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Madame Bovary de Gustave Flaubert, Première Partie, 9

Première Partie, 9

Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l'armoire, entre les plis du linge où elle l'avait laissé, le porte-cigares en soie verte. Elle le regardait, l'ouvrait, et même elle flairait l'odeur de sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. À qui appartenait-il ?… Au vicomte. C'était peut-être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l'on cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures et où s'étaient penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle d'amour avait passé parmi les mailles du canevas ; chaque coup d'aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n'étaient que la continuité de la même passion silencieuse. Et puis le vicomte, un matin, l'avait emporté avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsqu'il restait sur les cheminées à large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant ; là-bas ! [ 80 ] Comment était ce Paris ? Quel nom démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faire plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale, il flamboyait à ses yeux jusque sur l'étiquette de ses pots de pommade. La nuit, quand les mareyeurs ; dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant la Marjolaine, elle s'éveillait ; et écoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays, s'amortissait vite sur la terre : — Ils y seront demain !

se disait-elle.

Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Au bout d'une distance indéterminée, il se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve. Elle s'acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s'arrêtant à chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des marche-pieds de calèches, qui se déployaient à grand fracas devant le péristyle des théâtres. Elle s'abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premières représentations, de courses et de soirées, s'intéressait au début d'une chanteuse, à l'ouverture d'un magasin. Elle savait les modes nouvelles, l'adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d'Opéra. Elle étudia, dans Eugène Süe, les descriptions [ 81 ] d'ameublements ; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. À table même, elle apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. Le souvenir du vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventés, elle établissait des rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre peu à peu s'élargit autour de lui, et cette auréole qu'il avait, s'écartant de sa figure, s'étala plus au loin, pour illuminer d'autres rêves. Paris, plus vague que l'Océan, miroitait donc aux yeux d'Emma dans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s'agitait en ce tumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableaux distincts. Emma n'en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les autres, et représentaient à eux seuls l'humanité complète. Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes d'un tapis de velours à crépines d'or. Il y avait là des robes à queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires. Venait ensuite la société des duchesses ; on y était pâle ; on se levait à quatre heures ; les femmes, pauvres anges ! portaient du point d'Angleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer à Bade la saison d'été, et, vers la quarantaine enfin, épousaient des héritières. Dans les cabinets de restaurant où l'on soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la [ 82 ] foule bigarrée des gens de lettres et des actrices. Ils étaient, ceux-là, prodigues comme des rois, pleins d'ambitions idéales et de délires fantastiques. C'était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise, et comme n'existant pas. Plus les choses, d'ailleurs, étaient voisines, plus sa pensée s'en détournait. Tout ce qui l'entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l'existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu'au delà s'étendait à perte de vue l'immense pays des félicités et des passions. Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l'élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment. Ne fallait-il pas à l'amour, comme aux plantes indiennes, des terrains préparés, une température particulière ? Les soupirs au clair de lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur les mains qu'on abandonne, toutes les fièvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon des grands châteaux qui sont pleins de loisirs, d'un boudoir à stores de soie avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un lit monté sur une estrade, ni du scintillement des pierres précieuses et des aiguillettes de la livrée. Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser la jument, traversait le corridor avec ses gros sabots ; sa blouse avait des trous, ses pieds étaient nus dans des chaussons. C'était là le groom en culotte courte dont il fallait se contenter ! [ 83 ] Quand son ouvrage était fini, il ne revenait plus de la journée ; car Charles, en rentrant, mettait lui-même son cheval à l'écurie, retirait la selle et passait le licou, pendant que la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme elle le pouvait, dans la mangeoire. Pour remplacer Nastasie (qui enfin partit de Tostes, en versant des ruisseaux de larmes), Emma prit à son service une jeune fille de quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les bonnets de coton, lui apprit qu'il fallait vous parler à la troisième personne, apporter un verre d'eau dans une assiette, frapper aux portes avant d'entrer, et à repasser, à empeser, à l'habiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonne obéissait sans murmure pour n'être point renvoyée ; et, comme Madame, d'habitude, laissait la clef au buffet, Félicité, chaque soir prenait une petite provision de sucre qu'elle mangeait toute seule, dans son lit, après avoir fait sa prière. L'après-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les postillons.

Madame se tenait en haut, dans son appartement. Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les revers à châle du corsage, une chemisette plissée avec trois boutons d'or. Sa ceinture était une cordelière à gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui s'étalait sur le cou-de-pied. Elle s'était acheté un buvard, une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiqu'elle n'eût personne à qui écrire ; elle époussetait son étagère, se regardait dans la glace, [ 84 ] prenait un livre, puis, rêvant entre les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris. Charles, à la neige à la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiède des saignées écoutait des râles, examinait des cuvettes, retroussait bien du linge sale ; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d'où venait cette odeur, ou si ce n'était pas sa peau qui parfumait sa chemise. Elle le charmait par quantité de délicatesses : c'était tantôt une manière nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches de papier, un volant qu'elle changeait à sa robe, ou le nom extraordinaire d'un mets bien simple, et que la bonne avait manqué, mais que Charles, jusqu'au bout, avalait avec plaisir. Elle vit à Rouen des dames qui portaient à leur montre un paquet de breloques ; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sa cheminée deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps après, un nécessaire d'ivoire, avec un dé de vermeil. Moins Charles comprenait ces élégances, plus il en subissait la séduction. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et à la douceur de son foyer. C'était comme une poussière d'or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie. Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa [ 85 ] réputation était établie tout à fait. Les campagnards le chérissaient parce qu'il n'était pas fier. Il caressait les enfants, n'entrait jamais au cabaret, et, d'ailleurs, inspirait de la confiance par sa moralité. Il réussissait particulièrement dans les catarrhes et maladies de poitrine. Craignant beaucoup de tuer son monde, Charles, en effet, n'ordonnait guère que des potions calmantes, de temps à autre de l'émétique, un bain de pieds ou des sangsues. Ce n'est pas que la chirurgie lui fît peur ; il vous saignait les gens largement, comme des chevaux, et il avait pour l'extraction des dents une poigne d'enfer. Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement à la Ruche médicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait, un peu après son dîner ; mais la chaleur de l'appartement, jointe à la digestion, faisait qu'au bout de cinq minutes il s'endormait ; et il restait là, le menton sur ses deux mains, et les cheveux étalés comme une crinière jusqu'au pied de la lampe. Emma le regardait en haussant les épaules. Que n'avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes d'ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin, à soixante ans, quand vient l'âge des rhumatismes, une brochette de croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles n'avait point d'ambition ! Un médecin d'Yvetot, avec qui dernièrement il s'était trouvé en consultation, l'avait humilié quelque peu, au lit même du malade, devant les parents [ 86 ] assemblés. Quand Charles lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma s'emporta bien haut contre le confrère. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Mais elle était exaspérée de honte, elle avait envie de le battre, elle alla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma l'air frais pour se calmer. — Quel pauvre homme !

quel pauvre homme ! disait-elle tout bas, en se mordant les lèvres. Elle se sentait, d'ailleurs, plus irritée de lui.

