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Arthur Bernède- Belphégor, 4-1 Vers la lumière

4-1 Vers la lumière

Quatrième partie - Les deux polices

Vers la lumière

Vers neuf heures du matin, le baron Papillon, vêtu d'un luxueux pyjama de soie, pénétrait d'un air solennel, dans son cabinet de travail, où, d'ailleurs, il ne faisait jamais rien. Tout de suite il appuya l'index sur le bouton d'une sonnerie électrique. Un valet de pied, déjà en grande livrée, apparut. D'un ton hautain, le nouveau noble articula : – Dites à mon secrétaire que je l'attends. Le domestique répliquait :

– M. Lüchner n'est pas là. Le valet de chambre ajoutait, en présentant une lettre sur son plateau :

– On vient d'apporter cela pour M. le baron. Celui-ci fit, tout en s'en emparant : – Est-ce qu'on attend la réponse ? – Oui, monsieur le baron.

– C'est bon, je vais voir. Et M. Papillon prit connaissance du message. Il était ainsi conçu :

Monsieur le baron,

Je sais que vous recherchez pour votre admirable collection, la plus belle de toute l'Europe, une miniature du peintre Dumont, qui représente la reine Marie-Antoinette… – Tiens ! tiens ! c'est intéressant, ponctua le lecteur, flatté à la fois dans son orgueil et dans sa manie. Et il reprit la lecture du billet, qui se terminait ainsi :

J'ai fait tout exprès le voyage de Hollande en France pour vous la présenter. C'est une pièce unique… Et j'ai voulu vous la montrer avant tout autre. Veuillez agréer, monsieur le baron, mes respectueuses salutations.

Jacob LÉVY-NATHAN,

antiquaire à Amsterdam.

Le regard brillant de convoitise, M. Papillon déclarait :

– Un portrait de Marie-Antoinette par Dumont… C'est une aubaine inespérée. Ils n'en ont pas au Louvre : Et il ordonna au valet de pied :

– Faites entrer ce monsieur.

Quelques instants après, le domestique introduisait l'antiquaire dans le cabinet de travail du collectionneur. C'était un vieux bonhomme au type sémite très accusé. Une barbe broussailleuse dissimulait le bas de sa figure, dont le front était couronné d'une épaisse tignasse grise. Son costume noir, étriqué, et ses yeux qui luisaient derrière les larges verres d'une paire de lunettes à monture en écaille achevaient d'en faire une sorte de Shylock moderne plutôt fait pour inspirer la crainte que l'intérêt. Mais M. Papillon, au cours de ses nombreuses chasses aux bibelots, en avait vu bien d'autres. Et l'aspect de ce curieux visiteur n'était nullement fait pour l'intimider. Assis devant sa table en une attitude avantageuse, d'un geste distant, il lui indiqua un siège en face de lui, et tandis que, relevant les basques de son vêtement, Jacob Lévy-Nathan, s'y installait d'un air plein de modestie et de timidité, le baron s'emparait d'une grosse loupe tout en disant : – Voyons cette miniature.

L'antiquaire d'Amsterdam prit un air contrit. Puis il déclara :

– Monsieur le baron, excusez-moi, je ne l'ai pas en ma possession. – Que me dites-vous là ? s'exclama le mari d'Eudoxie… Ah çà ! est-ce que vous auriez l'intention de vous moquer de moi ? Le vieux Juif, sous les traits duquel nos lecteurs auront certainement déjà reconnu Chantecoq, reprenait avec humilité :

– C'est un subterfuge que j'ai employé, afin d'être reçu par vous. Furieux, Papillon se leva… et tout en lui indiquant la porte d'un geste tragique que n'eussent point désavoué nos plus importantes sociétaires de la Comédie-Française, il lança : – Sortez, monsieur ! ou je vous fais chasser par mes laquais.

Debout, les mains jointes, Chantecoq qui, comme toujours, représentait à merveille le personnage qu'il avait décidé d'incarner, implorait d'un ton larmoyant : – Ne vous fâchez pas, monsieur le baron, je viens vous proposer une affaire superbe… Et je vous jure, sur le Dieu d'Abraham, mon ancêtre, et de Jacob, mon patron, que vous regretterez de m'avoir congédié sans m'entendre. Le faux antiquaire s'exprimait avec tant de conviction que le baron, complètement dupe de la manœuvre du détective, fit, après un peu d'hésitation : – En ce cas, je vous écoute !

