Discours au site-mémorial du Camp des Milles (2)
"Qu'il apporte aux jeunes générations des connaissances, des repères, leur permettant à leur tour de combattre les intolérances." Ces mots, il y a dix ans, étaient prononcés par Sidney Chouraqui, l'un de ceux qui ont oeuvré pour l'ouverture du Site-Mémorial du Camp des Milles, avec confiance.
Pour que le camp devienne mémorial, il a fallu, vous l'avez rappelé, Alain, trente ans de combats.
Inspiré par beaucoup d'aînés, que nous avons célébrés aujourd'hui, Sidney Chouraqui, Louis Monguilan, Denise Toros-Marter, il a fallu trente ans de persévérance, celle de ces précurseurs, la vôtre, cher Alain Chouraqui, qui trouva en Simone Veil, en Serge Klarsfeld, des alliés inlassables, celle d'anciens résistants, d'anciens déportés, d'historiens, de citoyens, de femmes et d'hommes pour qui cet espace d'effroi ne pouvait pas disparaître, ne devait pas disparaître.
Il a fallu trente ans de persévérance, depuis la première mobilisation contre la destruction de la salle des peintures murales, en 1981.
Après la pose d'une stèle commémorative et l'inauguration d'un chemin des déportés en 1985, ce furent des décennies de combat civique, d'approfondissements scientifiques, nourris entre autres par les travaux de Serge Klarsfeld sur le transfert des juifs de la région de Marseille.
En 2012, enfin, au terme de cette longue marche des consciences pour sauver le Camp des Milles de l'oubli, oserais-je dire parfois du refus de voir, le Mémorial fut ouvert et devint ce lieu de commémoration et de transmission.
Et je veux ici vous remercier pour ce combat, remercier vos compagnons de route, mais aussi les membres actuels et passés du Conseil scientifique, vos équipes et tous les bénévoles qui depuis dix ans ont permis, vous l'avez rappelé, à 800 000 visiteurs, mais est-on simplement visiteur de ce mémorial ?
800 000 femmes et hommes qui sont venus ici frotter leur conscience et qui, en donnant de leur temps, les uns salariés, les autres bénévoles, ont permis à ce mémorial de faire sa mission.
Tous ces passeurs, vous, et ceux que je viens d'évoquer, tiraient leur persévérance d'une conviction puissante, que le Camp des Milles n'était pas un accident de l'histoire, mais le fruit d'un glissement délibéré vers le crime ; que le camp des Milles venait de plus loin, de la haine antisémite de l'affaire Dreyfus, de la lente érosion de l'esprit républicain et de son effondrement brutal, et que seul l'enseignement pouvait briser la répétition de la tragédie qui eut lieu ici, entre ces murs d'argile, dans cette pénombre et dans ces wagons convoyés par les assassins.
L'histoire du Camp des Milles débuta, en effet, avec les errements des derniers gouvernements de la République, qui choisirent d'interner ici, sans distinction, les ressortissants des nations à qui la France venait de déclarer la guerre.
Ces dirigeants manquaient alors à la promesse de la République, avant même qu'elle ne connaisse son éclipse de notre sol.
Ainsi, de 1939 à mai 1940, furent retenus au Camp des Milles des Allemands, des Autrichiens, des Tchèques et, en premier lieu, des opposants politiques au Gouvernement nazi, des artistes persécutés et des dissidents, " quelque part entre Kafka et Ubu ", commenta avec sarcasme Max Ernst, pour n'en citer qu'un.
Contre tous nos principes républicains, ces étrangers furent privés de droits, dans les limbes d'une Europe en guerre.
Le Camp des Milles porta ensuite l'empreinte du régime de Vichy, née de la débâcle et de la compromission.
La clause 19 de l'armistice signé par le maréchal Pétain prévoyait la remise des ressortissants allemands aux autorités de leur pays.
Ainsi, en juillet 1940, 700 internés furent livrés au Reich.
Parallèlement, furent transférés aux Milles les étrangers des camps du Sud-Ouest, anciens des Brigades internationales d'Espagne ou Juifs expulsés d'Allemagne.
Ils s'entassaient entre les cheminées d'aération, dans la promiscuité, la vermine et la faim.
Puis, à l'automne 1940, Vichy décida de transformer les Milles en camps de transit et d'internement pour tous les étrangers en instance d'émigration, ceux qu'ils classaient dans la catégorie d'indésirables.