Il prenait, avec l'âge, des allures épaisses ; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides ; il se passait, après manger, la langue sur les dents ; il faisait, en avalant sa soupe, un gloussement à chaque gorgée, et, comme il commençait d'engraisser, ses yeux, déjà petits, semblaient remontés vers les tempes par la bouffissure de ses pommettes. Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait à l'écart les gants déteints qu'il se disposait à passer ; et ce n'était pas, comme il croyait, pour lui ; c'était pour elle-même, par expansion d'égoïsme, agacement nerveux. Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses qu'elles avait lues, comme d'un passage de roman, d'une pièce nouvelle, ou de l'anecdote du grand monde que l'on racontait dans le feuilleton ; car, enfin, Charles était quelqu'un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prête. Elle faisait bien des confidences à sa levrette ! Elle en eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de la pendule. Au fond de son âme, cependant, elle attendait [ 87 ] un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l'horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu'à elle, vers quel rivage il la mènerait, s'il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d'angoisses ou plein de félicités jusqu'aux sabords. Mais, chaque matin, à son réveil, elle l'espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s'étonnait qu'il ne vînt pas ; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain. Le printemps reparut.

Elle eut des étouffements aux premières chaleurs, quand les poiriers fleurirent. Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d'octobre, pensant que le marquis d'Andervilliers, peut-être, donnerait encore un bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s'écoula sans lettres ni visites. Après l'ennui de cette déception, son cœur de nouveau resta vide, et alors la série des mêmes journées recommença.

Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file, toujours pareilles, innombrables, et n'apportant rien ! Les autres existences, si plates qu'elles fussent, avaient du moins la chance d'un événement. Une aventure amenait parfois des péripéties à l'infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rien n'arrivait, Dieu l'avait voulu ! L'avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée. [ 88 ] Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer ? qui l'entendrait ? Puisqu'elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano d'Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d'ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d'elle un murmure d'extase, ce n'était pas la peine de s'ennuyer à étudier. Elle laissa dans l'armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon ? à quoi bon ? La couture l'irritait. — J'ai tout lu, se disait-elle.

Et elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber.

Comme elle était triste le dimanche, quand on sonnait les vêpres !

Elle écoutait, dans un hébétement attentif, tinter un à un les coups fêlés de la cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos aux rayons pâles du soleil. Le vent, sur la grande route, soufflait des traînées de poussière. Au loin, parfois, un chien hurlait : et la cloche, à temps égaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la campagne. Cependant on sortait de l'église.

Les femmes en sabots cirés, les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu-tête devant eux, tout rentrait chez soi. Et, jusqu'à la nuit, cinq ou six hommes, toujours les mêmes, restaient à jouer au bouchon, devant la grande porte de l'auberge. L'hiver fut froid.

Les carreaux, chaque matin, étaient chargés de givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée. Dès quatre heures du soir, il fallait allumer la lampe. [ 89 ] Les jours qu'il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosée avait laissé sur les choux des guipures d'argent avec de longs fils clairs qui s'étendaient de l'un à l'autre. On n'entendait pas d'oiseaux, tout semblait dormir, l'espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, où l'on voyait, en s'approchant, se traîner des cloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes ; près de la haie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu le pied droit et même le plâtre, s'écaillant à la gelée, avait fait des gales blanches sur sa figure. Puis elle remontait, fermait la porte, étalait les charbons, et, défaillant à la chaleur du foyer, sentait l'ennui plus lourd qui retombait sur elle. Elle serait bien descendue causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait. Tous les jours, à la même heure, le maître d'école, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde-champêtre passait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, les chevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pour aller boire à la mare. De temps à autre, la porte d'un cabaret faisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent, l'on entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettes en cuivre du perruquier, qui servaient d'enseigne à sa boutique. Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes collée contre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveux étaient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutique [ 90 ] dans une grande ville, comme à Rouen par exemple, sur le port, près du théâtre, il restait toute la journée à se promener en long, depuis la mairie jusqu'à l'église, sombre, et attendant la clientèle. Lorsque Mme Bovary levait les yeux, elle le voyait toujours là, comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur l'oreille et sa veste de lasting. Dans l'après-midi, quelquefois, une tête d'homme apparaissait derrière les vitres de la salle, tête hâlée, à favoris noirs, et qui souriait lentement d'un large sourire doux à dents blanches. Une valse aussitôt commençait, et, sur l'orgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés, les consoles, se répétant dans les morceaux de miroir que raccordait à leurs angles un filet de papier doré. L'homme faisait aller sa manivelle, regardant à droite, à gauche et vers les fenêtres. De temps à autre, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait l'épaule ; et, tantôt dolente et traînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîte s'échappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose, sous une grille de cuivre en arabesque. C'étaient des airs que l'on jouait ailleurs sur les théâtres, que l'on chantait dans les salons, que l'on dansait le soir sous des lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu'à Emma. Des sarabandes à n'en plus finir se déroulaient dans sa tête ; et, [ 91 ] comme une bayadère sur les fleurs d'un tapis, sa pensée bondissait avec les notés, se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand l'homme avait reçu l'aumône dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos et s'éloignait d'un pas lourd. Elle le regardait partir. Mais c'était surtout aux heures des repas qu'elle n'en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides ; toute l'amertume de l'existence, lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme d'autres bouffées d'affadissement. Charles était long à manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien, appuyée du coude, s'amusait, avec la pointe de son couteau, à faire des raies sur la toile cirée. Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et Mme Bovary mère, lorsqu'elle vint passer à Tostes une partie du carême, s'étonna fort de ce changement. Elle, en effet, si soigneuse autrefois et délicate, elle restait à présent des journées entières sans s'habiller, portait des bas de coton gris, s'éclairait à la chandelle. Elle répétait qu'il fallait économiser, puisqu'ils n'étaient pas riches, ajoutant qu'elle était très contente, très heureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres discours nouveaux qui fermaient la bouche à la belle-mère. Du reste, Emma ne semblait plus disposée à suivre ses conseils ; une fois même, Mme Bovary s'étant avisée de prétendre que les maîtres devaient surveiller la religion de [ 92 ] leurs domestiques, elle lui avait répondu d'un œil si colère et avec un sourire tellement froid, que la bonne femme ne s'y frotta plus. Emma devenait difficile, capricieuse.

