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Vol de Nuit, XX

XX

Commodoro Rivadavia n'entend plus rien, mais à mille kilomètres de là, vingt minutes plus tard, Bahia Blanca capte un second message :

« Descendons. Entrons dans les nuages... »

Puis ces deux mots d'un texte obscur apparurent dans le poste de Trelew :

« ... rien voir... »

Les ondes courtes sont ainsi. On les capte là, mais ici on demeure sourd. Puis, sans raison, tout change. Cet équipage, dont la position est inconnue, se manifeste déjà aux vivants, hors de l'espace, hors du temps, et sur les feuilles blanches des postes radio ce sont déjà des fantômes qui écrivent.

L'essence est-elle épuisée, ou le pilote joue-t-il, avant la panne, sa dernière carte : retrouver le sol sans l'emboutir?

La voix de Buenos Aires ordonne à Trelew :

« Demandez-le-lui. »

* * *

Le poste d'écoute T.S.F. ressemble à un laboratoire : nickels, cuivres et manomètres, réseau de conducteurs. Les opérateurs de veille, en blouse blanche, silencieux, semblent courbés sur une simple expérience.

De leurs doigts délicats ils touchent les instruments, ils explorent le ciel magnétique, sourciers qui cherchent la veine d'or.

— On ne répond pas?

— On ne répond pas.

Ils vont peut-être accrocher cette note qui serait un signe de vie. Si l'avion et ses feux de bord remontent parmi les étoiles, ils vont peut-être entendre chanter cette étoile...

Les secondes s'écoulent. Elles s'écoulent vraiment comme du sang. Le vol dure-t-il encore? Chaque seconde emporte une chance. Et voilà que le temps qui s'écoule semble détruire. Comme, en vingt siècles, il touche un temple, fait son chemin dans le granit et répand le temple en poussière, voilà que des siècles d'usure se ramassent dans chaque seconde et menacent un équipage.

Chaque seconde emporte quelque chose.

Cette voix de Fabien, ce rire de Fabien, ce sourire. Le silence gagne du terrain. Un silence de plus en plus lourd, qui s'établit sur cet équipage comme le poids d'une mer.

Alors quelqu'un remarque :

— Une heure quarante. Dernière limite de l'essence : il est impossible qu'ils volent encore.

Et la paix se fait.

Quelque chose d'amer et de fade remonte aux lèvres comme aux fins de voyage. Quelque chose s'est accompli dont on ne sait rien, quelque chose d'un peu écoeurant. Et parmi tous ces nickels et ces artères de cuivre, on ressent la tristesse même qui règne sur les usines ruinées. Tout ce matériel semble pesant, inutile, désaffecté : un poids de branches mortes.

Il n'y a plus qu'à attendre le jour.

Dans quelques heures émergera au jour l'Argentine entière, et ces hommes demeurent là, comme sur une grève, en face du filet que l'on tire, que l'on tire lentement, et dont on ne sait pas ce qu'il va contenir.

* * *

Rivière, dans son bureau, éprouve cette détente que seuls permettent les grands désastres, quand la fatalité délivre l'homme. Il a fait alerter la police de toute une province. Il ne peut plus rien, il faut attendre.

Mais l'ordre doit régner même dans la maison des morts. Rivière fait signe à Robineau :

— Télégramme pour les escales Nord : Prévoyons retard important du courrier de Patagonie. Pour ne pas retarder trop courrier d'Europe, bloquerons courrier de Patagonie avec le courrier d'Europe suivant.

Il se plie un peu en avant. Mais il fait un effort et se souvient de quelque chose, c'était grave. Ah! oui. Et pour ne pas l'oublier :

— Robineau.

— Monsieur Rivière?

— Vous rédigerez une note. Interdiction aux pilotes de dépasser dix-neuf cents tours : on me massacre les moteurs.

— Bien, monsieur Rivière.

Rivière se plie un peu plus. Il a besoin, avant tout, de solitude :

— Allez, Robineau. Allez, mon vieux...

Et Robineau s'effraie de cette égalité devant des ombres.