Plusieurs milliers de retenus, des hommes, pour la plupart, de toutes nationalités, juifs en majorité, tentèrent d'obtenir un visa pour un pays d'accueil, par les voies légales ou non, quatre fois sur cinq en vain.
Le Camp des Milles nous rappelle qu'il y eut sur notre sol, oui, des camps et bien d'autres, Struthof, Beaune-la-Rolande, Noé, Pithiviers, Récébédou, Rivesaltes, Drancy, et qu'en zone libre il y eut ces camps, et qu'en zone libre la déportation fut organisée car, le Camp des Milles, ce furent enfin les crimes de l'État français.
Le lundi 3 août 1942, à 9 heures 30, le Camp des Milles fut bouclé.
Des hommes juifs issus des groupes de travail étrangers de toute la région furent conduits au camp. Dans la soirée, des femmes et des enfants des hôtels de Marseille furent aussi emmenés dans l'ancienne tuilerie.
Le 10 août, cette journée terrible dont parle Raymond Raoul Lambert, directeur général de l'Union générale des Israélites de France, " Des wagons noirs comme des corbillards attendaient sur des voies de garage. ", écrit-il.
Au terme des instructions arbitraires des autorités françaises, une cinquantaine d'enfants, âgés d'à peine plus de deux ans, furent déportés.
Un premier convoi de 262 personnes fut bientôt suivi par un autre de 538 damnés partis du camp trois jours plus tard, d'autres wagons encore, dans les semaines suivantes.
Au total, en août et septembre 1942, plus de 2 000 Juifs détenus ici furent déportés vers Auschwitz via Drancy ou Rivesaltes.
Le régime du maréchal Pétain administrait alors, en son nom, une zone dite libre.
Cette France était exempte du joug des nazis.
Ces derniers, parmi leurs requêtes, n'avaient pas exigé que les enfants soient inclus dans ces raffles.
Pierre Laval en avait seul pris l'initiative.
Les Juifs déportés par la police, obéissant à ses ordres, furent les victimes d'un régime forgé par l'antisémitisme.
Oui, ces Juifs furent les victimes délibérées de l'État français.
Au Camp des Milles, la France, aux mains de Pétain et Laval, s'est de nouveau perdue.
Elle a raturé les principes de 1789.
Si la République a été brisée à Bordeaux, en forêt de Compiègne ou à Montoire, c'est aux Milles qu'elle connut, comme au Vél' d'Hiv', l'un de ses plus complets parjures.
Ici, ce fut la trahison par le régime de Vichy du droit d'asile.
Les réfugiés devinrent des otages.
Ce fut l'antisémitisme d'État, incarné par des barbelés et des lois iniques.
La haine des collaborateurs pour les Juifs ne s'arrêta pas à la nationalité de leurs victimes.
Ici se sédimente chaque renoncement, chaque faute, chaque crime des autorités françaises.
Cette mention légionnaire traçait, la où étaient regroupés ceux qui avaient fait le choix de servir la France et pour laquelle ils avaient tout sacrifié, le deuxième étage où s'entassaient les femmes et les enfants sur des paillasses, la gare d'où partaient vers la Shoah des wagons sans retour.
Ces murs rougis en sont la trace impérissable.
Ils portent, dans l'épaisseur de leur glaise, les dessins des prisonniers.
Ils résonnent des mots du pasteur Henri Manen, qui décrit les enfants grelottant sous la rosée de la nuit. Ils sont fendus d'un seul puits de lumière, d'où les damnés s'abreuvaient de clarté.
Ils soutiennent une fenêtre d'où des femmes et des hommes préféraient tenter de se suicider plutôt que s'embarquer vers la mort de masse.
L'enfer qu'ils ont connu ici fut le résultat d'un projet politique résolument fomenté, mis en oeuvre et exécuté et, pourtant, il n'était pas impossible de l'empêcher.
Pour preuve, la tentative en mai 1940 du capitaine Goruchon de soustraire à l'arrivée des nazis les internés du Camp des Milles via un train pour Bayonne.
Pour preuve, le courage des justes parmi les nations, comme le gardien Auguste Boyer et son épouse Marie-Jeanne, qui aidèrent ceux enfermés aux Milles.
Pour preuve, cette protestation de l'esprit européen qui trouva ici la force de se maintenir jusque dans le dénuement et l'opprobre.
Passa dans ce camp ce que la civilisation allemande comptait alors de meilleur, des dramaturges, des politiques, des sculpteurs, des dessinateurs, des écrivains et des prix Nobel.
