Part (57)
Je demanderais volontiers au Dr Van Helsing ou au Dr Seward de me prescrire quelque chose pour dormir, si je n'avais pas peur de les alarmer. Un tel rêve ne ferait qu'aggraver leurs inquiétudes à mon sujet. Cette nuit je m'appliquerai à dormir naturellement. Si je n'y arrive pas, je leur demanderai demain soir de me donner une dose de chloral; une seule prise ne pourra pas me faire de mal, et cela me donnera une bonne nuit de sommeil. La nuit dernière, en effet, m'a encore plus fatiguée qu'une nuit blanche. 2 octobre, 22H00 La nuit dernière, j'ai dormi, mais je n'ai pas rêvé. J'ai dû dormir comme une souche, car je n'ai pas été réveillée par le coucher de Jonathan; mais ce sommeil ne m'a pas régénérée, et aujourd'hui je me sens terriblement faible et abattue. J'ai passé la journée d'hier à essayer de lire, ou à rester allongée à somnoler. Dans l'après-midi, Mr Renfield a demandé à me voir. Pauvre homme, il était très gentil, et quand je suis venue, il a baisé ma main et a demandé à Dieu de me bénir. Je ne sais pourquoi, cela m'a profondément touchée, et je pleure lorsque j'y repense. C'est une nouvelle faiblesse, dont je dois me méfier. Jonathan souffrirait beaucoup de savoir que j'ai pleuré. Lui et les autres sont sortis jusqu'à l'heure du dîner, et ils sont tous rentrés fatigués. J'ai fait ce que j'ai pu pour leur redonner un peu de courage, et je crois que cet effort m'a fait du bien à moi aussi, car j'ai oublié ma propre fatigue. Après dîner, ils m'ont envoyée au lit, et se sont tous retirés - prétendument pour fumer - mais je savais qu'il voulaient simplement se raconter les uns aux autres ce qui leur était arrivé durant la journée. Je pus voir, aux manières de Jonathan, qu'il avait quelque chose d'important à leur dire. Je n'avais pas sommeil comme cela aurait dû être le cas, aussi avant qu'ils ne me quittent, j'ai demandé au Dr Seward de me donner un peu d'opiacées, en raison de mes difficultés à dormir la nuit d'avant. Il m'a très obligeamment préparé une potion de somnifère, en me disant que cela ne me ferait pas de mal, car il était très peu dosé. Je l'ai pris, et j'attends le sommeil, qui pour le moment ne vient pas. J'espère que ce n'était pas une erreur, car alors même que le sommeil commence à poindre, je suis saisie d'une peur nouvelle : j'ai peut- être été folle de me priver du pouvoir de me réveiller. Je pourrais avoir besoin de toutes mes facultés. Voici le sommeil qui vient. Bonne nuit.
Chapitre 20 Journal de Jonathan Harker 1er octobre, soir Je trouvai Thomas Snelling chez lui à Bethnal Green, mais malheureusement il lui était impossible de se rappeler quoi que ce soit. L'annonce de ma visite lui avait laissé présager quelques bonnes bières, et cela avait été plus fort que tout : il avait commencé trop tôt ses libations. Toutefois, j'appris par son épouse, qui avait l'air d'une pauvre femme très correcte, qu'il n'était que l'assistant de Smollet, qui était le véritable patron. J'allai donc tout de suite à Walworth, et trouvai Mr. Joseph Smollet chez lui, en manches de chemise, en train de prendre le thé. C'est un brave type, intelligent, sans conteste un travailleur sérieux et fiable, avec la tête sur les épaules. Il se souvenait de tout ce qui concernait l'incident des caisses. Il tira de quelque mystérieuse poche de son pantalon un merveilleux carnet aux pages écornées, couvert de hiéroglyphes tracés à l'aide d'un crayon gras à moitié usé, et put me donner la destination