– Oh ! merci, monsieur le baron… reprenait le grand limier en se répandant en salutations… Je suis sûr que vous allez être ravi, enchanté…

– Parlez ! car mes moments sont précieux.

– Je le sais, monsieur le baron, et je vais être bref, très bref… En deux mots, voici l'affaire. Et Chantecoq, l'échine toujours courbée, articula : – J'ai appris que vous déteniez un manuscrit du XVIe siècle qui porte pour titre : Mémoires secrets de Cosme Ruggieri. M. Papillon, surpris, répondait :

– En effet, j'ai bien eu ce grimoire entre les mains. Jacob Lévy-Nathan, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés, écoutait son interlocuteur, qui poursuivait sur un ton d'importante fatuité : – Un de mes amis, membre de l'Académie des Belles Lettres, M. Carpenas… vous connaissez ?… – Qui ne connaît cet illustre maître ?

– Eh bien ! M. Carpenas, auquel je l'avais communiqué, m'a déclaré qu'il était apocryphe et sans valeur. L'antiquaire d'Amsterdam hocha la tête d'un air dubitatif. Le collectionneur continuait :

– Alors, j'ai enfermé ce grimoire dans le bahut Renaissance où je l'avais trouvé. – Ne pourriez-vous pas, mon cher maître, me le communiquer ?

Au mot de « mon cher maître », le visage du baron Papillon s'empourpra de fierté. C'était la première fois qu'on l'appelait ainsi. Enveloppant son flatteur d'un regard de soudaine bienveillance, il fit : – Je suis au regret ; mais il n'est plus en ma possession. – Quel dommage !

– Ayant des doutes sur l'authenticité du bahut, j'ai envoyé ce meuble à la Salle des ventes, où il a fait, d'ailleurs, un très bon prix. – Sapristi !

– Et le manuscrit que j'avais laissé dans un des tiroirs a dû passer entre les mains de l'acheteur. – Serait-ce un effet de votre bonté, mon cher maître, de me dire le nom de cette personne ?

– Rien de plus facile, concédait M. Papillon… C'est Mlle Simone Desroches. Chantecoq eut un léger sursaut, qui échappa à son interlocuteur ; puis il reprit :

– Mlle Simone Desroches… N'est-ce pas cette jeune personne qui vient de mourir d'une façon si mystérieuse ? – Parfaitement !

Prenant un air de componction, le faux Hollandais se leva en disant :

– Excusez-moi, monsieur le baron, de vous avoir dérangé.

Mais, repris par sa manie, M. Papillon le retenait.

– Selon vous, ce manuscrit aurait de la valeur ?

– Certes ! affirmait le détective, avec un aplomb imperturbable.

– Allons donc !

– Voilà plusieurs années que je suis à sa recherche. Il est, en effet, des plus authentiques.

– Alors Carpenas serait un sot ?

– Il arrive aux plus malins de se tromper.

– Ah ! c'est trop fort ! s'irritait le collectionneur… C'est bien la peine d'être membre de l'Institut pour commettre de pareilles bévues. « Ah ! monsieur Jacob Lévy-Nathan, si vous pouvez remettre la main dessus, je suis acheteur et je vous demande de m'accorder la priorité. – C'est entendu, mon cher maître. – Mais, observait le baron, je crois qu'il vous sera bien difficile, quant à présent, du moins, de récupérer ce précieux manuscrit. – Pourquoi ?

– Parce qu'il vient de se passer, la nuit dernière, chez Mlle Desroches, un événement qui va encore compliquer singulièrement les choses. À ces mots, Chantecoq dressa l'oreille. À cent mille lieues de soupçonner la véritable identité de son interlocuteur, M. Papillon révélait :

– Je viens d'apprendre, par un coup de téléphone de Mlle Bergen, qu'au cours de la nuit dernière, le Fantôme du Louvre… – Le Fantôme du Louvre ?

– Comment ! vous n'avez pas entendu parler de ce mystérieux bandit qui, déguisé en revenant, a déjà commis un certain nombre de méfaits ? Tous les journaux sont remplis du récit de ses exploits…

– Ah ! si, si… très bien, j'y suis… – Eh bien ! le Fantôme aurait enlevé le corps de Mlle Desroches.

– Pas possible !… feignait de s'étonner le fin limier. – Vous comprenez que ce n'est guère le moment d'aller trouver ses héritiers. – Je comprends… je comprends, mon cher maître, approuvait Chantecoq ; mais, soyez tranquille, dès que je pourrai les approcher, je ferai le nécessaire.