Elle se commandait des plats pour elle, n'y touchait point, un jour ne buvait que du lait pur, et, le lendemain, des tasses de thé à la douzaine. Souvent elle s'obstinait à ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenêtres, s'habillait en robe légère. Lorsqu'elle avait bien rudoyé sa servante, elle lui faisait des cadeaux ou l'envoyait se promener chez les voisines, de même qu'elle jetait parfois aux pauvres toutes les pièces blanches de sa bourse, quoiqu'elle ne fût guère tendre cependant, ni facilement accessible à l'émotion d'autrui, comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours à l'âme quelque chose de la callosité des mains paternelles. Vers la fin de février, le père Rouault, en souvenir de sa guérison, apporta lui-même à son gendre une dinde superbe, et il resta trois jours à Tostes. Charles étant à ses malades, Emma lui tint compagnie. Il fuma dans la chambre, cracha sur les chenets, causa culture, veaux, vaches, volailles et conseil municipal ; si bien qu'elle referma la porte, quand il fut parti, avec un sentiment de satisfaction qui la surprit elle-même. D'ailleurs, elle ne cachait plus son mépris pour rien, ni pour personne ; et elle se mettait quelquefois à exprimer des opinions singulières, blâmant ce que l'on approuvait, et approuvant des choses perverses ou immorales : ce qui faisait ouvrir de grands yeux à son mari. Est-ce que cette misère durerait toujours ?

[ 93 ] est-ce qu'elle n'en sortirait pas ? Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient heureuses ! Elle avait vu des duchesses à la Vaubyessard qui avaient la taille plus lourde et les façons plus communes, et elle exécrait l'injustice de Dieu ; elle s'appuyait la tête aux murs pour pleurer ; elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquées, les insolents plaisirs avec tous les éperduments qu'elle ne connaissait pas et qu'ils devaient donner. Elle pâlissait et avait des battements de cœur.

Charles lui administra de la valériane et des bains de camphre. Tout ce que l'on essayait semblait l'irriter davantage. En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ; à ces exaltations succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait sans parler, sans bouger. Ce qui la ranimait alors, c'était de se répandre sur les bras un flacon d'eau de Cologne. Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charles imagina que la cause de sa maladie était sans doute dans quelque influence locale, et, s'arrêtant à cette idée, il songea sérieusement à aller s'établir ailleurs. Dès lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir, contracta une petite toux sèche et perdit complètement l'appétit.

Il en coûtait à Charles d'abandonner Tostes après quatre ans de séjour et au moment où il commençait à s'y poser. S'il le fallait, cependant ! Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître. C'était une maladie nerveuse : on devait la changer d'air. Après s'être tourné de côté et d'autre, Charles [ 94 ] apprit qu'il y avait dans l'arrondissement de Neufchâtel, un fort bourg nommé Yonville-l'Abbaye, dont le médecin, qui était un réfugié polonais, venait de décamper la semaine précédente. Alors il écrivit au pharmacien de l'endroit pour savoir quel était le chiffre de la population, la distance où se trouvait le confrère le plus voisin, combien par année gagnait son prédécesseur, etc. ; et, les réponses ayant été satisfaisantes, il se résolut à déménager vers le printemps, si la santé d'Emma ne s'améliorait pas. Un jour qu'en prévision de son départ elle faisait des rangements dans un tiroir, elle se piqua les doigts à quelque chose. C'était un fil de fer de son bouquet de mariage. Les boutons d'oranger étaient jaunes de poussière, et les rubans de satin, à liséré d'argent, s'effiloquaient par le bord. Elle le jeta dans le feu. Il s'enflamma plus vite qu'une paille sèche. Puis ce fut comme un buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement. Elle le regarda brûler. Les petites baies de carton éclataient, les fils d'archal se tordaient, le galon se fondait ; et les corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin s'envolèrent par la cheminée. Quand on partit de Tostes, au mois de mars, Mme Bovary était enceinte.

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Première Partie, 9 Erster Teil, 9 Part 1, 9 Prima parte, 9 Primeira parte, 9

Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l’armoire, entre les plis du linge où elle l’avait laissé, le porte-cigares en soie verte. Elle le regardait, l’ouvrait, et même elle flairait l’odeur de sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. ||||||||||||||verbena||| À qui appartenait-il ?… Au vicomte. To whom||||| C’était peut-être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l’on cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures et où s’étaient penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. ||||||||rosewood|||||||||||||||||||||||||| We had embroidered this on some rosewood loom, a cute piece of furniture that was hidden from all eyes, which had occupied many hours and where the soft curls of the thoughtful worker had been bent. Un souffle d’amour avait passé parmi les mailles du canevas ; chaque coup d’aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n’étaient que la continuité de la même passion silencieuse. |||||||||canvas|||||||||||||||threads|||||||||||| Et puis le vicomte, un matin, l’avait emporté avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsqu’il restait sur les cheminées à large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? |||||||||fireplaces|||||||||||| What had we talked about, when he stayed on the chimneys with large jambs, between the vases of flowers and the Pompadour pendulums? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant ; là-bas ! [ 80 ] Comment était ce Paris ? [80] How was this Paris? Quel nom démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faire plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale, il flamboyait à ses yeux jusque sur l’étiquette de ses pots de pommade. ||||||||||||||||||drone||||||||||||||| She repeated it to herself in a low voice, to please herself; it sounded in his ears like a cathedral bumblebee, it blazed in his eyes even on the label of his jars of ointment. La nuit, quand les mareyeurs ; dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant la Marjolaine, elle s’éveillait ; et écoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays, s’amortissait vite sur la terre : ||||fishmongers|||||||||||||||||||||||||||diminished|||| At night, when the fishmongers; in their carts, passed under her windows, singing the Marjoram, she awoke; and listening to the noise of the railroad wheels, which, on leaving the country, quickly absorbed themselves on the ground: — Ils y seront demain ! They||| - They will be there tomorrow!

se disait-elle.

Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles. And she followed them in her thought, going up and down the coasts, crossing the villages, spinning on the highway in the light of the stars. Au bout d’une distance indéterminée, il se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve. |||||||found|||||||| At the end of an indefinite distance, there was always a confused place where his dream expired. Elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. |bought herself|||||||||||||||||||| Elle remontait les boulevards, s’arrêtant à chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. She went up the boulevards, stopping at each angle, between the lines of the streets, in front of the white squares which represent the houses. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des marche-pieds de calèches, qui se déployaient à grand fracas devant le péristyle des théâtres. |||||||||||||||||||||||||||||carriages||||||||||| Eyes tired at the end, she closed her eyelids, and she saw in the darkness twist in the wind gas burners, with steps of horse-drawn carriages, which unfurled loudly in front of the peristyle of theaters. Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. |subscribed|||||||||Sylph|| She subscribed to La Corbeille, the women's newspaper, and to the Sylphe des salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premières représentations, de courses et de soirées, s’intéressait au début d’une chanteuse, à l’ouverture d’un magasin. She devoured, without spending anything, all the accounts of first performances, races and parties, was interested in the beginning of a singer, in the opening of a store. Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d’Opéra. She knew the new fashions, the address of good tailors, the days of Bois or Opera. Elle étudia, dans Eugène Süe, les descriptions [ 81 ] d’ameublements ; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. ||||Süe|||of furnishings||||||||||satisfactions||||desires| À table même, elle apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. |||||||||||pages||||||| At the very table, she brought her book, and she turned the sheets, while Charles ate while talking to him. Le souvenir du vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventés, elle établissait des rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre peu à peu s’élargit autour de lui, et cette auréole qu’il avait, s’écartant de sa figure, s’étala plus au loin, pour illuminer d’autres rêves. Paris, plus vague que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère vermeille. |||||||||||||vermilion La vie nombreuse qui s’agitait en ce tumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableaux distincts. The numerous life which was agitated in this tumult was however divided into parts there, classified in distinct tables. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les autres, et représentaient à eux seuls l’humanité complète. Emma saw only two or three that hid all the others from her, and alone represented complete humanity. Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis de velours à crépines d’or. ||||||||||||panelled|||||||||||||fringes| Il y avait là des robes à queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires. There were tail dresses, great mysteries, anguish hidden under smiles. Venait ensuite la société des duchesses ; on y était pâle ; on se levait à quatre heures ; les femmes, pauvres anges ! ||||||one||||||||||||| Next came the society of the duchesses; we were pale there; we got up at four o'clock; women, poor angels! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer à Bade la saison d’été, et, vers la quarantaine enfin, épousaient des héritières. ||||||||||||||||||were killing||||||||||Baden||||||||||| wore from the point of England at the bottom of their petticoats, and the men, capacities unrecognized under futile exteriors, punctured their horses for fun, went to Baden-Baden for the summer season, and, at about forty, married heiresses. Dans les cabinets de restaurant où l’on soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la [ 82 ] foule bigarrée des gens de lettres et des actrices. In the restaurant cabinets, where suppers are served after midnight, the variegated crowd of letters and actresses laughed at the light of the candles. Ils étaient, ceux-là, prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. ||||prodigal|||||||||delusions| C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise, et comme n’existant pas. Plus les choses, d’ailleurs, étaient voisines, plus sa pensée s’en détournait. |||by the way|||more|||| The closer things were, the more his thought turned away from it. Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions. Everything that surrounded her immediately, boring countryside, petty bourgeois imbeciles, mediocrity of existence, seemed to her an exception in the world, a particular coincidence where she was caught, while beyond stretched as far as the eye could see the immense land of happiness and passion. Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment. ||||||sensualities||||||||||||||| Ne fallait-il pas à l’amour, comme aux plantes indiennes, des terrains préparés, une température particulière ? Les soupirs au clair de lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur les mains qu’on abandonne, toutes les fièvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon des grands châteaux qui sont pleins de loisirs, d’un boudoir à stores de soie avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un lit monté sur une estrade, ni du scintillement des pierres précieuses et des aiguillettes de la livrée. ||||||||embraces||||||||||||||||||||||||||||||||||||||boudoir|||||||||||planters||||||||||scintillation||||||aiguillettes||| The sighs in the moonlight, the long hugs, the tears running down the hands that are abandoned, all the fevers of the flesh and the languors of tenderness therefore did not separate from the balcony of the great castles which are full of leisure , a boudoir with silk blinds with a very thick carpet, filled planters, a bed mounted on a platform, nor the flicker of precious stones and lively needles. Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser la jument, traversait le corridor avec ses gros sabots ; sa blouse avait des trous, ses pieds étaient nus dans des chaussons. C’était là le groom en culotte courte dont il fallait se contenter ! |||bellboy|||||||| That was the groom in short pants who had to be content! [ 83 ] Quand son ouvrage était fini, il ne revenait plus de la journée ; car Charles, en rentrant, mettait lui-même son cheval à l’écurie, retirait la selle et passait le licou, pendant que la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme elle le pouvait, dans la mangeoire. |||||||||||||||||||||||||||||halter||||||||||||||||||| Pour remplacer Nastasie (qui enfin partit de Tostes, en versant des ruisseaux de larmes), Emma prit à son service une jeune fille de quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les bonnets de coton, lui apprit qu’il fallait vous parler à la troisième personne, apporter un verre d’eau dans une assiette, frapper aux portes avant d’entrer, et à repasser, à empeser, à l’habiller, voulut en faire sa femme de chambre. |||||||||||||||||||||||||||||||||weigh||||||||| She forbids him the cotton caps, taught him that it was necessary to speak to you in the third person, to bring a glass of water on a plate, to knock on the doors before entering, and to iron, to starch, to dress it , wanted to make her his maid. La nouvelle bonne obéissait sans murmure pour n’être point renvoyée ; et, comme Madame, d’habitude, laissait la clef au buffet, Félicité, chaque soir prenait une petite provision de sucre qu’elle mangeait toute seule, dans son lit, après avoir fait sa prière. L’après-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les postillons. ||||would go|||||| Sometimes in the afternoon she would chat with the postilions opposite.

