Devenir plus fort en transformant chaque citoyen en soldat ?
Mes chers camarades bien le bonjour ! Citoyen, soldat. Deux termes qui sont pour
nous aujourd'hui complètement séparés. Et pour cause, le service militaire n'existe
plus,en tout cas en France, et porter les armes ne correspond plus vraiment à notre
idéal de la vie citoyenne. Ces deux fonctions pourtant, citoyen et soldat ont été intimement
liées durant toute l'existence de la citoyenneté. Dans l'Histoire, le citoyen c'est celui
qui vote mais c'est surtout celui qui se bat.
Pour comprendre l'origine de cette association entre le citoyen et le combattant, il faut
retourner aux origines de la vie civique, loin, très loin dans la méditerranée, où
l'air sent bon l'huile d'olive et les torses musclés !
C'est un secret pour personne,
la citoyenneté, c'est-à-dire le fait d'appartenir et de participer à la vie politique d'une
cité, est né il y a plus de 2 500 ans en Grèce.
Le territoire de la Grèce au V et IVe siècle avant notre ère est composé d'une tonne
de cités, un millier disent certains. Et ces cités entretiennent des rapports… changeants
dirons-nous… L'histoire grecque est en effet jalonnée
d'une multitude de conflits, avec des alliances qui se font et se défont, des invasions extérieures,
des expéditions punitives, etc. Bref, un état de guerre quasi-permanent qui demande
à ces petits territoires d'entretenir une force de défense efficace et rapidement mobilisable.
C'est là que le citoyens interviennent. Les citoyens sont la classe supérieure des
habitants de la cité. Au Ve siècle avant notre ère, ils étaient sans doute à peine
10 % des habitants d'Athènes, l'exemple que nous connaissons le mieux. Ils vivent
surtout de leur travail agricole, aidés par leurs esclaves, certains sont immensément
riches, d'autres beaucoup plus modestes, mais tous ont le privilège de pouvoir prendre
part aux institutions. Alors, pourquoi choisir ces personnes d'importance, ces propriétaires
terriens impliqués dans la vie politique pour aller mourir au combat ?
Et bien pour trois raisons principales. Déjà, parce que mourir au combat justement,
ça n'arrive pas si souvent que ça. Bien aidés par des péplums du genre « 300 » montrant
des cascades d'hémoglobine, ou bien par les images des guerres mondiales plus proches
de nous, on imagine souvent que la guerre de l'Antiquité devait être aussi une sorte
de chaos de soldats engagés dans une boucherie effroyable. En réalité, les Grecs étaient
plutôt des gens civilisés, ou du moins ils essayaient de l'être. Et les guerres intestines
se réglaient souvent en batailles de quelques centaines d'hommes, consistant plus à contrôler
le terrain qu'à massacrer l'ennemi. Lors de ces batailles on ne dénombre généralement
que quelques morts. Un seul exemple suffit pour comprendre cette idée, la bataille de
Marathon. Légendaire entre toutes, victoire épique de 10 000 Grecs menés par les Athéniens
contre l'envahisseur perse ayant réuni plus de 40 000 hommes. L'affrontement le
plus énorme de l'époque. Nombre de tués chez les Grecs ? 192. Moins
de 2 % de l'effectif. On ne craint pas tellement la dépopulation.
La deuxième raison pour laquelle les citoyens sont utilisés comme soldats est tout simplement
une question financière. L'équipement de soldat coûte cher. Enfin, plus ou moins,
mais les citoyens sont les seuls à pouvoir se payer de quoi se battre et entretenir le
matériel. Le degré de richesse du citoyen détermine ensuite quel corps d'armée il
intègre. Les plus aisés, capables d'entretenir un cheval et les armes qui vont avec seront
cavaliers, le poste le plus prestigieux. Le gros de l'effectif, ce qu'on pourrait
appeler la « classe moyenne » des citoyens occupe le poste d'hoplite, c'est-à-dire
l'infanterie lourde, équipée d'armures de bronze : casque, bouclier et jambières
(cnémides). Les plus pauvres se battent soit comme fantassins légers ou archers soit deviennent
rameurs dans la flotte. Ce dernier rôle peut plus facilement être
attribué à des non-citoyens voire des esclaves en cas de mobilisation générale.
Enfin, on préfère les citoyens pour intégrer l'armée car ce sont les seuls qui ont le
temps de s'entraîner. En effet, les formations d'infanterie grecque sont très ordonnées.
Les soldats forment un rang solidaire où chacun protège le flanc droit de son voisin
grâce à son bouclier. Cette tactique appelée phalange est redoutablement efficace mais
assez complexe à manœuvrer. Les citoyens suivent donc un service militaire assez long
et contraignant. A Athènes, il nous est connu grâce à Aristote (dans La Constitution d'Athènes)
qui décrit un cursus de deux ans, l'éphébie, dans lequel le jeune citoyen apprend le maniement
des armes et intègre progressivement l'armée régulière.
