Part (60)
Nous pourrons alors tomber sur le Comte alors qu'il sera en position de faiblesse, sans nulle part où se réfugier. Van Helsing est au British Museum, pour compulser d'anciens ouvrages de médecine. Les anciens médecins tenaient compte de faits qui furent par la suite rejetés par leurs successeurs, et le Professeur recherche des remèdes contre les sorcières et les démons qui pourront nous être utiles par la suite. Parfois, je me dis que nous devons tous être fous, et que nous allons nous réveiller dans un asile avec une camisole de force. Plus tard Nous avons eu un nouvel entretien. Il semble que nous soyons enfin sur une piste, et le travail d'aujourd'hui marquera peut- être le commencement de la fin. Je me demande si le calme de Renfield a quelque chose à voir avec cela. Son comportement a suivi si exactement les allées et venues du Comte, qu'il peut peut-être sentir d'une façon subtile la destruction prochaine de ce monstre. Si seulement nous pouvions avoir une idée de qui lui est passé par la tête, entre la discussion que j'ai eue avec lui aujourd'hui et le retour de sa passion pour les mouches, cela nous donnerait peut-être un indice d'importance… Il est maintenant très calme… enfin, il me semble… Ce cri terrible ne vient-il pas de sa chambre ? Le surveillant a surgi dans ma chambre pour me dire que Renfield a été victime d'un accident. Il l'a entendu crier, et lorsqu'il est entré, il l'a trouvé gisant face contre terre, et tout couvert de sang… Je dois y aller immédiatement.
CHAPITRE 21 Journal du Dr Seward Il me faut restituer avec exactitude ce qui est arrivé depuis mon dernier enregistrement, en faisant un effort de mémoire. Aucun détail dont je me souvienne ne doit être oublié et je dois procéder avec le plus grand calme. Quand j'arrivai dans la chambre de Renfield, je le trouvai gisant à terre sur son flanc gauche, parmi une mare de sang luisante. Quand je m'approchai pour le bouger, il devint évident qu'il avait reçu de graves blessures; les différentes parties du corps ne paraissaient plus liées entre elles par cette cohérence qui est le propre de la santé, même chez un patient léthargique. Comme le visage était exposé, je pus voir qu'il était horriblement contus, comme s'il avait été frappé contre le sol - et en effet, c'était de ces blessures au visage que provenait la mare de sang. Le gardien qui était agenouillé à côté du corps me dit, alors que nous le retournions : « Je crois, Sir, que son dos est brisé. Vous voyez, son bras droit et sa jambe droite, et tout le côté droit de son visage sont paralysés ». Comment une telle chose avait pu se produire, cela dépassait l'entendement du gardien au-delà de toute mesure. Il paraissait bouleversé, et ses sourcils étaient froncés quand il dit : « Je ne peux comprendre les deux choses. Il aurait pu se marquer le visage ainsi en frappant sa propre tête contre le sol. J'ai vu une jeune femme faire ça, une fois, à l'Asile d'Eversfield, avant que quiconque ait pu l'en empêcher. Et je suppose qu'il aurait pu se briser la nuque en faisant une mauvaise chute de son lit. Mais, sur ma vie, je n'arrive pas à concevoir comment les deux choses ont pu se produire à la fois. Si son dos était brisé, il ne pouvait pas se frapper la tête; et si sa tête était dans cet état avant de tomber du lit, il y aurait des traces de sang. » Je lui répondis : « Trouvez le Dr Van Helsing, et priez-le de venir ici sur le champ. Je le veux ici sans retard. » L'homme se dépêcha, et en quelques minutes le Professeur, en robe de chambre et en pantoufles, apparut. Quand il vit Renfield à terre, il l'examina attentivement pendant un moment, puis se tourna vers moi. Je crois qu'il comprit ma pensée par mon regard, car il dit très calmement, manifestement à l'intention du gardien : « Ah, un triste accident ! Il va avoir besoin d'une surveillance accrue, et de beaucoup d'attention. Je resterai avec vous moi- même, mais d'abord je vais m'habiller. Si vous restez là je serai de retour dans quelques minutes. » Le patient respirait maintenant de façon stertoreuse, et il était aisé de constater qu'il souffrait d'une terrible blessure. Van Helsing fit montre d'une extraordinaire rapidité, et revint avec une mallette chirurgicale. Il avait, de toute évidence, réfléchi dans ce laps de temps, et avait pris une décision; car, presque avant de jeter un oeil au patient, il me murmura : « Renvoyez le gardien. Nous devons être seuls avec lui quand il se réveillera, après l'opération. » Je dis donc au gardien : « Je pense que ça v aller, Simmons. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour le moment. Vous devriez reprendre votre ronde, et le Dr Van Helsing va procéder à l'opération. Venez m'avertir immédiatement si quelque chose d'inhabituel se passe où que ce soit. » L'homme se retira, et nous nous lançâmes dans un examen complet du patient. Les blessures au visage étaient superficielles; la véritable blessure était une fracture ouverte du crâne, qui touchait à la zone de la motricité. Le Professeur réfléchit un moment et dit :
« Nous devons faire diminuer la tension et la ramener à la normale; la rapidité de la suffusion montre l'extrême gravité de la blessure. L'ensemble du système moteur semble être affecté. La suffusion du cerveau va augmenter rapidement, aussi nous devons procéder à une trépanation d'urgence, ou bien il sera trop tard. » Comme nous étions en train de parler, nous entendîmes des coups légers à la porte. J'allai ouvrir et trouvai dans le corridor Arthur et Quincey, en pyjama et pantoufles. Le premier dit : « J'ai entendu votre employé s'adresser au Dr Van Helsing et lui parler d'un accident. Alors j'ai réveillé Quincey, ou plutôt j'ai été le chercher, car il ne dormait pas. Les choses évoluent trop vite, et de manière trop étrange, pour que nous puissions dormir d'un sommeil profond, ces jours-ci. J'ai longuement réfléchi au fait que demain soir, tout pourrait avoir changé. Nous devrons surveiller nos arrières - et aussi en avant - un peu plus que nous ne l'avons fait jusqu'ici. Pouvons-nous entrer ? » Je hochai la tête, et tins la porte ouverte pour leur passage; puis je la refermai. Quand Quincey vit la position et l'état du patient, et remarqua l'horrible mare qui trempait le sol, il dit doucement : « Mon dieu ! Que lui est-il arrivé ? Pauvre, pauvre diable! » Je lui répondis brièvement, et ajoutai que nous espérions qu'il reprendrait conscience, à tout le moins pour un bref moment. Il alla immédiatement s'asseoir sur le bord du lit, avec Godalming à son côté, et nous nous disposâmes à assister au spectacle. « Nous allons attendre », dit Van Helsing, « juste le temps suffisant pour définir le meilleur point pour trépaner, afin que nous puissions vite et complètement retirer le caillot de sang; car il est évident que l'hémorragie ne fait que croître. » Les minutes pendant lesquelles nous attendîmes passèrent avec une terrifiante lenteur. Je sentais mon courage défaillir affreusement, et d'après ce que je pouvais voir du visage de Van Helsing, je compris qu'il en était de même pour lui, et qu'il redoutait ce qui devait survenir. J'avais peur des mots que Renfield allait prononcer. J'avais véritablement peur de réfléchir, persuadé que mon heure était venue, comme ces hommes dans les légendes qui entendent dans le lointain un cri annonçant leur mort. La respiration du pauvre homme nous parvenait par des halètements irréguliers. A chaque instant on avait l'impression qu'il allait ouvrir les yeux et parler; mais alors survenait une nouvelle expiration stertoreuse, et il retombait dans une insensibilité encore plus grande. Habitué comme je l'étais aux lits des malades et des mourants, j'étais malgré tout pris par ce suspense grandissant. J'entendais presque le battement de mon propre coeur, et le sang affluant à mes tempes résonnait comme des coups de marteau. Le silence, à la fin, devint insupportable. Je regardai mes compagnons, l'un après