– Je vous remercie d'avance. – Vous pouvez entièrement compter sur moi…

– Alors, au revoir monsieur Jacob Lévy-Nathan…

– Au revoir, mon cher maître.

M. Papillon reconduisit le visiteur jusqu'au seuil de son bureau et, lorsque la porte se fut refermée il s'écria : – Ce Carpenas… quel âne !… Ça, je ne le lui pardonnerai jamais !

Seul dans la chambre qu'il occupait chez Chantecoq, Jacques Bellegarde, sous ses traits ordinaires, était assis dans son fauteuil. Il résumait par la pensée tous les événements qu'il venait de vivre, lorsque, brusquement, il se leva et se mit à arpenter la pièce à grands pas. Certes, il avait une confiance absolue dans le génie du grand détective, et il était certain que celui-ci ne tarderait pas à remporter sur Belphégor une éclatante victoire.

Cependant, à son allure nerveuse, impatiente, on devinait que son inactivité présente lui pesait lourdement et qu'il désirait vivement, ardemment, rentrer en pleine action, lorsqu'on frappa doucement à sa porte. – Entrez !… fit-il en s'arrêtant. La porte s'ouvrit et Colette lui apparut, dans tout l'éclat de son charme. À sa vue, il lui sembla que c'était comme une lumière divine qui pénétrait en lui et dissipait ses angoisses. La jeune fille s'avança vers lui. – Monsieur Jacques, fit-elle, sur un ton d'affectueux reproche, il faut que je vous gronde. – Vraiment ! mademoiselle… et pourquoi ?

– Parce que vous avez désobéi.

– Moi ?…

– Mais oui. Mon père vous avait instamment recommandé de ne pas vous montrer sous votre vrai visage.

– C'est vrai. – Alors, pourquoi commettez-vous une telle imprudence ?

– Parce que cela m'ennuie beaucoup de me remettre en Cantarelli… Je me sens tellement ridicule, sous les traits du personnage… – Mais pas du tout !

– Vous êtes trop indulgente.

– Je vous assure que c'est toujours vous, tel que vous êtes, que j'aperçois à travers cette défroque, sous cette perruque, cette moustache et cette barbiche, que je vous demande de reprendre au plus tôt. « Songez, après ce qui s'est passé hier soir, que Ménardier ne peut manquer d'avoir des soupçons… Et qui vous dit que le petit fouinard, ainsi que l'appelle notre brave Marie-Jeanne, n'est pas convaincu que c'est mon père qui vous a fait partir à temps et qu'il ne soupçonne pas que vous vous cachez ici ? « Voilà pourquoi je n'hésite pas à vous déclarer que vous me feriez beaucoup de peine en continuant à désobéir à papa… Des aboiements retentissaient dans le jardin.

Colette s'approcha de la fenêtre et en souleva légèrement le rideau. – Voici justement mon père…

En effet, Chantecoq, toujours camouflé en antiquaire d'Amsterdam, se dirigeait vers la maison. – À son allure déclarait la jeune fille… je suis certaine qu'il nous apporte de bonnes nouvelles. – Allons vite le rejoindre… s'écriait Bellegarde. – Pas avant que vous ne soyez redevenu Cantarelli, reprenait Colette.

– Vous y tenez absolument ?

– Je l'exige. Les deux amoureux échangèrent un de ces regards qui reflétaient tout leur amour… puis Jacques se dirigea vers une table sur laquelle ses postiches étaient déposés.

Colette s'en fut aussitôt retrouver son père qui, dans son laboratoire, assis devant une table, commençait à enlever sa fausse barbe. – Alors, père, tu es content ? lui demanda-t-elle.

– Très…

– M. Papillon t'a dit ?… – Tout ce que je désirais apprendre, et même davantage.

– Puis-je savoir ?…

– Pas encore… J'ai besoin de parler d'abord à notre ami. – Il va descendre.

– Parfait !

– Alors, père, tu ne veux rien me raconter de plus.

– Tout à l'heure, ma chérie, tout à l'heure. – Pourquoi ne veux-tu pas parler à M. Jacques devant moi ?

– Parce que j'ai à lui dire certaines choses qu'il lui serait peut-être pénible d'entendre en ta présence. Le visage de la jeune fille s'assombrit. – Ne t'inquiète pas… recommanda Chantecoq… Je te répète que tout va très bien… Les événements vont certainement se précipiter… Il ne s'agit plus que d'avoir un peu de patience… et de nous tenir plus que jamais sur nos gardes. – Je te laisse, fit Colette rassérénée.