des caisses. De toutes les caisses, me dit-il, qui se trouvaient dans le chargement qui est parti de Carfax, six ont été livrées au 197, Chicksand Street, Mile End New Town, et six autres sont allées à Jamaica Lane, Bermondsey. Si le Comte voulait répartir pour son usage ces répugnants refuges dans tout Londres, ces endroits n'étaient qu'une première étape, avant une distribution plus générale. La manière systématique dont tout était conçu me laissa penser qu'il ne voulait sans doute pas se limiter à deux quartiers de Londres. Il avait maintenant un point d'attache à l'extrême est de la rive nord, à l'est de la rive sud, et dans le sud de Londres. Certainement, il n'avait pas voulu exclure de ses plans diaboliques le nord et l'ouest – sans penser à la City elle-même et au cœur du Londres fashionable, au sud-ouest et à l'ouest. Je demandai alors à Smollet s'il pouvait me dire si d'autres caisses étaient parties de Carfax. Il me répondit : « Eh ben, vot'honneur, vous avez été très correct avec moi – je lui avais donné un demi-souverain – et j'vais vous dire tout c'que j'sais. J'ai entendu un homme du nom d'Bloxam dire y'a quat'nuits d'ça, dans une taverne d'Pincher Alley, qu'lui et son pote avaient remué d'la poussière dans une vieille maison à Purfect. Y'a pas beaucoup d'travail de c'genre-là, et j'crois bien qu'Sam Bloxam y pourrait vous en dire pas mal là-d'ssus. » Je lui demandai s'il savait où je pourrais le trouver, et que je serais prêt à lui donner un autre demi-souverain s'il pouvait se procurer son adresse. Alors il avala le reste de son thé, et se leva en disant qu'il aller chercher un peu partout. Une fois à la porte, il s'arrêta et me dit : « Ecoutez, vot'honneur, j'ai pas d'raison d'vous garder ici. p'têt ben que j'trouverai Sam bientôt, mais p'têt ben qu'non, mais toute façon y vous dira pas grand'chose ce soir. Quand y commence à picoler, y'en a pas deux comme lui. Si vous pouvez m'donner une enveloppe avec un tombre et avec vot'nom d'ssus, j'vous posterai ce soir l'endroit où vous pouvez l'trouver. Mais vous f'rez bien d'aller l'voir tôt l'matin, ou vous l'louperez, pasque Sam y commence tôt l'matin, même s'il a picolé la veille. » C'était fort bien pensé, et une petite fille partit donc avec un penny pour acheter une enveloppe et une feuille de papier. Je lui avais dit de garder la monnaie. Quand elle revint, j'apposai le timbre sur l'enveloppe et y écrivis mon adresse, et, Smollet m'ayant à nouveau promis de m'envoyer l'adresse dès qu'il la connaîtrait, je rentrai à la maison. Quoi qu'il en soit, nous sommes sur la piste. Mais ce soir, je suis fatigué, et je dois dormir. Mina est presque endormie, et me semble un peu pâle ; à voir ses yeux, on dirait même qu'elle a pleuré. Pauvre chérie, je suis certain que cela l'angoisse de rester dans l'ignorance, et elle doit se faire deux fois plus de soucis pour moi et pour les autres. Mais il le faut. Il vaut mieux être déçue et angoissée comme elle l'est actuellement que d'avoir les nerfs brisés. Les deux docteurs ont bien raison d'insister pour qu'elle soit tenue en dehors de cette terrible affaire. Je dois rester ferme, car c'est sur moi que doit reposer tout le poids de ce silence. Je ne dois même pas aborder le sujet avec elle, en aucune circonstance. A vrai dire, ce ne sera pas là une tâche bien difficile, car elle est maintenant elle-même réticente, et n'a pas dit un mot à propos du Comte depuis que nous lui avons fait part de notre décision.