Madame se tenait en haut, dans son appartement. Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les revers à châle du corsage, une chemisette plissée avec trois boutons d’or. ||||||||||||the|||||||||||| Sa ceinture était une cordelière à gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui s’étalait sur le cou-de-pied. Its|||||||||||||color|||||||||||||| Elle s’était acheté un buvard, une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiqu’elle n’eût personne à qui écrire ; elle époussetait son étagère, se regardait dans la glace, [ 84 ] prenait un livre, puis, rêvant entre les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. ||||||stationery||||||||||||||was dusting||||||||||||||||||||| Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris. She wanted to both die and live in Paris. Charles, à la neige à la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. |in||||||||||| Charles, in the snow in the rain, rode on the side roads. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiède des saignées écoutait des râles, examinait des cuvettes, retroussait bien du linge sale ; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d’où venait cette odeur, ou si ce n’était pas sa peau qui parfumait sa chemise. |||omelettes||||||||||||||||||tepid||||||||bowls||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| He ate omelets on the farm table, wrapped his arm in damp beds, received the warm stream of bloodletting in his face listened to groans, examined bowls, rolled up dirty linen; but he found, every evening, a blazing fire, the table served, flexible furniture, and a woman in fine toiletries, charming and smelling fresh, not even knowing where this smell came from, or if it was not his skin scenting his shirt. Elle le charmait par quantité de délicatesses : c’était tantôt une manière nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches de papier, un volant qu’elle changeait à sa robe, ou le nom extraordinaire d’un mets bien simple, et que la bonne avait manqué, mais que Charles, jusqu’au bout, avalait avec plaisir. |||||||||||||shape||||||||a|||||||||||of a||||||||||||||||| She charmed him with a number of delicacies: it was sometimes a new way of making paper candles for candles, a frill she changed to her dress, or the extraordinary name of a very simple dish, and that the good had missed, but which Charles, up to the end, swallowed with pleasure. Elle vit à Rouen des dames qui portaient à leur montre un paquet de breloques ; elle acheta des breloques. ||||||who||on||||||charms|||| She saw ladies in Rouen who were carrying a pack of charms on their watches; she bought charms. Elle voulut sur sa cheminée deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps après, un nécessaire d’ivoire, avec un dé de vermeil. She wanted two large blue glass vases on her chimney, and, some time after, an ivory set, with a dice of vermeil. Moins Charles comprenait ces élégances, plus il en subissait la séduction. The less Charles understood these elegance, the more he was seduced by it. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et à la douceur de son foyer. C’était comme une poussière d’or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie. ||||||sanded||||||||| Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa [ 85 ] réputation était établie tout à fait. Les campagnards le chérissaient parce qu’il n’était pas fier. Il caressait les enfants, n’entrait jamais au cabaret, et, d’ailleurs, inspirait de la confiance par sa moralité. He caressed the children, never entered the cabaret, and, moreover, inspired confidence by his morality. Il réussissait particulièrement dans les catarrhes et maladies de poitrine. |||||catarrhs|||| Craignant beaucoup de tuer son monde, Charles, en effet, n’ordonnait guère que des potions calmantes, de temps à autre de l’émétique, un bain de pieds ou des sangsues. |||||||||didn't order|||||calming||||||the emetic|||||||leeches Fearing very much of killing his world, Charles, in fact, hardly ordered anything but calming potions, from time to time emetics, a foot bath or leeches. Ce n’est pas que la chirurgie lui fît peur ; il vous saignait les gens largement, comme des chevaux, et il avait pour l’extraction des dents une poigne d’enfer. |||||surgery|||||||||||||||||||||| It wasn't that the surgery scared him; he was bleeding you people a lot, like horses, and he had a hellish grip for tooth extraction. Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement à la Ruche médicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait, un peu après son dîner ; mais la chaleur de l’appartement, jointe à la digestion, faisait qu’au bout de cinq minutes il s’endormait ; et il restait là, le menton sur ses deux mains, et les cheveux étalés comme une crinière jusqu’au pied de la lampe. He read some, shortly after his dinner; but the heat of the apartment, joined to the digestion, made him fall asleep after five minutes; and he stood there, chin on both hands, hair spread out like a mane to the foot of the lamp. Emma le regardait en haussant les épaules. Que n’avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes d’ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin, à soixante ans, quand vient l’âge des rhumatismes, une brochette de croix, sur leur habit noir, mal fait. What||||||||||||taciturn|||||||||||||||||||a||||||||| What did she have, at least, for her husband, one of these taciturn ardent men who work at night in books, and finally wear, at sixty, when the age of rheumatism comes, a skewer of crosses on their black clothes, badly made. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu par toute la France. |||||||||||||||||||booksellers||||||||| She would have liked this name of Bovary, which was her own, to be illustrious, to see it spread out among bookstores, repeated in the newspapers, known throughout France. Mais Charles n’avait point d’ambition ! Un médecin d’Yvetot, avec qui dernièrement il s’était trouvé en consultation, l’avait humilié quelque peu, au lit même du malade, devant les parents [ 86 ] assemblés. |||with||||||||had|||||||||||| A doctor from Yvetot, with whom he had recently been in consultation, had humiliated him somewhat, in the patient's bed, in front of the assembled parents. [86] Quand Charles lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma s’emporta bien haut contre le confrère. When Charles told her this anecdote in the evening, Emma was very angry with the colleague. Charles en fut attendri. Charles was touched by it. Il la baisa au front avec une larme. Mais elle était exaspérée de honte, elle avait envie de le battre, elle alla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma l’air frais pour se calmer. — Quel pauvre homme !

quel pauvre homme ! disait-elle tout bas, en se mordant les lèvres. Elle se sentait, d’ailleurs, plus irritée de lui.