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Commodoro Rivadavia n'entend plus rien, mais à mille kilomètres de là, vingt minutes plus tard, Bahia Blanca capte un second message : |||||||||||||||||catches||| Commodoro Rivadavia hears nothing, but a thousand kilometers away, twenty minutes later, Bahia Blanca picks up a second message:

« Descendons. Let's descend "Let's go downstairs. Entrons dans les nuages... » Let's enter the clouds... "

Puis ces deux mots d'un texte obscur apparurent dans le poste de Trelew : Then these two words from an obscure text appeared in Trelew's post:

« ... rien voir... » "...nothing to see..."

Les ondes courtes sont ainsi. Shortwave is like that. On les capte là, mais ici on demeure sourd. |||||||permanecemos| You can hear them there, but you can't hear them here. Puis, sans raison, tout change. Cet équipage, dont la position est inconnue, se manifeste déjà aux vivants, hors de l'espace, hors du temps, et sur les feuilles blanches des postes radio ce sont déjà des fantômes qui écrivent. ||||||desconocida|||||||||||||||hojas||||||||||| This crew, whose position is unknown, is already manifesting itself to the living, out of space, out of time, and on the white sheets of the radio sets, ghosts are already writing.

L'essence est-elle épuisée, ou le pilote joue-t-il, avant la panne, sa dernière carte : retrouver le sol sans l'emboutir? ||||||||||||||||||||aufprallen |||||||||||||||card|||||crash La esencia|||agotada||||juega|||||avería||||||||estrellar Has the fuel run out, or is the pilot playing his last card before the breakdown: getting back to the ground without hitting it? ¿Se ha acabado el combustible o el piloto se juega su última carta antes de la avería: encontrar el suelo sin chocar contra él?

La voix de Buenos Aires ordonne à Trelew :

« Demandez-le-lui. »

* * *

Le poste d'écoute T.S.F. T.S.F. listening station ressemble à un laboratoire : nickels, cuivres et manomètres, réseau de conducteurs. ||||nickels|||||| ||||níqueles|cobre|||red||conductores looks like a laboratory: nickels, copper and pressure gauges, network of conductors. Les opérateurs de veille, en blouse blanche, silencieux, semblent courbés sur une simple expérience. |||||||||gebeugt|||| |operators|||||||||||| |||vigilancia||bata blanca||||encorvados|||| The watch operators, in white coats, silent, seem bent on a simple experiment. Los vigilantes, con batas blancas, silenciosos, parecen empeñados en un simple experimento.

De leurs doigts délicats ils touchent les instruments, ils explorent le ciel magnétique, sourciers qui cherchent la veine d'or. ||||||||||||magnetic|dowsers||||| |||||||||||||buscadores de agua||||vena| Their delicate fingers touch the instruments, they explore the magnetic sky, dowsers searching for the vein of gold.

— On ne répond pas?

— On ne répond pas.

Ils vont peut-être accrocher cette note qui serait un signe de vie. ||||colgar|||||||| Maybe they'll hang up this note as a sign of life. Si l'avion et ses feux de bord remontent parmi les étoiles, ils vont peut-être entendre chanter cette étoile... If the plane and its on-board lights go up among the stars, they might just hear that star singing...

Les secondes s'écoulent. ||pasan The seconds tick by. Elles s'écoulent vraiment comme du sang. They really do flow like blood. Le vol dure-t-il encore? Does the flight still last? Chaque seconde emporte une chance. ||lleva|| Et voilà que le temps qui s'écoule semble détruire. ||||||pasa|| And now the passage of time seems to destroy. Comme, en vingt siècles, il touche un temple, fait son chemin dans le granit et répand le temple en poussière, voilà que des siècles d'usure se ramassent dans chaque seconde et menacent un équipage. ||||||||||||||||||||||||of wear||||||||| |||||||||||||||destruye||templo||polvo|||||de desgaste||se acumulan|||||amenazan||equipo As, in twenty centuries, it touches a temple, makes its way through the granite and scatters the temple in dust, so centuries of wear and tear gather in every second and threaten a crew. Igual que en veinte siglos golpea un templo, se abre paso a través del granito y lo convierte en polvo, así los siglos de desgaste se acumulan en cada segundo y amenazan a una tripulación.

Chaque seconde emporte quelque chose. ||lleva|| Every second takes something away.

