Livre 1 - La Vie Publique (18)
Presque aussitôt les rayons surhumains de l'extase illuminèrent les traits transfigurés de l'enfant. Nous ne décrirons pas une fois de plus ce spectacle merveilleux, dont, à plusieurs reprises déjà, nous avons tâché de donner une idée au lecteur. Ce spectacle était toujours nouveau, comme l'est chaque matin le lever de l'aurore. La puissance qui produit de telles splendeurs dispose de l'infini, et elle l'emploie à diversifier sans cesse la forme extérieure de son éternelle unité; mais la plume d'un pauvre écrivain n'a que des ressources bornées et des couleurs indigentes. Si Jacob, fils d'Isaac, lutta avec l'Ange, l'artiste, en son infirmité, ne peut lutter avec Dieu; et il vient un moment où, se sentant impuissant à traduire toutes les délicates nuances de l'oeuvre divine, il se tait et se borne à adorer. C'est ce que je fais. Et je laisse aux âmes qui me lisent le soin d'imaginer toutes les joies successives, tous les attendrissements, toutes les grâces et toutes les célestes ivresses que la bienheureuse Vision de la Vierge sans tache, de la Beauté admirable qui charma Dieu lui-même, faisait passer sur le front innocent de Bernadette ravie. Que chacun devine donc ce que je ne dis point et qu'il essaye de contempler, par la pensée et par le coeur, directement et sans mon secours, ce que mon talent misérable est incapable d'exprimer.
L'Apparition, comme les jours précédents, avait commandé à l'enfant d'aller boire et se laver à la Fontaine, et de manger cette herbe dont nous avons parlé; puis elle lui avait de nouveau ordonné de se rendre vers les prêtres et de leur faire savoir qu'elle voulait une chapelle et des processions en ce lieu.
L'enfant avait prié l'Apparition de lui dire son nom; mais la « Dame » rayonnante n'avait point répondu à cette question. Le moment n'était point encore venu. Ce nom, il fallait qu'il s'écrivît auparavant sur la terre et qu'il se gravât dans les coeurs par d'innombrables oeuvres de miséricorde. La Reine du Ciel voulait être devinée à ses bienfaits; Elle entendait que la clameur reconnaissante de toutes les bouches la nommât et la glorifiât avant de répondre et de dire: « Votre coeur ne vous a pas trompés : c'est bien Moi, ego sum Mater. »
La philosophie incroyante, irritée cependant par les événements qu'elle semblait mépriser, et contre lesquels elle n'osait pas tenter l'épreuve décisive d'une enquête publique, cherchait d'autres moyens de se débarrasser de ces faits écrasants. Elle eut recours à une manoeuvre d'une habileté profonde, et dont le machiavélisme indique toutes les ressources d'esprit que la haine du Surnaturel faisait déployer au groupe des Libres Penseurs. Au lieu d'examiner les vrais miracles, ils en inventèrent de faux, dont ils se réservaient plus tard de dévoiler l'imposture. Leurs journaux ne parlèrent ni de Louis Bourriette, ni de l'enfant de Croisine Ducouts, ni de Blaise Maumus, ni de la veuve Crozat, ni de Marie Daube, ni de Bernarde Soubie, ni de Fabien Baron, ni de Jeanne Crassus, ni d'Auguste Bordes, ni de cent autres (tous ces miracles sont racontés dans Notre-Dame de Lourdes). Mais ils fabriquèrent perfidement une légende imaginaire, espérant la propager par la voie de la presse et la réfuter ensuite à leur aise.
Une telle assertion peut sembler étrange : aussi ne marchons-nous que preuves en mains.
« Ne vous étonnez pas », disait le journal de la Préfecture, l'Ère Impériale, « s'il y a encore des gens qui persistent à soutenir que la jeune fille est prédestinée, et qu'elle est douée d'une puissance surnaturelle. Pour ces gens-là il est avéré :
« 1° Qu'une colombe a plané avant-hier sur la tête de l'enfant pendant le temps qu'a duré son extase;
« 2° Que la jeune fille a soufflé sur les yeux d'une petite aveugle et lui a rendu la vue;
« 3° Qu'elle a guéri un autre enfant dont le bras était paralysé;
« 4° Enfin, qu'un paysan de la vallée de Campan ayant déclaré qu'il n'était pas dupe de ces scènes d'hallucination, la petite fille avait obtenu dans la soirée même que les péchés de ce paysan fussent changés en serpents, lesquels serpents l'avaient dévoré, sans qu'on ait trouvé trace des membres de l'irrévérencieux » (Ère impériale, numéro du 6 mars)
Quant aux vraies guérisons, quant aux faits miraculeux réellement constatés, quant au jaillissement de la Source, l'habile rédacteur se gardait bien d'en parler. Avec un art non moins grand, il ne citait aucun nom, afin d'éviter les démentis.