Il prenait, avec l’âge, des allures épaisses ; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides ; il se passait, après manger, la langue sur les dents ; il faisait, en avalant sa soupe, un gloussement à chaque gorgée, et, comme il commençait d’engraisser, ses yeux, déjà petits, semblaient remontés vers les tempes par la bouffissure de ses pommettes. ||||some|||||||||||||||||||||||||||||gurgle||||||||gaining weight||||||||||||bump||| With age, it assumed a thick appearance; he cut, for dessert, the stopper of empty bottles; after eating, he passed his tongue over his teeth; he gulped down his gulp with each swallow, and as he started to fatten, his eyes, already small, seemed to be raised to the temples by the puffiness of his cheekbones. Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait à l’écart les gants déteints qu’il se disposait à passer ; et ce n’était pas, comme il croyait, pour lui ; c’était pour elle-même, par expansion d’égoïsme, agacement nerveux. ||him||||||||||knits||||||||||faded||||||||||||||||||||||| Emma sometimes tucked the red border of her knitwear into her waistcoat, adjusted her tie, or threw away the faded gloves he was about to put on; and it was not, as he thought, for him; it was for itself, by expansion of selfishness, nervous annoyance. Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses qu’elles avait lues, comme d’un passage de roman, d’une pièce nouvelle, ou de l’anecdote du grand monde que l’on racontait dans le feuilleton ; car, enfin, Charles était quelqu’un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prête. Sometimes, too, she told him about the things they had read, such as a passage from a novel, a new play, or the anecdote from the big world that was told in the soap opera; for, at last, Charles was someone, an ear always open, an approval always ready. Elle faisait bien des confidences à sa levrette ! |||||||greyhound Elle en eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de la pendule. It|||||||||||||| She would have done so with the logs of the fireplace and the pendulum of the pendulum. Au fond de son âme, cependant, elle attendait [ 87 ] un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l’horizon. Like the sailors in distress, she wandered desperately over the solitude of her life, looking for some white veil in the mists of the horizon in the distance. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu’à elle, vers quel rivage il la mènerait, s’il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d’angoisses ou plein de félicités jusqu’aux sabords. |||||||||wind||||||towards|||||||||||||||||||||gunports She did not know what would happen, the wind that would push her to her, to which shore he would lead her, whether it was a rowboat or a three-deck vessel, laden with anguish or full of felicity up to the ports. Mais, chaque matin, à son réveil, elle l’espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il ne vînt pas ; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain. But each morning, when she woke up, she hoped for the day, and she listened to all the noises, got up with a start, was astonished that he did not come; then, at sunset, always sadder, wanted to be tomorrow. Le printemps reparut.

Elle eut des étouffements aux premières chaleurs, quand les poiriers fleurirent. |||suffocations||||||| She suffocated at the first heat, when the pear trees flowered. Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d’octobre, pensant que le marquis d’Andervilliers, peut-être, donnerait encore un bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s’écoula sans lettres ni visites. Après l’ennui de cette déception, son cœur de nouveau resta vide, et alors la série des mêmes journées recommença.

Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file, toujours pareilles, innombrables, et n’apportant rien ! |were going|||||||||||||bringing| They were now going to follow each other in this way, always the same, innumerable, and bringing nothing! Les autres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins la chance d’un événement. The other existences, however flat they were, had at least the chance of an event. Une aventure amenait parfois des péripéties à l’infini, et le décor changeait. An adventure sometimes brought adventures to infinity, and the scenery changed. Mais, pour elle, rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu ! But for her, nothing happened, God had wanted it! L’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée. The future was a dark corridor, and at the end of it was a well-closed door. [ 88 ] Elle abandonna la musique. [88] She abandoned the music. Pourquoi jouer ? Why play? qui l’entendrait ? |would hear it who would hear it? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier. ||||||of||||||||of Érard|||||||||||||||||||||||||||||| Since she could never, in a short-sleeved velvet dress, on a piano of Erard, in a concert, beating with her light fingers the keys of ivory, feeling, like a breeze, circulating around her a murmur of ecstasy, it was not worth the trouble to study. Elle laissa dans l’armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. She left in the cupboard her drawing boards and the tapestry. À quoi bon ? à quoi bon ? La couture l’irritait. |sewing| The seam irritated him. — J’ai tout lu, se disait-elle. "I read everything," she said to herself.

Et elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber. |||||||tweezers||||| And she had to make the tweezers blush, or watch the rain fall.

Comme elle était triste le dimanche, quand on sonnait les vêpres ! How sad she was on Sundays when vespers were sounded!

Elle écoutait, dans un hébétement attentif, tinter un à un les coups fêlés de la cloche. ||||stupefaction||||||||cracked||| She listened, in a daze attentive, one by one clinking the cracked blows of the bell. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos aux rayons pâles du soleil. |||||||arched||||||| Some cat on the roof, walking slowly, was bending his back to the pale rays of the sun. Le vent, sur la grande route, soufflait des traînées de poussière. ||||||was blowing|||| The wind on the highroad blew dust trails. Au loin, parfois, un chien hurlait : et la cloche, à temps égaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la campagne. Cependant on sortait de l’église.

Les femmes en sabots cirés, les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu-tête devant eux, tout rentrait chez soi. Women in waxed clogs, peasants in new blouses, little children jumping bareheaded in front of them, everything came home. Et, jusqu’à la nuit, cinq ou six hommes, toujours les mêmes, restaient à jouer au bouchon, devant la grande porte de l’auberge. And until the night, five or six men, always the same, remained playing at the cork, in front of the big door of the inn. L’hiver fut froid. The winter was cold.