l'autre, et je vis à leurs visages épuisés et à leurs sourcils humides qu'ils étaient en train d'endurer la même torture que moi. Nos nerfs à tous étaient exaspérés par ce suspense mortel, comme si une sirène d'alarme avait retenti puissamment au moment où nous nous y attendions le moins. Enfin, il vint un moment où il devint évident que le patient était en train de sombrer; il pouvait mourir à tout moment… ! Je levai les yeux vers le Professeur et croisai son regard, fixé sur moi. L'expression de son visage s'était raffermie, lorsqu'il parla : « Il n'y a pas de temps à perdre. Ses mots pourraient sauver de nombreuses vies; j'ai bien réfléchi, pendant ces quelques minutes. Il peut y avoir une âme en jeu ! Nous opérerons juste au-dessus de l'oreille. » Sans ajouter un mot, il procéda à l'opération. Pendant quelques instants la respiration demeura stertoreuse. Ensuite vint une respiration si prolongée qu'elle semblait déchirer sa poitrine. Soudain ses yeux s'ouvrirent, et se fixèrent dans un regard sauvage et désespéré. Cela dura quelques instants, puis le regard s'adoucit, comme par l'effet d'une heureuse surprise, et des lèvres sortit un soupir de soulagement. Il s'agita frénétiquement, tout en disant : « Je serai calme, Docteur. Dites-leur de m'enlever la camisole. J'ai fait un rêve terrible, et ce rêve m'a laissé si faible que je ne puis bouger. » Il essaya de tourner sa tête, mais dans cet effort, ses yeux redevinrent vitreux. Je le repoussai doucement. Puis Van Helsing dit d'une voix calme et grave : « Racontez-nous votre rêve, Mr Renfield. » Comme il entendait cette voix, son visage s'illumina, malgré ses mutilations, et il dit :
« C'est le Dr Van Helsing. Comme c'est gentil à vous d'être ici. Donnez-moi de l'eau, mes lèvres sont si sèches… et j'essaierai de vous le raconter. J'ai rêvé » - il s'arrêta et parut sur le point de s'évanouir, et je demandai discrètement à Quincey : « Le brandy - il y en a dans mon bureau - vite! » Il fila et revint avec un verre, la carafe de brandy et une carafe d'eau. Nous humectâmes les lèvres parcheminées, et le patient se rasséréna vivement. Il semblait, toutefois, que son pauvre cerveau blessé eut travaillé dans l'intervalle, car, quand il fut tout à fait conscient, il me lança un regard aigu, et, avec une confusion de souffrance que je n'oublierai jamais, il dit : « Je ne dois pas me raconter d'histoires; ce n'était pas un rêve, mais une sinistre réalité. » Alors ses yeux errèrent autour de la pièce, et comme il remarquait la présence de deux silhouettes attendant patiemment sur le bord du lit, il continua : « Si je n'en étais pas sûr jusqu'à présent, je le serais grâce à eux. » Pour un instant, ses yeux se fermèrent - non par l'effet de la douleur ou du sommeil, mais volontairement, comme s'il rassemblait toutes ses facultés; quand il les rouvrit il dit précipitamment, et avec plus d'énergie qu'il n'en avait jamais dépensé : « Vite, Docteur, Vite. Je me meurs ! Je sens qu'il ne me reste que quelques minutes; avant de retourner à la mort - ou à pire ! Mettez encore du brandy sur mes lèvres. J'ai quelque chose à dire avant de mourir; ou avant que mon pauvre cerveau écrasé ne cesse de fonctionner. Merci ! C'était cette fameuse nuit après que vous m'avez quitté, quand je vous ai imploré de me laisser partir. Je ne pouvais parler alors, car je sentais que ma langue était liée; mais j'étais tout aussi sain d'esprit, sauf pour cette incapacité, que maintenant. J'étais au paroxysme du désespoir, longtemps après que vous m'avez laissé; cela m'a semblé des heures. Alors soudainement, je fus envahi d'une sorte de paix. Mon cerveau a cessé de s'emballer, et j'ai réalisé où je me trouvais. J'ai entendu les chiens aboyer derrière notre maison, mais pas là où Il se trouvait. » Comme il parlait, Van Helsing ne cillait pas, mais sa main chercha la mienne et l'agrippa avec force. Il ne se trahit pas, cependant; il hocha la tête doucement et dit : « Continuez », à voix basse.