– C'est cela, va, ma belle… je te rappellerai tout à l'heure. La fiancée de Jacques quitta la pièce…

Chantecoq, après avoir achevé de se démaquiller et s'être débarrassé de sa défroque, revêtit un complet veston et, entièrement redevenu lui-même, passa dans son studio. Quelques instants après, Jacques, déguisé en Cantarelli, le rejoignit. Tout de suite il attaqua :

– Vous avez vu le baron Papillon ?

Le grand détective, qui semblait d'excellente humeur, répliquait : – Je sors de chez lui et j'en rapporte deux nouvelles vraiment sensationnelles… Très intrigué, le journaliste écoutait le limier, qui continuait :

– Premièrement… le manuscrit des Mémoires de Ruggieri a bien appartenu au baron ; mais il a passé de ses mains entre celles de Mlle Desroches.

– De Simone ? s'exclamait le reporter au comble de la stupéfaction… Chantecoq reprenait :

– J'en conclus qu'il aura été dérobé à cette malheureuse par quelqu'un de son entourage. – Le fait est, affirmait Bellegarde, qu'elle recevait chez elle des individus assez interlopes. – Parmi eux… questionnait le détective, n'en est-il pas un que vous soupçonnez être Belphégor ? Le jeune homme s'absorba un instant dans ses pensées, puis il reprit : – Je suis incapable de préciser.

Chantecoq interrogeait de nouveau :

– Que pensez-vous de la demoiselle de compagnie ?

– Mlle Bergen… Je sais qu'elle est depuis très longtemps au service de Mlle Desroches… et dois dire bien qu'elle m'ait toujours témoigné une antipathie marquée, qu'elle a toujours eu pour Simone une grande affection et un dévouement réel… – Et ce M. de Thouars ?

– Fort épris de Mlle Desroches, il me détestait.

– Est-ce vraiment un fils de famille ?

– Tout ce qu'il y a de plus authentique. – Alors, un déclassé ?

– Absolu…

– Et sans beaucoup de scrupules ?

– Je le crois. Selon vous, ce serait lui ?…

– Non, répliquait nettement Chantecoq… car autant que j'ai pu en juger… il ne m'a semblé, ni assez intelligent, ni assez audacieux pour jouer un pareil rôle. Mais, laissons-le tranquille pour l'instant… Je vous disais tout à l'heure que je vous apportais deux nouvelles sensationnelles. – Je connais la première, qui me semble aussi bonne qu'inattendue, déclarait le journaliste ; et maintenant, j'ai hâte d'apprendre la seconde. – Attendez-vous à quelque chose d'inouï… – Vraiment ?

– Belphégor a encore fait des siennes.

– Cela ne m'étonne pas. – Mais ce qui vous surprendra bien davantage, c'est lorsque je vous aurai dit que la nuit dernière il a enlevé le corps de Mlle Desroches. – Le corps de… murmura Bellegarde en pâlissant.

Et il ajouta :

– Et dans quel dessein cet odieux bandit aurait-il accompli ce monstrueux attentat ?

– Je vais vous le dire : Ménardier est persuadé que Simone a été empoisonnée ; et il a réussi à faire partager sa conviction au juge chargé de l'instruction… « J'ai su, par ailleurs, que le parquet avait ordonné l'autopsie qui devait avoir lieu ce matin… Alors pour éviter un examen médical qui eût conclu à un crime, son auteur, c'est-à-dire Belphégor, a fait disparaître le cadavre. – Dans quelle intention ?

– Comment ! vous n'avez pas deviné ? – Je suis tellement troublé par ce que vous me racontez.

– Réfléchissez un instant.

– Pour augmenter encore les charges qui pèsent sur moi, martelait Jacques.

– Parbleu !…

– Mais c'est effrayant !… – C'est excellent, au contraire. Et Chantecoq développa :

– Notre Belphégor est en train de s'enterrer… Rappelez-vous ce que je vous ai déjà prédit : c'est par ses complices que nous l'atteindrons. – Et ses complices, vous les connaissez ?

Chantecoq eut un mystérieux sourire. Puis, tout en évitant de répondre à la question que lui posait le reporter, il fit :

– Je crois que c'est le moment d'aller faire un petit tour du côté de la maison d'Auteuil. – Je vous accompagne ? interrogeait le journaliste.

– J'allais vous le demander. Et saisissant le bras du faux Cantarelli, le grand détective s'écria : – Quel beau livre vécu vous allez bientôt pouvoir écrire !