Les carreaux, chaque matin, étaient chargés de givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée. |||||||||||||||||||frosted||||||| The tiles, every morning, were laden with frost, and the light, whitish through them, as by frosted glasses, sometimes did not vary of the day. Dès quatre heures du soir, il fallait allumer la lampe. At four o'clock in the evening, the lamp had to be lit. [ 89 ] Les jours qu’il faisait beau, elle descendait dans le jardin. [89] On sunny days, she went down into the garden. La rosée avait laissé sur les choux des guipures d’argent avec de longs fils clairs qui s’étendaient de l’un à l’autre. ||||||cabbages|||||||||||||| The dew had left on the cabbages silver guipures with long clear threads which extended from one to the other. On n’entendait pas d’oiseaux, tout semblait dormir, l’espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, où l’on voyait, en s’approchant, se traîner des cloportes à pattes nombreuses. |||of birds||||the espalier|||straw||||||||||||||||||||||||| We couldn't hear any birds, everything seemed to be sleeping, the espalier covered with straw and the vine like a big sick snake under the hood of the wall, where we saw, as we approached, dragging woodlice on legs many. Dans les sapinettes ; près de la haie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu le pied droit et même le plâtre, s’écaillant à la gelée, avait fait des gales blanches sur sa figure. |||||||||||||||had|||||||||chipping|||||||galls|||| In the spruces; near the hedge, the parish priest in tricorn who was reading his breviary had lost his right foot and even the plaster, peeling with jelly, had made white scabs on his face. Puis elle remontait, fermait la porte, étalait les charbons, et, défaillant à la chaleur du foyer, sentait l’ennui plus lourd qui retombait sur elle. ||||||spread||||||||||||||||| Then she would come back up, close the door, spread out the coals, and, failing in the heat of the hearth, felt the heavier boredom falling on her. Elle serait bien descendue causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait. She would have come down to chat with the maid, but modesty was holding her back. Tous les jours, à la même heure, le maître d’école, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde-champêtre passait, portant son sabre sur sa blouse. Every day, at the same time, the schoolmaster, in a black silk bonnet, opened the canopies of his house, and the farmer passed, carrying his saber on his blouse. Soir et matin, les chevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pour aller boire à la mare. De temps à autre, la porte d’un cabaret faisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent, l’on entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettes en cuivre du perruquier, qui servaient d’enseigne à sa boutique. ||||||||||||||||||||||on|their||poles|||||||wig maker|||of a sign||| From time to time, the door of a cabaret rang its bell, and, when there was wind, you could hear the little copper bowls of the wigmaker creaking on their two rods, which served as a sign for his shop. . Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes collée contre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveux étaient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutique [ 90 ] dans une grande ville, comme à Rouen par exemple, sur le port, près du théâtre, il restait toute la journée à se promener en long, depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre, et attendant la clientèle. Lorsque Mme Bovary levait les yeux, elle le voyait toujours là, comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur l’oreille et sa veste de lasting. ||||||||||||||||||||||||||lasting Dans l’après-midi, quelquefois, une tête d’homme apparaissait derrière les vitres de la salle, tête hâlée, à favoris noirs, et qui souriait lentement d’un large sourire doux à dents blanches. |||||||||||||||tanned|||||||||||||| Une valse aussitôt commençait, et, sur l’orgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés, les consoles, se répétant dans les morceaux de miroir que raccordait à leurs angles un filet de papier doré. |||||||||||||||||||||Tyroleans|||||||||||||||||||consoles||||||||that||||||golden thread||| L’homme faisait aller sa manivelle, regardant à droite, à gauche et vers les fenêtres. The man was cranking up, looking right, left and toward the windows. De temps à autre, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait l’épaule ; et, tantôt dolente et traînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîte s’échappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose, sous une grille de cuivre en arabesque. ||||||||||||||||||||||||strap|||||||painful||dragging||||||||||||||||||taffeta||||||||arabesque C’étaient des airs que l’on jouait ailleurs sur les théâtres, que l’on chantait dans les salons, que l’on dansait le soir sous des lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu’à Emma. ||||||elsewhere|||||||||||||||||chandeliers|||||||| They were tunes that we played elsewhere on theaters, that we sang in the salons, that we danced in the evening under lighted chandeliers, echoes of the world that reached Emma. Des sarabandes à n’en plus finir se déroulaient dans sa tête ; et, [ 91 ] comme une bayadère sur les fleurs d’un tapis, sa pensée bondissait avec les notés, se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Some|sarabands|to||||||||||||bayadere||||||||||||||||||||| Quand l’homme avait reçu l’aumône dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos et s’éloignait d’un pas lourd. ||||||||||||||||||organ|||||||| When the man had received alms in his cap, he pulled down an old blue woolen blanket, passed his organ over his back and walked away with a heavy step. Elle le regardait partir. Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides ; toute l’amertume de l’existence, lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme d’autres bouffées d’affadissement. ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||boiled meat||||||||||puffs|of blandness But it was especially at mealtimes that she couldn't take it anymore, in this little room on the ground floor, with the smoldering stove, the screaming door, the oozing walls, the damp cobblestones; all the bitterness of existence seemed to him to be served on his plate, and, with the smoke of the boiled, he rose from the bottom of his soul like other puffs of distress. Charles était long à manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien, appuyée du coude, s’amusait, avec la pointe de son couteau, à faire des raies sur la toile cirée. Charles was long to eat; she nibbled on a few hazelnuts, or else, leaning on her elbow, amused herself with the point of her knife, making stripes on the oilcloth. Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et Mme Bovary mère, lorsqu’elle vint passer à Tostes une partie du carême, s’étonna fort de ce changement. ||||||||||||||||||||Lent||||| She now let everything go in her household, and Mrs. Bovary mother, when she came to spend a part of Lent in Tostes, was astonished at this change. Elle, en effet, si soigneuse autrefois et délicate, elle restait à présent des journées entières sans s’habiller, portait des bas de coton gris, s’éclairait à la chandelle. She, in fact, once so careful and delicate, she now remained whole days without dressing, wore gray cotton stockings, lit by candlelight. Elle répétait qu’il fallait économiser, puisqu’ils n’étaient pas riches, ajoutant qu’elle était très contente, très heureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres discours nouveaux qui fermaient la bouche à la belle-mère. She repeated that it was necessary to save, since they were not rich, adding that she was very happy, very happy, that Tostes pleased her very much, and other new speeches which closed the mouth to the mother-in-law. Du reste, Emma ne semblait plus disposée à suivre ses conseils ; une fois même, Mme Bovary s’étant avisée de prétendre que les maîtres devaient surveiller la religion de [ 92 ] leurs domestiques, elle lui avait répondu d’un œil si colère et avec un sourire tellement froid, que la bonne femme ne s’y frotta plus. ||||||||||||||Mrs||||||||||||||||||||||||||||||that||||||| Besides, Emma no longer seemed disposed to follow his advice; once even, Mrs. Bovary having advised herself to pretend that the masters should supervise the religion of their servants, she had replied to him with such an angry eye and with a smile so cold that the good woman rubbed more. Emma devenait difficile, capricieuse.

