. » Alors Elle a souri, mais sans parler. Puis Elle m'a dit de prier pour les pécheurs et m'a commandé de monter jusqu'au fond de la Grotte. Et Elle a crié par trois fois les mots: « Pénitence! pénitence! pénitence! » que j'ai répétés en me trainant sur mes genoux jusqu'au fond de la Grotte. Là, Elle m'a révélé encore un second secret qui m'est personnel. Puis, Elle a disparu.
— Et qu'est-ce que tu as trouvé au fond de la Grotte?
— J'ai regardé après qu'Elle a disparu (car pendant qu'Elle est là je ne fais attention qu'à Elle, et Elle m'absorbe), et je n'ai vu que le rocher, et par terre quelques brins d'herbe qui poussaient au milieu de la poussière.
Le Curé demeura songeur.
— Attendons, se dit-il.
Le soir, M. l'abbé Peyramale racontait cette entrevue aux vicaires de Lourdes et à quelques ecclésiastiques des environs. Ils plaisantèrent leur Doyen sur le peu de succès de sa demande.
— Si c'est la Sainte Vierge, très cher maître, lui disait-on, ce scurire, en entendant votre requête, nous semble fâcheux pour vous; et une ironie, vevenant de si haut, nous parait inquiétante.
Le Curé se tira de cet argument avec sa présence d'esprit accoutumée:
— Ce sourire est en ma faveur, répondit-il. La Sainte Vierge n'est pas moqueuse. Si j'avais mal parlé, elle n'aurait pas souri; elle se serait apitoyée sur mes raisons. Elle a souri : donc elle approuve.