4-1 Vers la lumière 4-1 Auf dem Weg zum Licht 4-1 Towards the light

Quatrième partie - Les deux polices

Vers la lumière

Vers neuf heures du matin, le baron Papillon, vêtu d'un luxueux pyjama de soie, pénétrait d'un air solennel, dans son cabinet de travail, où, d'ailleurs, il ne faisait jamais rien. Tout de suite il appuya l'index sur le bouton d'une sonnerie électrique. Un valet de pied, déjà en grande livrée, apparut. D'un ton hautain, le nouveau noble articula : – Dites à mon secrétaire que je l'attends. Le domestique répliquait :

– M. Lüchner n'est pas là. Le valet de chambre ajoutait, en présentant une lettre sur son plateau :

– On vient d'apporter cela pour M. le baron. Celui-ci fit, tout en s'en emparant : – Est-ce qu'on attend la réponse ? – Oui, monsieur le baron.

– C'est bon, je vais voir. Et M. Papillon prit connaissance du message. Il était ainsi conçu :

Monsieur le baron,

Je sais que vous recherchez pour votre admirable collection, la plus belle de toute l'Europe, une miniature du peintre Dumont, qui représente la reine Marie-Antoinette… –  Tiens ! tiens ! c'est intéressant, ponctua le lecteur, flatté à la fois dans son orgueil et dans sa manie. Et il reprit la lecture du billet, qui se terminait ainsi :

J'ai fait tout exprès le voyage de Hollande en France pour vous la présenter. C'est une pièce unique… Et j'ai voulu vous la montrer avant tout autre. Veuillez agréer, monsieur le baron, mes respectueuses salutations.

Jacob LÉVY-NATHAN,

antiquaire à Amsterdam.

Le regard brillant de convoitise, M. Papillon déclarait :

– Un portrait de Marie-Antoinette par Dumont… C'est une aubaine inespérée. Ils n'en ont pas au Louvre : Et il ordonna au valet de pied :

– Faites entrer ce monsieur.

Quelques instants après, le domestique introduisait l'antiquaire dans le cabinet de travail du collectionneur. C'était un vieux bonhomme au type sémite très accusé. Une barbe broussailleuse dissimulait le bas de sa figure, dont le front était couronné d'une épaisse tignasse grise. Son costume noir, étriqué, et ses yeux qui luisaient derrière les larges verres d'une paire de lunettes à monture en écaille achevaient d'en faire une sorte de Shylock moderne plutôt fait pour inspirer la crainte que l'intérêt. Mais M. Papillon, au cours de ses nombreuses chasses aux bibelots, en avait vu bien d'autres. Et l'aspect de ce curieux visiteur n'était nullement fait pour l'intimider. Assis devant sa table en une attitude avantageuse, d'un geste distant, il lui indiqua un siège en face de lui, et tandis que, relevant les basques de son vêtement, Jacob Lévy-Nathan, s'y installait d'un air plein de modestie et de timidité, le baron s'emparait d'une grosse loupe tout en disant : – Voyons cette miniature.

L'antiquaire d'Amsterdam prit un air contrit. Puis il déclara :

– Monsieur le baron, excusez-moi, je ne l'ai pas en ma possession. – Que me dites-vous là ? s'exclama le mari d'Eudoxie… Ah çà ! est-ce que vous auriez l'intention de vous moquer de moi ? Le vieux Juif, sous les traits duquel nos lecteurs auront certainement déjà reconnu Chantecoq, reprenait avec humilité :

– C'est un subterfuge que j'ai employé, afin d'être reçu par vous. Furieux, Papillon se leva… et tout en lui indiquant la porte d'un geste tragique que n'eussent point désavoué nos plus importantes sociétaires de la Comédie-Française, il lança : – Sortez, monsieur ! ou je vous fais chasser par mes laquais.

Debout, les mains jointes, Chantecoq qui, comme toujours, représentait à merveille le personnage qu'il avait décidé d'incarner, implorait d'un ton larmoyant : – Ne vous fâchez pas, monsieur le baron, je viens vous proposer une affaire superbe… Et je vous jure, sur le Dieu d'Abraham, mon ancêtre, et de Jacob, mon patron, que vous regretterez de m'avoir congédié sans m'entendre. Le faux antiquaire s'exprimait avec tant de conviction que le baron, complètement dupe de la manœuvre du détective, fit, après un peu d'hésitation : – En ce cas, je vous écoute !