Elle se commandait des plats pour elle, n’y touchait point, un jour ne buvait que du lait pur, et, le lendemain, des tasses de thé à la douzaine. Souvent elle s’obstinait à ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenêtres, s’habillait en robe légère. Often she persisted in not going out, then she suffocated, opened the windows, dressed in a light dress. Lorsqu’elle avait bien rudoyé sa servante, elle lui faisait des cadeaux ou l’envoyait se promener chez les voisines, de même qu’elle jetait parfois aux pauvres toutes les pièces blanches de sa bourse, quoiqu’elle ne fût guère tendre cependant, ni facilement accessible à l’émotion d’autrui, comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours à l’âme quelque chose de la callosité des mains paternelles. |||roughly treated|||it|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||callosity||| When she had bullyed her servant well, she would give her gifts or send her for a walk with the neighbors, just as she sometimes threw to the poor all the white pieces of her purse, although she was hardly tender, nor easily accessible to the emotions of others, like most people from the countryside, who always keep in their souls something of the callosity of the father's hands. Vers la fin de février, le père Rouault, en souvenir de sa guérison, apporta lui-même à son gendre une dinde superbe, et il resta trois jours à Tostes. Charles étant à ses malades, Emma lui tint compagnie. Il fuma dans la chambre, cracha sur les chenets, causa culture, veaux, vaches, volailles et conseil municipal ; si bien qu’elle referma la porte, quand il fut parti, avec un sentiment de satisfaction qui la surprit elle-même. D’ailleurs, elle ne cachait plus son mépris pour rien, ni pour personne ; et elle se mettait quelquefois à exprimer des opinions singulières, blâmant ce que l’on approuvait, et approuvant des choses perverses ou immorales : ce qui faisait ouvrir de grands yeux à son mari. |||||||||||||||||||||||||||||||||immoral|||||||||| Est-ce que cette misère durerait toujours ?

[ 93 ] est-ce qu’elle n’en sortirait pas ? [93] would she not come out of it? Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient heureuses ! It|||||||| It was well worth all those who lived happy! Elle avait vu des duchesses à la Vaubyessard qui avaient la taille plus lourde et les façons plus communes, et elle exécrait l’injustice de Dieu ; elle s’appuyait la tête aux murs pour pleurer ; elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquées, les insolents plaisirs avec tous les éperduments qu’elle ne connaissait pas et qu’ils devaient donner. |||||||||||||||||||||||||||||||||||||tumultuous|||masked||insolent|||||depravities|||||||| Elle pâlissait et avait des battements de cœur.

Charles lui administra de la valériane et des bains de camphre. |||||valerian||||| Tout ce que l’on essayait semblait l’irriter davantage. En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ; à ces exaltations succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait sans parler, sans bouger. ||||||||||||||||||torpors||||||| Ce qui la ranimait alors, c’était de se répandre sur les bras un flacon d’eau de Cologne. What revived her then was to spread a bottle of cologne over her arms. Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charles imagina que la cause de sa maladie était sans doute dans quelque influence locale, et, s’arrêtant à cette idée, il songea sérieusement à aller s’établir ailleurs. As she continually complained about Tostes, Charles imagined that the cause of his illness was doubtless in some local influence, and, stopping at this idea, he seriously thought of going to settle elsewhere. Dès lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir, contracta une petite toux sèche et perdit complètement l’appétit.

Il en coûtait à Charles d’abandonner Tostes après quatre ans de séjour et au moment où il commençait à s’y poser. It|||||||||||||||||||| It cost Charles to abandon Tostes after four years of residence and when he began to settle there. S’il le fallait, cependant ! If necessary, however! Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître. He took her to Rouen to see his former master. C’était une maladie nerveuse : on devait la changer d’air. Après s’être tourné de côté et d’autre, Charles [ 94 ] apprit qu’il y avait dans l’arrondissement de Neufchâtel, un fort bourg nommé Yonville-l’Abbaye, dont le médecin, qui était un réfugié polonais, venait de décamper la semaine précédente. ||||||||||||||||||||Yonville||||||||||||||| After turning from side to side, Charles [94] learned that there was in the district of Neufchâtel, a fort village called Yonville-l'Abbaye, whose doctor, who was a Polish refugee, came to decamp the previous week. Alors il écrivit au pharmacien de l’endroit pour savoir quel était le chiffre de la population, la distance où se trouvait le confrère le plus voisin, combien par année gagnait son prédécesseur, etc. ; et, les réponses ayant été satisfaisantes, il se résolut à déménager vers le printemps, si la santé d’Emma ne s’améliorait pas. |||||satisfactory||||||||||||||| Un jour qu’en prévision de son départ elle faisait des rangements dans un tiroir, elle se piqua les doigts à quelque chose. ||||||||||arrangements||||||||||| One day when, in anticipation of her departure, she was tidying up in a drawer, she pricked her fingers at something. C’était un fil de fer de son bouquet de mariage. ||wire||||||| Les boutons d’oranger étaient jaunes de poussière, et les rubans de satin, à liséré d’argent, s’effiloquaient par le bord. |||||||||||||trimmed||||| The orange buttons were yellow with dust, and the satin ribbons, edged with silver, frayed at the edge. Elle le jeta dans le feu. Il s’enflamma plus vite qu’une paille sèche. Puis ce fut comme un buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement. Elle le regarda brûler. Les petites baies de carton éclataient, les fils d’archal se tordaient, le galon se fondait ; et les corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin s’envolèrent par la cheminée. ||||||||of archal|||||||||corollas||||were||||||||||||||| The small cardboard bays burst, the archal threads twisted, the braid melted; and the corollas of paper, shriveled, swaying along the plate like black butterflies, finally flew away by the chimney. Quand on partit de Tostes, au mois de mars, Mme Bovary était enceinte.