Dans la Grèce antique, n'est donc pas soldat qui veut, et l'honneur de la citoyenneté
s'accompagne de devoirs militaires. Pour des raisons logiques, et d'efficacité,
le métier de soldat est couplé à celui de citoyen. Le citoyen, comme le soldat des
phalanges se plie à l'effort collectif, anonyme et ordonné.
Les Romains sont très influencés par la culture grecque et se disent d'ailleurs
être descendants des Troyens. Se foutant régulièrement sur la tronche avec les cités
grecques de leur voisinage, ils décident de reprendre ni plus ni moins que le même
système, en y apportant toutefois quelques subtilités.
Les Romains considèrent tout d'abord la citoyenneté comme un modèle universel. L'impérialisme
romain voit même dans sa diffusion une sorte de mission civilisatrice. Rome reconnaît
dans l'ensemble des territoires conquis, en Italie puis ailleurs, des cités, où les
hommes libres sont considérés comme des citoyens. Toutefois, ces hommes fraîchement
conquis sont appelés pérégrins, ils ne sont pas encore citoyens romains. Le summum
de la citoyenneté en quelque sorte. C'est justement ces derniers qui vont être appelés
à intégrer l'armée. Lors d'une cérémonie nommée « dilectus
», et qui permet de vérifier le statut de citoyen, la richesse nécessaire pour s'équiper
et les aptitudes physiques et intellectuelles, les hommes sont recrutés pour l'année
à venir. A l'époque républicaine tous les citoyens doivent le service militaire.
Il existe également le « tumultus » qui est un recrutement dans l'urgence, en cas
d'invasion. On sera peut-être un peu moins regardant
dans ce cas-là pour savoir si les papiers sont en règle…
En Italie, les guerres sociales qui sont des guerres entre Rome et ses alliés Italiens
et qui s'achèvent en 89 av. notre ère., tournent justement autour de cette question.
Les alliés, quitte à servir Rome aimeraient tant qu'à faire obtenir la citoyenneté.
Après une série de bastons et de négociations, ils obtiennent gain de cause. Tous les Italiens
sont désormais citoyens romains, ce qui a pour effet de doubler le nombre d'hommes
disponibles. Au milieu du Ier siècle avant notre ère. Rome aligne 24 légions de 4200
hommes. Pendant longtemps, l'afflux de volontaires
a permis de maintenir les effectifs de l'armée romaine. En effet, le métier de soldat attire
de plus en plus de citoyens pérégrins en raison des avantages qu'il donne : solde
importante, retraite (praemia), distribution de terres, sans oublier que le pérégrin
reçoit la citoyenneté romaine après son service.
Rome fait donc largement appel à ses citoyens non-romains dans les troupes auxiliaires,
pour constituer les flancs des légions romaines. Cela permet de profiter au passage des spécialités
militaires des peuples conquis : archers orientaux, cavaliers numides, etc. qui complètent à
merveille les manipules d'infanterie lourde au centre du dispositif.
À partir d'Auguste, le premier empereur de Rome, un service militaire de 25 ans dans
les troupes auxiliaires devient obligatoire. En prenant sa retraite après 25 ans dans
l'armée, le soldat devient citoyen romain. Une belle manière de s'assurer des troupes
nombreuses, professionnelles qui plus est, et de diffuser la citoyenneté et l'attachement
à l'Empire. Ce recrutement est certes très efficace,
mais il peut aussi comporter des dangers. Engager des citoyens éduqués et avertis
de leurs droits n'est pas la même chose que d'asservir des hordes d'esclaves illettrés
et ne parlant pas la langue. Les armées romaines ont donc eu, au cours du temps, une fâcheuse
tendance à se politiser. Lors des guerres civiles entre César et Pompée,
mais surtout par la suite pendant la période impériale, les légions sont de véritables
faiseuses d'empereurs. Elles acclament leurs généraux, qui se déclarent donc légitimement
élus par les citoyens. Le citoyen-soldat permet certes la défense de l'Empire, mais
il peut aussi favoriser les coups d'état…
Un peu passé de mode au Moyen-âge dans une
Europe majoritairement féodale, le modèle de la cité et de la citoyenneté réapparaît
cependant à la Renaissance. La redécouverte des auteurs anciens, et des théories politiques
grecques notamment, remet au goût du jour l'idéal de la vie civique, et avec lui,
celui du soldat-citoyen. Ce qui n'est pendant longtemps qu'un doux
rêve de philosophe, apparaît avec la Révolution française et la fin de l'absolutisme, comme
un projet plausible. Sous l'Ancien Régime, les armées des souverains
étaient en effet composées de professionnels et complétées par des milices provinciales,
ainsi que par des compagnies de mercenaires, à l'efficacité aléatoire. Le système
de privilèges réservait par ailleurs le commandement aux membres de l'aristocratie,
seuls habilités traditionnellement à diriger des troupes.