– Oh ! merci, monsieur le baron… reprenait le grand limier en se répandant en salutations… Je suis sûr que vous allez être ravi, enchanté…

– Parlez ! car mes moments sont précieux.

– Je le sais, monsieur le baron, et je vais être bref, très bref… En deux mots, voici l'affaire. Et Chantecoq, l'échine toujours courbée, articula : – J'ai appris que vous déteniez un manuscrit du XVIe siècle qui porte pour titre : Mémoires secrets de Cosme Ruggieri. M. Papillon, surpris, répondait :

– En effet, j'ai bien eu ce grimoire entre les mains. Jacob Lévy-Nathan, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés, écoutait son interlocuteur, qui poursuivait sur un ton d'importante fatuité : – Un de mes amis, membre de l'Académie des Belles Lettres, M. Carpenas… vous connaissez ?… – Qui ne connaît cet illustre maître ?

– Eh bien ! M. Carpenas, auquel je l'avais communiqué, m'a déclaré qu'il était apocryphe et sans valeur. L'antiquaire d'Amsterdam hocha la tête d'un air dubitatif. Le collectionneur continuait :

– Alors, j'ai enfermé ce grimoire dans le bahut Renaissance où je l'avais trouvé. – Ne pourriez-vous pas, mon cher maître, me le communiquer ?

Au mot de « mon cher maître », le visage du baron Papillon s'empourpra de fierté. C'était la première fois qu'on l'appelait ainsi. Enveloppant son flatteur d'un regard de soudaine bienveillance, il fit : – Je suis au regret ; mais il n'est plus en ma possession. – Quel dommage !

– Ayant des doutes sur l'authenticité du bahut, j'ai envoyé ce meuble à la Salle des ventes, où il a fait, d'ailleurs, un très bon prix. – Sapristi !

– Et le manuscrit que j'avais laissé dans un des tiroirs a dû passer entre les mains de l'acheteur. – Serait-ce un effet de votre bonté, mon cher maître, de me dire le nom de cette personne ?

– Rien de plus facile, concédait M. Papillon… C'est Mlle Simone Desroches. Chantecoq eut un léger sursaut, qui échappa à son interlocuteur ; puis il reprit :

– Mlle Simone Desroches… N'est-ce pas cette jeune personne qui vient de mourir d'une façon si mystérieuse ? – Parfaitement !

Prenant un air de componction, le faux Hollandais se leva en disant :

– Excusez-moi, monsieur le baron, de vous avoir dérangé.

Mais, repris par sa manie, M. Papillon le retenait.

– Selon vous, ce manuscrit aurait de la valeur ?

– Certes ! affirmait le détective, avec un aplomb imperturbable.

– Allons donc !

– Voilà plusieurs années que je suis à sa recherche. Il est, en effet, des plus authentiques.

– Alors Carpenas serait un sot ?

– Il arrive aux plus malins de se tromper.

– Ah ! c'est trop fort ! s'irritait le collectionneur… C'est bien la peine d'être membre de l'Institut pour commettre de pareilles bévues. « Ah ! monsieur Jacob Lévy-Nathan, si vous pouvez remettre la main dessus, je suis acheteur et je vous demande de m'accorder la priorité. – C'est entendu, mon cher maître. – Mais, observait le baron, je crois qu'il vous sera bien difficile, quant à présent, du moins, de récupérer ce précieux manuscrit. – Pourquoi ?

– Parce qu'il vient de se passer, la nuit dernière, chez Mlle Desroches, un événement qui va encore compliquer singulièrement les choses. À ces mots, Chantecoq dressa l'oreille. À cent mille lieues de soupçonner la véritable identité de son interlocuteur, M. Papillon révélait :

– Je viens d'apprendre, par un coup de téléphone de Mlle Bergen, qu'au cours de la nuit dernière, le Fantôme du Louvre… – Le Fantôme du Louvre ?

– Comment ! vous n'avez pas entendu parler de ce mystérieux bandit qui, déguisé en revenant, a déjà commis un certain nombre de méfaits ? Tous les journaux sont remplis du récit de ses exploits…

– Ah ! si, si… très bien, j'y suis… – Eh bien ! le Fantôme aurait enlevé le corps de Mlle Desroches.

– Pas possible !… feignait de s'étonner le fin limier. – Vous comprenez que ce n'est guère le moment d'aller trouver ses héritiers. – Je comprends… je comprends, mon cher maître, approuvait Chantecoq ; mais, soyez tranquille, dès que je pourrai les approcher, je ferai le nécessaire.