Cette voix de Fabien, ce rire de Fabien, ce sourire. Le silence gagne du terrain. Silence is gaining ground. Un silence de plus en plus lourd, qui s'établit sur cet équipage comme le poids d'une mer. ||||||||se establece|||||||| An increasingly heavy silence, which settles over this crew like the weight of a sea.

Alors quelqu'un remarque :

— Une heure quarante. Dernière limite de l'essence : il est impossible qu'ils volent encore. |||la gasolina|||||| Last gasoline limit: it's impossible for them to fly again.

Et la paix se fait.

Quelque chose d'amer et de fade remonte aux lèvres comme aux fins de voyage. |||||blass|||||||| ||of bitter||||||||||| ||de amargor|||insípido|sube|||||fines|| Something bitter and bland rises to the lips like the end of a journey. Quelque chose s'est accompli dont on ne sait rien, quelque chose d'un peu écoeurant. |||||||||||||ekelhaft |||||||||||||disgusting |||realizado||||||||||repugnante Something has happened that we know nothing about, something a little sickening. Et parmi tous ces nickels et ces artères de cuivre, on ressent la tristesse même qui règne sur les usines ruinées. ||||Nickelstücke|||||||||||||||| |||||||||||feel|||||||||ruined |||||||tuberías||cobre||se siente||||||||fábricas|ruinadas And amidst all these nickels and copper arteries, we feel the very sadness that reigns over the ruined factories. Tout ce matériel semble pesant, inutile, désaffecté : un poids de branches mortes. ||||||disused||||| ||||||desactivado||||| All this material seems heavy, useless, disused: a weight of dead branches.

Il n'y a plus qu'à attendre le jour. All we have to do now is wait for daylight.

Dans quelques heures émergera au jour l'Argentine entière, et ces hommes demeurent là, comme sur une grève, en face du filet que l'on tire, que l'on tire lentement, et dont on ne sait pas ce qu'il va contenir. |||will emerge||||||||||||||||||||pull|||||||||||||| |||||||||||permanecen|||||playa de arena||frente a||red de pesca|||se tira|||||||||||||| In a few hours, the whole of Argentina will emerge into the daylight, and these men stand there, as if on a beach, in front of the net that is being pulled, pulled slowly, and whose contents we don't know.

* * *

Rivière, dans son bureau, éprouve cette détente que seuls permettent les grands désastres, quand la fatalité délivre l'homme. ||||||||only||||||||| ||||experimenta||relajación||||||||||libera| Rivière, in his office, experiences the kind of relaxation that only great disasters allow, when fate delivers man. Il a fait alerter la police de toute une province. He had the police of an entire province alerted. Il ne peut plus rien, il faut attendre.

Mais l'ordre doit régner même dans la maison des morts. But order must reign even in the house of the dead. Rivière fait signe à Robineau :

— Télégramme pour les escales Nord : Prévoyons retard important du courrier de Patagonie. - Telegram for northern ports of call: Patagonia mail expected to be significantly delayed. Pour ne pas retarder trop courrier d'Europe, bloquerons courrier de Patagonie avec le courrier d'Europe suivant. |||||||will block|||||||| So as not to delay European mail too long, we'll block Patagonian mail with the following European mail.

Il se plie un peu en avant. ||se inclina|||| It bends forward a little. Mais il fait un effort et se souvient de quelque chose, c'était grave. But he makes an effort and remembers something, it was serious. Pero hace un esfuerzo y recuerda algo, era serio. Ah! oui. Et pour ne pas l'oublier :

— Robineau.

— Monsieur Rivière?

— Vous rédigerez une note. |Sie werden schreiben|| |will write|| |redactarás|| - You will write a note. Interdiction aux pilotes de dépasser dix-neuf cents tours : on me massacre les moteurs. ||||||||turns||||| prohibición||||superar||||vueltas|||masacra||motores Drivers are forbidden to exceed nineteen hundred revs: my engines are being massacred.

— Bien, monsieur Rivière.

Rivière se plie un peu plus. ||se curva||| Il a besoin, avant tout, de solitude :

— Allez, Robineau. Allez, mon vieux...

Et Robineau s'effraie de cette égalité devant des ombres. ||erschreckt|||||| ||gets scared|||||| ||se asusta|||||| And Robineau is frightened by this equality in front of shadows.