Part (69)
Hélas, vous vous cassez la tête sur cette phrase, n'est-ce pas ? Nous savons maintenant ce que le Comte avait en tête, lorsqu'il a ramassé cet argent, alors que Jonathan le menaçait, de son féroce couteau, d'une façon que même lui devait craindre ! Ce qu'il avait en tête, c'était la fuite. Vous m'entendez ? La fuite ! Il a compris qu'avec une seule boite de terre, et une meute d'hommes à ses trousses, le traquant comme des limiers pourchassent un renard, cette ville de Londres n'était plus un endroit pour lui. Il pense à s'enfuir, mais non ! Nous le poursuivons. Taïaut ! comme dirait ami Arthur en enfilant son froc rouge ! Notre vieux renard est rusé, vraiment très rusé, et nous devons aussi faire preuve de ruse pour le chasser. Moi aussi, je suis rusé, et je serai dans sa tête dans un petit moment. Dans l'intervalle, nous pouvons nous reposer, et nous sentir pleinement rassurés, car il y a des eaux vives entre lui et nous, qu'il n'a pas l'intention de traverser, et qu'il ne pourrait pas traverser même s'il le voulait, à moins que le bateau ait accosté, et encore, seulement à marée haute ou basse… Vous voyez ? Et le soleil est à peine levé, et toute la journée jusqu'au crépuscule nous appartient. Prenons un bain, habillons-nous, et avalons un petit déjeuner dont nous avons tous besoin, et que nous pourrons déguster confortablement, en sachant qu'il ne se trouve pas sur la même terre que nous. » Mina le regarda avec beaucoup d'ardeur et demanda : « Mais pourquoi avons-nous besoin de le pourchasser encore, puisqu'il s'est enfui loin de nous ? » Il prit sa main et la tapota en répondant : « Ne me posez pas de questions maintenant. Quand nous prendrons le petit déjeuner, là, je répondrai à toutes les questions. » Il n'avait pas l'intention d'en dire plus - et nous nous séparâmes pour nous préparer.
Après le petit-déjeuner, Mina répéta sa question. Il la regarda gravement pendant une minute et dit, tristement : « Parce que, ma chère, chère Madam Mina, nous devons le trouver, maintenant plus que jamais, même si pour cela nous devions nous jeter dans les mâchoires de l'enfer. » Elle pâlit et demanda faiblement : « Pourquoi ? » « Parce que », répondit-il solennellement, « il peut vivre pendant des siècles, tandis que vous, vous n'êtes qu'une femme mortelle. Le temps est notre ennemi - depuis qu'il a apposé cette marque sur votre gorge. » Je la rattrapai juste à temps lorsqu'elle tomba en avant, évanouie.
Chapitre 24 Journal phonographique du Dr. Seward, enregistré par Van Helsing J'enregistre ceci pour Jonathan Harker. Vous devez rester avec notre chère Madam Mina. Nous partons continuer nos recherches – si je puis toujours les appeler des recherches, car il ne s'agit plus de recherches puisque nous savons déjà, et recherchons plutôt une confirmation. Mais restez ici, et prenez soin d'elle aujourd'hui. Vous ne pouvez accomplir de tâche plus importante et plus sacrée. Rien ne pourra amener notre ennemi ici aujourd'hui. Mais laissez-moi vous expliquer, afin que vous appreniez ce que nous quatre savons déjà, car j'ai déjà informé les autres. Notre ennemi est parti ; il est retourné dans son château en Transylvanie ; j'en suis aussi certain que si une grande main de feu l'avait écrit sur le mur. Il s'y était préparé d'une façon ou d'une autre, et cette dernière caisse de terre devait se trouver quelque part prête à embarquer. C'est pour cela qu'il a pris de l'argent, et qu'il s'est dépêché à la fin, de crainte que nous ne l'attrapions avant le coucher du soleil. C'était son dernier espoir, à moins d'aller se cacher dans le tombeau que Miss Lucy, qu'il pensait sa semblable, lui garderait ouvert. Mais il n'en avait plus le temps. Faute de quoi il s'est précipité vers sa dernière demeure - si toutefois j'ose m'exprimer ainsi. Il est intelligent, oh, tellement intelligent ! Il savait que la partie était perdue pour lui ici, et il a donc décidé de rentrer chez lui. Il a trouvé un navire qui prenait la route par laquelle il était venu, et