« Voilà où nous en sommes, et où nous n'en serions pas à Lourdes, si les parents de la jeune fille avaient suivi le conseil des médecins, qui les invitaient à envoyer la malade à l'Hospice » (Ère impériale, numéro du 6 mars)
Il est à remarquer que nul médecin jusque-là n'avait donné ce conseil. C'était un simple ballon d'essai, jeté par la feuille administrative. Après avoir inventé ces fables, le pieux et judicieux écrivain s'alarmait au nom de la raison et de la foi:
« C'est là, » continuait-il, « l'opinion de tous gens raisonnables qui portent en eux les sentiments de la vraie piété, qui respectent et aiment sincèrement la Religion, qui regardent la manie des superstitions comme très dangereuse, et qui ont pour principe qu'on ne doit admettre des faits au rang des Miracles que lorsque l'Église a prononcé. »
Cette foi dévote, cette génuflexion finale couronnaient dignement la diplomatie remarquable qui avait dicté ce travail. Ce sont là les formules ordinaires de tous ceux qui entendent réduire à l'étroite mesure de leurs petits systèmes la place qu'il plaît à Dieu de se faire en ce monde. Quant à la dernière affirmation, présentée comme un principe sur la question des faits miraculeux, est-il besoin de dire qu'ils s'imposent par eux-mêmes comme tous les faits, et qu'ils tirent leur caractère, non de l'Église, qui ne fait que les reconnaitre, mais de Dieu même, dont la puissance les produit directement? La décision de l'Église ne crée pas le Miracle, elle le constate; et, sur l'autorité de son examen et de sa parole, les fidèles croient. Mais nulle loi, ni dans l'ordre de la foi ni dans l'ordre de la raison, n'empêche les chrétiens, témoins d'un fait surnaturel manifeste, d'en reconnaître eux-mêmes le caractère miraculeux. L'Église n'a jamais exigé des croyants cette abdication de leur intelligence et de leur sens commun; elle se réserve le droit de prononcer en dernier ressort : voilà tout.
« Il ne paraît point jusqu'ici », ajoutait l'article en terminant, « que ce qui s'est passé ait été jugé digne par l'autorité religieuse d'une attention sérieuse. »
Le directeur du journal administratif se trompait en ce point, ainsi que le lecteur l'a déjà appris dans le cours de ce récit. Toutefois son observation, précieuse du moins en cela, constatait pour l'avenir et pour l'Histoire que le Clergé avait été absolument étranger aux événements qui s'étaient accomplis jusque-là, et que ces événements continuaient à s'accomplir entièrement en dehors de lui.
Placé au centre même des événements, le pauvre Lavedan, journal de Lourdes, se sentait écrasé par les faits, et il s'était tu tout à coup. Son silence devait durer plusieurs semaines. Il ne disait pas un mot de ces choses inouïes et de cette affluence de peuple. On aurait cru volontiers qu'il était rédigé à l'autre bout du monde, s'il n'eût rempli ses colonnes d'articles empruntés çà et là dans les feuilles publiques et dirigés contre la Superstition en général.
Depuis le dernier jour de la Quinzaine, Bernadette était retournée à la Grotte à diverses reprises, mais un peu comme tout le monde, c'est-à-dire sans ouïr en elle-même cette voix intérieure qui l'appelait irrésistiblement.
Cette voix, elle l'entendit de nouveau le 25 mars dans la matinée, et elle prit aussitôt le chemin des Roches Massabielle. Son visage rayonnait d'espérance. Elle sentait en elle-même que, devant ses yeux charmés, le Paradis allait une fois de plus entr'ouvrir ses portes éternelles et qu'elle allait revoir la céleste Apparition.
Comme on le pense bien, elle était devenue dans la ville de Lourdes l'objet de l'attention générale, et elle ne pouvait faire un pas sans être le centre de tous les regards.
— Bernadette va à la Grotte! s'écria-t-on de l'un à l'autre en la voyant passer.
Et en un instant, sortant de toutes les maisons, accourant par tous les sentiers, la foule se précipita dans la même direction et arriva aussitôt que l'enfant.
Dans la vallée, la neige avait fondu depuis la veille ou l'avant-veille, mais elle couronnait encore la crête des cimes environnantes. Il faisait un temps clair et beau. Pas une tache dans le bleu paisible du ciel. Le Soleil Roi semblait naître à cette heure au sein de ces blanches montagnes et faisait resplendir son berceau de neige.
C'était l'anniversaire du jour où l'ange Gabriel était descendu vers la très-pure Vierge de Nazareth et l'avait saluée au nom du Seigneur. L'Église célébrait la fête de l'Annonciation.
Tandis que la multitude courait vers la Grotte, et qu'on remarquait parmi elle la plupart de ceux qui avaient été guéris, Louis Bourriette, la veuve Crozat, Blaisette Soupenne, Benoîte Cazeaux, Auguste Bordes et vingt autres, l'Église catholique, sur la fin de son Office matinal, chantait ces paroles étonnantes : « Et alors les yeux des aveugles seront ouverts, les oreilles des sourds auront recouvré l'ouïe, le boiteux bondira comme un cerf, parce que les eaux ont surgi dans le désert et les torrents dans la solitude » (Bréviaire romain, 25 mars, Fête de l'Annonciation de la Bienheureuse Vierge Marie; 1er nocturne, 3e leçon.)
Le pressentiment joyeux qu'avait éprouvé Bernadette ne l'avait point trompée : la voix qui l'avait appelée était la voix de la Vierge fidèle.
Dès que l'enfant fut tombée il genoux, l'Apparition se manifesta. Comme toujours, rayonnait autour d'Elle une auréole ineffable, dont la splendeur était sans limites, dont la douceur était infinie : c'était la gloire éternelle dans la paix absolue. Comme toujours, son voile et sa robe aux chastes plis avaient la blancheur des neiges éclatantes. Les deux roses qui fleurissaient sur ses pieds avaient la teinte jaune qu'a la base du ciel aux premières lueurs de l'aube virginale. Sa ceinture était bleue comme le firmament.