– Je vous remercie d'avance. – Vous pouvez entièrement compter sur moi…

– Alors, au revoir monsieur Jacob Lévy-Nathan…

– Au revoir, mon cher maître.

M. Papillon reconduisit le visiteur jusqu'au seuil de son bureau et, lorsque la porte se fut refermée il s'écria : – Ce Carpenas… quel âne !… Ça, je ne le lui pardonnerai jamais !

Seul dans la chambre qu'il occupait chez Chantecoq, Jacques Bellegarde, sous ses traits ordinaires, était assis dans son fauteuil. Il résumait par la pensée tous les événements qu'il venait de vivre, lorsque, brusquement, il se leva et se mit à arpenter la pièce à grands pas. Certes, il avait une confiance absolue dans le génie du grand détective, et il était certain que celui-ci ne tarderait pas à remporter sur Belphégor une éclatante victoire.

Cependant, à son allure nerveuse, impatiente, on devinait que son inactivité présente lui pesait lourdement et qu'il désirait vivement, ardemment, rentrer en pleine action, lorsqu'on frappa doucement à sa porte. – Entrez !… fit-il en s'arrêtant. La porte s'ouvrit et Colette lui apparut, dans tout l'éclat de son charme. À sa vue, il lui sembla que c'était comme une lumière divine qui pénétrait en lui et dissipait ses angoisses. La jeune fille s'avança vers lui. – Monsieur Jacques, fit-elle, sur un ton d'affectueux reproche, il faut que je vous gronde. – Vraiment ! mademoiselle… et pourquoi ?

– Parce que vous avez désobéi.

– Moi ?…

– Mais oui. Mon père vous avait instamment recommandé de ne pas vous montrer sous votre vrai visage.

– C'est vrai. – Alors, pourquoi commettez-vous une telle imprudence ?

– Parce que cela m'ennuie beaucoup de me remettre en Cantarelli… Je me sens tellement ridicule, sous les traits du personnage… – Mais pas du tout !

– Vous êtes trop indulgente.

– Je vous assure que c'est toujours vous, tel que vous êtes, que j'aperçois à travers cette défroque, sous cette perruque, cette moustache et cette barbiche, que je vous demande de reprendre au plus tôt. « Songez, après ce qui s'est passé hier soir, que Ménardier ne peut manquer d'avoir des soupçons… Et qui vous dit que le petit fouinard, ainsi que l'appelle notre brave Marie-Jeanne, n'est pas convaincu que c'est mon père qui vous a fait partir à temps et qu'il ne soupçonne pas que vous vous cachez ici ? « Voilà pourquoi je n'hésite pas à vous déclarer que vous me feriez beaucoup de peine en continuant à désobéir à papa… Des aboiements retentissaient dans le jardin.

Colette s'approcha de la fenêtre et en souleva légèrement le rideau. – Voici justement mon père…

En effet, Chantecoq, toujours camouflé en antiquaire d'Amsterdam, se dirigeait vers la maison. – À son allure déclarait la jeune fille… je suis certaine qu'il nous apporte de bonnes nouvelles. – Allons vite le rejoindre… s'écriait Bellegarde. – Pas avant que vous ne soyez redevenu Cantarelli, reprenait Colette.

– Vous y tenez absolument ?

– Je l'exige. Les deux amoureux échangèrent un de ces regards qui reflétaient tout leur amour… puis Jacques se dirigea vers une table sur laquelle ses postiches étaient déposés.

Colette s'en fut aussitôt retrouver son père qui, dans son laboratoire, assis devant une table, commençait à enlever sa fausse barbe. – Alors, père, tu es content ? lui demanda-t-elle.

– Très…

– M. Papillon t'a dit ?… – Tout ce que je désirais apprendre, et même davantage.

– Puis-je savoir ?…

– Pas encore… J'ai besoin de parler d'abord à notre ami. – Il va descendre.

– Parfait !

– Alors, père, tu ne veux rien me raconter de plus.

– Tout à l'heure, ma chérie, tout à l'heure. – Pourquoi ne veux-tu pas parler à M. Jacques devant moi ?

– Parce que j'ai à lui dire certaines choses qu'il lui serait peut-être pénible d'entendre en ta présence. Le visage de la jeune fille s'assombrit. – Ne t'inquiète pas… recommanda Chantecoq… Je te répète que tout va très bien… Les événements vont certainement se précipiter… Il ne s'agit plus que d'avoir un peu de patience… et de nous tenir plus que jamais sur nos gardes. – Je te laisse, fit Colette rassérénée.