y est monté. Nous partons maintenant en quête de ce navire, et de sa destination. Quand nous les aurons identifiés , nous reviendrons pour vous le dire. Alors, vous et la pauvre Madam Mina pourrez retrouver l'espoir, car c'est bien d'espoir qu'il s'agit si vous y pensez : tout n'est pas perdu ! Cette créature que nous poursuivons a mis des centaines d'années pour venir jusqu'à Londres, et nous, après avoir pris connaissance de ses plans, sommes parvenus à la chasser en une seule journée. Il a lui- même ses limites, même s'il a le pouvoir d'infliger beaucoup de souffrance, et même s'il ne souffre pas lui-même comme nous. Mais nous sommes forts aussi, chacun dans notre domaine, et nous sommes encore plus forts tous ensemble. Gardez l'espoir, cher époux de Madam Mina. La bataille ne fait que commencer, mais nous triompherons à la fin, aussi sûr que Dieu siège dans les Cieux et regarde ses enfants. Alors soyez tranquilles jusqu'à notre retour ! Van Helsing. Journal de Jonathan Harker. 4 octobre. Quand je fis écouter à Mina le message de Van Helsing sur le phonographe, le visage de la pauvre jeune femme s'éclaira. La certitude que le Comte a quitté le pays lui a apporté du réconfort, et le réconfort est sa force. Pour ma part, maintenant que cet horrible danger n'est plus sous mes yeux, il m'est presque impossible d'y croire. Même ma propre terrible expérience dans le château Dracula ne me semble plus qu'un rêve lointain et oublié. Ici, dans la fraîcheur de l'air automnal et en plein soleil… Hélas, comment pourrais-je oublier ! Tandis que j'étais perdu dans mes pensées, mon regard s'est posé sur la cicatrice rouge qui balafre le front blanc de mon aimée. Tant qu'elle sera là, il n'y aura pas d'oubli possible. Et même lorsqu'elle aura disparu, son souvenir-même me gardera du doute. Mina et moi craignons de rester oisifs, et revenons sans cesse sur les comptes rendus. Et d'une certaine façon, même si tout nous semble à chaque fois un peu plus réel, la douleur et la peur s'amenuisent. Nous y trouvons une sorte de fil conducteur qui est réconfortant. Mina dit que, peut-être, nous sommes les
instruments du bien absolu. Peut-être cela est-il vrai ! Il faut que j'essaie de voir les choses comme elle. Nous n'avons pas encore parlé du futur. Il vaut mieux attendre que nous ayons vu le Professeur et les autres une fois qu'ils auront terminé leurs investigations. Cette journée a passé à une vitesse que je ne croyais plus possible pour moi. Il est maintenant trois heures. Journal de Mina Harker 5 octobre, 17 heures Rapport de notre réunion. Etaient présents: le Professeur Van Helsing, Lord Godalming, Dr. Seward, Mr. Quincey Morris, Jonathan Harker, Mina Harker. Le Dr Van Helsing décrivit les étapes qui avaient mené, au cours de la journée, à identifier le bateau par lequel le Comte Dracula s'était enfui, ainsi que sa destination : « Comme je savais qu'il voulait retourner en Transylvanie, j'étais sûr qu'il passerait par l'embouchure du Danube; ou quelque part sur la Mer Noire, puisque c'est par là qu'il est arrivé. C'était une piste bien vague qui s'ouvrait devant nous. Omne Ignotum pro magnifico; et ainsi, avec le coeur lourd, nous nous enquîmes des bateaux qui étaient partis en direction de la Mer Noire la nuit dernière. Le Comte se trouvait dans un bateau à voile, puisque Madam Mina nous avait parlé du bruit des voiles que l'on hissait. Les bateaux à voile ne sont pas assez importants pour être mentionnés dans la liste des bateaux en partance du Times, aussi, sur la suggestion de Lord Godalming, nous nous rendîmes chez Lloyd's, qui tient registre de tous les bateaux qui mettent à la voile, même les plus petits. Et là, nous découvrîmes qu'un seul bateau en partance pour la Mer Noire était parti avec la marée. Il s'agit du Czarina Catherine, et il est parti de Doolittle's Wharf en direction de Varna, afin, ensuite, de remonter le Danube pour se rendre plus loin en amont. « Nous y voilà ! dis-je. C'est le bateau sur lequel est embarqué le Comte » et