Les murs rouges des Milles sont aussi les cimaises de la conscience humaine et portent les vestiges d'un cabaret berlinois apporté ici et plus de 400 peintures dessinées à la lueur d'une bougie.
Entre autres, cette scène que nous avons revue tout à l'heure, façon Dada, dans la salle des gardiens, et un coeur qui porte ces mots qui sont une autre devise de l'esprit républicain : la liberté, la vie et la paix.
Pour preuve, la réaction de tous ces Français ordinaires qui, dès l'été 1942, condamnent ce que l'État français décide de faire, prennent des risques, aident, dénoncent et, par cette pression exercée, font progressivement plier pas à pas les décisions les plus absurdes et les plus criminelles.
Il y a au fond, dans cette période, ce clair obscur et ces sources d'espoir où le courage s'éveille et où les consciences ordinaires sont là aussi pour dire que quelque chose peut advenir et que le mal n'est pas installé partout.
C'est donc une confiance paradoxale qui naît ici car, quiconque visite le camp des Milles, est saisi d'effroi devant ce vertige du génocide des Juifs, vertige redoublé même puisque les concepteurs du Mémorial ont voulu que ce dernier mette en miroir d'autres crimes imprescriptibles, le génocide arménien comme le génocide rwandais, mais qui nourrit cette confiance paradoxale en montrant à chaque fois que rien n'était totalement écrit.
Ce mémorial des Milles, vous l'avez rappelé à l'instant, déplie chaque étape de ce chemin universel.
La Shoah est singulière, unique et incomparable, mais les mécanismes génocidaires ont des communs, et c'est ici ce que vous déployez, partant de la haine de l'autre et conduisant au crime de masse.
Le mémorial restitue un climat politique et démonte les ressorts de l'entreprise génocidaire.
Il dit pourquoi les mêmes causes produisent les mêmes effets, dans d'autres lieux et à d'autres époques.
L'antisémitisme, le racisme et toutes formes de rejet portent en eux l'anéantissement de toute humanité, comme la nuée porte en elle l'orage.
Celui qui veut purifier au nom de son ethnie, de sa nation ou de sa religion, commence par des outrages, poursuit par des incarcérations et termine par des assassinats.
À tout moment, cette escalade de la haine, dont le Camp des Milles fut un exemple hier et dont il reste le témoin aujourd'hui, est là.
Ce passé advenu permet aussi d'éclairer notre avenir car il ne tient qu'à nous de résister à ceux qui falsifient l'histoire et feignent d'adopter la République tout en trahissant ses valeurs.
Ici, aux Milles, la France a été telle qu'elle ne doit plus jamais être et, si nous sommes ici, 80 ans après la déportation des Juifs du Camp des Milles, c'est pour dire que notre nation doit être la voix de l'humanisme, de l'État de droit et du refus de la haine.
Le régime de la collaboration continue malgré tout de recruter des adorateurs et il dispose toujours d'héritiers.
Sachons ouvrir les yeux sur la montée de la xénophobie et de l'antisémitisme.
Tendons l'oreille aux résurgences du racisme.
Ne soyons jamais dupes des habits neufs que les mêmes idéologies de division adoptent pour nous leurrer, et répétons avec force, contre le silence, les omissions ou les compromissions, que les victimes étaient des Juifs, que leur seul crime était d'être juifs, que leur assassinat n'avait d'autre mobile que la haine des Juifs.
Ceux qui ont fondé le mémorial ont voulu nous éclairer et nous passer le relai.
Existent encore aujourd'hui des témoins, mais il y a ce travail de mémoire et ce courage qui en découle, dont vous venez de parler, celui qui nous appelle, et je remercie le ministre de l'Intérieur et le ministre de l'Éducation d'être à mes côtés à cet égard, à nous battre de manière intraitable contre tous celles et ceux qui, aujourd'hui, ne respectant pas la loi de la République, continuent des violences antisémites, racistes ou antireligieuses, de forger les consciences et d'enseigner, et de savoir déjouer ces chemins de l'habitude qui sont si bien nourris par ceux de l'ignorance.
Ce combat, c'est celui de la République et, ce que ce mémorial nous enseigne, c'est que cette République est un combat de chaque jour, rien n'y est jamais acquis, rien, et qu'en sachant regarder en face les mécanismes qui nous ont conduits, quelques décennies après avoir fait renaître cette même République sur notre sol, à mener le pire ici, c'est aussi pour nous dire qu'il faut continuer, ici et ailleurs, d'y bâtir l'avenir.