– C'est cela, va, ma belle… je te rappellerai tout à l'heure. La fiancée de Jacques quitta la pièce…

Chantecoq, après avoir achevé de se démaquiller et s'être débarrassé de sa défroque, revêtit un complet veston et, entièrement redevenu lui-même, passa dans son studio. Quelques instants après, Jacques, déguisé en Cantarelli, le rejoignit. Tout de suite il attaqua :

– Vous avez vu le baron Papillon ?

Le grand détective, qui semblait d'excellente humeur, répliquait : – Je sors de chez lui et j'en rapporte deux nouvelles vraiment sensationnelles… Très intrigué, le journaliste écoutait le limier, qui continuait :

– Premièrement… le manuscrit des Mémoires de Ruggieri a bien appartenu au baron ; mais il a passé de ses mains entre celles de Mlle Desroches.

– De Simone ? s'exclamait le reporter au comble de la stupéfaction… Chantecoq reprenait :

– J'en conclus qu'il aura été dérobé à cette malheureuse par quelqu'un de son entourage. – Le fait est, affirmait Bellegarde, qu'elle recevait chez elle des individus assez interlopes. – Parmi eux… questionnait le détective, n'en est-il pas un que vous soupçonnez être Belphégor ? Le jeune homme s'absorba un instant dans ses pensées, puis il reprit : – Je suis incapable de préciser.

Chantecoq interrogeait de nouveau :

– Que pensez-vous de la demoiselle de compagnie ?

– Mlle Bergen… Je sais qu'elle est depuis très longtemps au service de Mlle Desroches… et dois dire bien qu'elle m'ait toujours témoigné une antipathie marquée, qu'elle a toujours eu pour Simone une grande affection et un dévouement réel… – Et ce M. de Thouars ?

– Fort épris de Mlle Desroches, il me détestait.

– Est-ce vraiment un fils de famille ?

– Tout ce qu'il y a de plus authentique. – Alors, un déclassé ?

– Absolu…

– Et sans beaucoup de scrupules ?

– Je le crois. Selon vous, ce serait lui ?…

– Non, répliquait nettement Chantecoq… car autant que j'ai pu en juger… il ne m'a semblé, ni assez intelligent, ni assez audacieux pour jouer un pareil rôle. Mais, laissons-le tranquille pour l'instant… Je vous disais tout à l'heure que je vous apportais deux nouvelles sensationnelles. – Je connais la première, qui me semble aussi bonne qu'inattendue, déclarait le journaliste ; et maintenant, j'ai hâte d'apprendre la seconde. – Attendez-vous à quelque chose d'inouï… – Vraiment ?

– Belphégor a encore fait des siennes.

– Cela ne m'étonne pas. – Mais ce qui vous surprendra bien davantage, c'est lorsque je vous aurai dit que la nuit dernière il a enlevé le corps de Mlle Desroches. – Le corps de… murmura Bellegarde en pâlissant.

Et il ajouta :

– Et dans quel dessein cet odieux bandit aurait-il accompli ce monstrueux attentat ?

– Je vais vous le dire : Ménardier est persuadé que Simone a été empoisonnée ; et il a réussi à faire partager sa conviction au juge chargé de l'instruction… « J'ai su, par ailleurs, que le parquet avait ordonné l'autopsie qui devait avoir lieu ce matin… Alors pour éviter un examen médical qui eût conclu à un crime, son auteur, c'est-à-dire Belphégor, a fait disparaître le cadavre. – Dans quelle intention ?

– Comment ! vous n'avez pas deviné ? – Je suis tellement troublé par ce que vous me racontez.

– Réfléchissez un instant.

– Pour augmenter encore les charges qui pèsent sur moi, martelait Jacques.

– Parbleu !…

– Mais c'est effrayant !… – C'est excellent, au contraire. Et Chantecoq développa :

– Notre Belphégor est en train de s'enterrer… Rappelez-vous ce que je vous ai déjà prédit : c'est par ses complices que nous l'atteindrons. – Et ses complices, vous les connaissez ?

Chantecoq eut un mystérieux sourire. Puis, tout en évitant de répondre à la question que lui posait le reporter, il fit :

– Je crois que c'est le moment d'aller faire un petit tour du côté de la maison d'Auteuil. – Je vous accompagne ? interrogeait le journaliste.

– J'allais vous le demander. Et saisissant le bras du faux Cantarelli, le grand détective s'écria : – Quel beau livre vécu vous allez bientôt pouvoir écrire !