nous voilà partis pour Doolittle's Wharf, et là nous trouvâmes un homme dans un bureau de bois si minuscule que l'homme paraissait plus grand que le bureau. Nous nous enquîmes du départ du Czarina Catherine… C'est un homme qui jure beaucoup, au verbe haut et au visage rougeaud, mais c'est un brave homme quand même. Et quand Quincey lui donna, de sa poche, cet objet qui tinte quand il roule, et qu'il le plaça dans une toute petite bourse que nous cachâmes au fond de ses poches, il était encore mieux disposé et se présentait même comme notre humble serviteur… Il vint avec nous, et posa des questions à beaucoup d'hommes sanguins et rudes; ceux-là furent également mieux disposés lorsqu'ils eurent moins soif. Le mot « maudit » revenait beaucoup dans leurs bouches, et d'autres choses que je ne compris pas, bien que j'aie deviné ce qu'ils voulaient dire; mais enfin ils nous dirent tout ce que nous désirions savoir. Ils nous ont appris, à nous qui étions parmi eux, comment hier, à environ 17 heures, un homme était arrivé précipitamment. Un homme grand, mince et pâle, avec un nez haut et des dents très blanches, et un regard de feu. Ils nous apprirent qu'il était vêtu tout de noir, à part un chapeau de paille qui jurait à la fois avec son style et avec la mode d'aujourd'hui. Qu'il répandait de l'argent partout tandis qu'il se dépêchait de chercher un bateau en partance pour la Mer Noire. Des gens l'ont fait entrer dans le bureau, puis l'ont accompagné jusqu'au bateau, où il n'a pas voulu embarquer tout de suite. Il semble qu'il se soit arrêté sur le quai, au niveau de la passerelle d'embarquement; et qu'il ait demandé au capitaine de venir l'y trouver. Le capitaine vint, quand quelqu'un lui dit que l'homme payait bien, et bien qu'il lançât d'abord beaucoup de jurons, il finit par s'entendre avec lui. Alors
l'homme mince partit, et quelqu'un lui indiqua où on pouvait louer cheval et carriole; il s'y rendit et revint bientôt, conduisant lui- même un attelage sur lequel reposait une grande boîte, qu'il descendit lui-même à terre, bien qu'elle fût assez lourde pour exiger plusieurs porteurs pour la hisser sur le bateau. Il donna de multiples consignes au capitaine sur l'endroit où la boîte devait être placée, et sur la façon de la manipuler; mais cela énerva le capitaine qui jura dans plusieurs langues, et qui lui répondit que s'il voulait, il n'avait qu'à venir et vérifier par lui-même. Mais il refusa, en disant qu'il avait encore beaucoup à faire, Sur quoi le capitaine l'avertit qu'il ferait mieux de se dépêcher; car le bateau allait bientôt quitter ce lieu - maudit - , avant la – maudite - marée. Alors l'homme maigre sourit et dit que bien sûr, le capitaine devait partir quand il pensait que c'était le bon moment, mais qu'il serait surpris que ce départ fût si prompt. Le capitaine jura à nouveau, en bon polyglotte, et l'homme maigre lui fit une révérence, et le remercia, en lui disant qu'il abuserait sans doute de sa bonté en lui demandant de bien vouloir le laisser monter à bord avant l'appareillage. Finalement le capitaine, plus rouge que jamais, et dans un nombre de langues encore plus grand, lui dit qu'il ne voulait pas de Français - tous maudits - sur son bateau - maudit également. Puis, après avoir demandé où il pouvait se trouver, dans les parages, un navire sur lequel il pouvait acquérir des formulaires d'expédition, il s'en alla. Personne ne savait où il était allé - ni de quoi il s'était fichtrement occupé, comme ils disaient, étant donné qu'ils avaient d'autres maudits chats à fouetter - car il devint vite évident pour tout le monde que le Czarina Catherine n'appareillerait pas à l'heure prévue. En effet une fine brume commença à remonter de la rivière, et épaissit, épaissit, jusqu'à ce qu'un brouillard à couper au couteau enveloppe entièrement le navire et tout ce qui l'environnait. Le capitaine cracha des jurons polyglottes - très polyglottes - polyglottes et surtout généreux en malédictions diverses… Mais cela ne servit à rien.