L'abolition de ces privilèges en 1789 puis la proclamation de la République modifient
cette organisation. L'ensemble de la carrière militaire devient accessible aux hommes de
basse extraction, passés qui plus est, du statut de sujets de Sa Majesté à celui de
citoyens de la République Française. Dès l'été 1789, l'une des priorités
des révolutionnaires est logiquement de contester au roi le monopole de la force. L'article
12 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, précise d'ailleurs que « la
garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique ». La constitution
de la Garde Nationale, d'abord créée spontanément comme une sorte de cohorte parisienne réservée
aux bourgeois, remplit peu à peu ce rôle et devient un acquis primordial.
Entre 1790 et 1791, la Garde Nationale devient en effet une forme d'armée parallèle citoyenne,
prête si besoin à contrecarrer les actions des armées royales.
Constituée d'hommes instruits, citoyens actifs, c'est-à-dire riches et payant le
droit de voter, la Garde Nationale prend parti pour la Révolution, par exemple en escortant
jusqu'à Paris le roi en fuite démasqué à Varennes. A partir du 30 juillet 1792,
elle est ouverte à tous, citoyens pauvres compris. Les événements s'accélèrent
alors : les Gardes Nationaux prennent d'assaut des Tuileries en août, surveillent l'exécution
du roi et participent à la répression des royalistes.
Les citoyens de toutes origines, en servant dans ce corps d'armée, avaient désormais
la possibilité d'œuvrer à la défense de leurs intérêts et de leur nation, et
non plus de servir les désirs d'un tyran !
Le meilleur exemple pour voir ce changement est tout simplement le refrain de La Marseillaise
: « Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Marchons, marchons ! Qu'un sang impur...
Abreuve nos sillons ! ». Il appelle les « citoyens », et évoque un « sang impur » souvent
mal interprété. Ce « sang impur », c'est en réalité celui des citoyens lambda par
opposition à celui des nobles réputés purs et seuls habilités à mener l'armée.
Le sang des citoyens est donc versé pour la défense de leurs « sillons », leurs
champs, leurs terres, gagnées avec la fin du servage et de la féodalité. Rouget de
Lisle, l'auteur de La Marseillaise, montre dans son chant de guerre les espoirs de ces
nouveaux citoyens pour qui intégrer l'armée nationale représente une reconnaissance et
l'égalité tant souhaitée. Avec la Révolution, renait donc le mythe
du citoyen-soldat : une élite instruite et policée œuvrant au bien de la communauté
à la fois par son travail et son engagement civique, et même prête à prendre les armes
contre les oppresseurs si besoin. En 1792, la République accentue encore cet
idéal en associant potentiellement tous les hommes à ce rôle autrefois réservé aux
plus riches. Avec la fin des événements révolutionnaires, la Garde Nationale est
peu à peu utilisée comme une réserve d'hommes pour l'armée régulière. Les régiments
de volontaires sont, par une série de réformes, intégrés à l'armée.
Après s'être d'abord basé sur les levées en masse, comme celle de 1793 dont nous avons
déjà parlé lors de l'épisode sur la guerre de Vendée, le système du citoyen-soldat
volontaire et tenu par l'honneur est finalement transformé en 1798 avec l'instauration
du service militaire par tirage au sort. La loi qui le crée précise : « Tout Français
est soldat et se doit à la défense de la patrie ». Les citoyens tirés au sort (environ
un tiers d'une classe d'âge) doivent alors effectuer un service militaire entre
leurs 20 et 25 ans. Après la Révolution, le tirage au sort sera
abandonné en 1905, et 91 ans plus tard, Jacques Chirac annonce finalement la « suspension
» du service militaire. Fin de carrière pour le citoyen-soldat, retour à l'armée
de métier, comme sous l'Ancien Régime. Cette double fonction du citoyen-soldat s'est
donc transformée au cours de l'Histoire, les Grecs y voyaient une évidence pratique
en même temps qu'un idéal démocratique, les Romains une manière de soutenir leur
effort de conquête et de pacification, et les révolutionnaires français une revendication
d'égalité et un moyen d'émancipation. Le choix de la plupart des États démocratiques
contemporains est celui d'une population très largement instruite mais désarmée.
Pouvoir supprimer son rôle militaire au citoyen témoigne est en fait d'une chose : que
nos sociétés sont largement pacifiées ! Et puis on ne va pas se le cacher, les moyens
technologiques à notre disposition, missiles nucléaires en tête, rendent inutiles la
mobilisation en masse. Tu as beau envoyer 300 000 types tête baissée à travers les
champs, s'ils se prennent une belle Tsar Bomb sur la tronche, ils font moins les malins...
En tout cas, on peut dire que l'évolution des moyens militaires a donc aussi fait évoluer
la citoyenneté de manière assez définitive.
Voilà les amis, j'espère que ce petit topo sur les citoyens-soldats vous aura appris
quelques trucs ! Merci à Lucas Pacotte qui m'a aidé à préparer cette émission et
merci à tous les internautes qui soutiennent l'émission via Tipeee, Utip ou directement
sur Youtube avec le bouton “Rejoindre”. On compte sur vous pour répandre la bonne
parole en partageant l'émission, à très vite sur Nota Bene !