2 octobre, soir. Une journée longue et excitante. A la première distribution du courrier, j'ai reçu mon enveloppe, avec à l'intérieur une feuille de papier toute sale, sur laquelle était écrit, avec un crayon de charpentier, et d'une écriture large : « Sam Bloxam, Korskrans, 4, poters Cort, Bartel Street, Walworth. Demander Ajoint. » On m'avait apporté cette lettre au lit, et je me levai sans réveiller Mina. Elle était toute pâle et paraissait épuisée ; elle n'avait pas l'air bien du tout. Je décidai de ne pas la réveiller, mais d'organiser son retour à Exeter dès que j'aurais terminé mes recherches de ce jour. Je pense qu'elle serait plus heureuse à la maison, avec ses tâches quotidiennes, qu'ici parmi nous, ignorant tout de ce que nous faisons. Je ne vis le Dr. Seward qu'un instant ; je lui dis que je sortais, et lui promis de revenir dès que possible lui dire, ainsi qu'aux autres, ce que j'aurais découvert. J'allai à Walworth et trouvai, avec quelques difficultés, Potter's Court. La tâche fut rendue difficile par l'orthographe approximative de Mr. Smollett, mais je trouvai l'endroit, et ensuite je n'eus aucune difficulté à trouver la pension Corcoran. Quand je demandai à l'homme qui vint m'ouvrir si je pouvais voir « M. Ajoint », il secoua la tête et me dit : « Je l'connais pas. Y a jamais eu personne de c'nom ici, j'l'ai jamais entendu dire d'ma vie. J'crois pas qu'y ait quelqu'un d'ce nom ni ici ni ailleurs. » Je sortis la lettre de Smollett, et je me dis que je commettais peut- être la même erreur que lorsque je cherchais la rue. « Vous êtes qui ? » lui demandai-je. « J'suis l'adjoint » répondit-il. Je compris tout de suite que j'étais sur la bonne piste : une fois de plus, l'écriture phonétique de Smollett m'avait induit en erreur. Une demi-couronne suffit pour mettre à ma disposition toutes les informations en sa possession, et j'appris que Mr. Bloxam avait cuvé sa bière la nuit précédente à Corcoran, et qu'il était parti travailler à Poplar à cinq heures du matin. Il ne pouvait pas me dire à quel endroit exactement, mais il avait vaguement entendu dire que c'était un « nouvel entrepôt ». Avec ce maigre indice, je partis pour Poplar. Il était midi quand j'entendis parler d'un bâtiment qui pouvait bien être celui que je cherchais, et c'était dans un café où les ouvriers venaient se restaurer. L'un d'entre eux m'indiqua qu'on construisait un nouvel entrepôt sur Cross Angel Street, et comme cela pouvait correspondre à la vague description qu'on m'avait donnée, je m'y rendis de suite. Un portier maussade, puis un contremaître tout aussi maussade, que j'amadouai avec quelques espèces sonnantes et trébuchantes, me mirent sur les traces de Bloxam. On l'envoya chercher après que j'eus proposé de payer ses gages de la journée pour pouvoir lui poser quelques questions sur une affaire d'ordre privé. C'était un garçon intelligent, bien que rude de manières et de langage. Quand je lui eus promis de payer pour ces informations, il me dit qu'il avait fait deux voyages entre Carfax et une maison de Picadilly, et avait transporté à ces occasions neuf grandes caisses – « sacrément lourdes » - à l'aide d'un cheval et d'un chariot qu'il avait loués pour l'occasion. Je lui demandai s'il pouvait me donner le numéro de la maison de Picadilly, et il me répondit : « Ben, vot'honneur, j'ai oublié l'numéro, mais c'était juste à que'ques portes d'une grande église blanche, ou que'que chose comme ça, pas construite'd'puis longtemps. C'était une vieille maison pleine'd'poussière aussi, même si elle avait rien à voir avec la sal'té d'la maison où qu'on a pris ces sacrées caisses. » « Et comment êtes-vous entré dans ces maisons si aucune n'était habitée ? » « L'vieux qui m'avait engagé y m'attendait d'vant la maison à Purfleet. Y m'a aidé à soul'ver les caisses et à les met' dans la voiture. Dieu m'damne, mais c'était l'type l'plus fort qu'ai jamais vu, et pourtant c'était un vieux, avec une moustache blanche, et si maigre que j'pensais qu'y pourrait pas soulever une ombre ! » Je frissonnai. « Eh ben, y portait les caisses d'son côté comme si c'étaient des sachets d'thé, alors qu'moi j'soufflais et j'transpirais – et pourtant, j'suis pas un gringalet, moi non plus. » « Et comment êtes-vous entré dans la maison de Picadilly ? » « Il était là aussi. Il a dû partir tout d'suite et arriver là avant moi, pasque quand j'ai sonné, il est v'nu ouvrir et y m'a aidé à met' les caisses dans le hall. » « Les neuf caisses ? » demandai-je.
« Ouaip. Y'en avait cinq dans l'premier chargement et quat' dans l'second. J'ai attrapé une sacrée soif, et j'sais même pu comment j'suis r'tourné chez moi. » Je l'interrompis. « Toutes les caisses sont donc restées dans le hall ? » « Ouaip. C'était un grand hall, et y avait rien d'aut' dedans.