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La Rempailleuse

La Rempailleuse

LA REMPAILLEUSE

A Léon Hennique.

C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays

étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits

et de fleurs.

On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un amour sérieux ; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé souvent, avec violence. Les hommes, en général,

prétendaient que la passion, comme les maladies, peut frapper

plusieurs fois le même être, et le frapper à le tuer si quelque

obstacle se dresse devant lui. Bien que cette manière de voir ne fût

pas contestable, les femmes dont l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation, affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, et qu'un coeur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y pouvait germer de nouveau.

Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance :

"Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par

amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous

répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider, ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se

seraient guéris ; et ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en est des amoureux comme des ivrognes. Qui a

bu boira - qui a aimé aimera. C'est une affaire de tempérament, cela." On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux

champs, et on le pria de donner son avis.

Justement il n'en avait pas : "Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament ; quant à moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort." La marquise battit des mains.

"Est-ce beau cela ! Et quel rêve d'être aimé ainsi ! Quel bonheur de

vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée

et pénétrante ! Comme il a dû être heureux et bénir la vie celui

qu'on adora de la sorte !" Le médecin sourit :

"En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais je vais me faire mieux comprendre." L'enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visage dégoûté disait : "Pouah !" comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut. Le médecin reprit :

"J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à son lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans la voiture qui

lui servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et

accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et

ses gardiens. Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs

testamentaires, et, pour nous dévoiler le sens de ses volontés

dernières, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais rien de plus

singulier et de plus poignant

"Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu de logis planté en terre.

"Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On

s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses

pattes ; et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de la commune. On ne parlait guère, dans cette

demeure ambulante. Après les quelques mots nécessaires pour décider

qui ferait le tour des maisons en poussant le cri bien connu :

"Remmmpailleur de chaises !" on se mettait à tortiller la paille,

face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait trop loin ou tentait d'entrer en relation avec quelque galopin du village, la voix colère du père la rappelait : "Veux-tu bien revenir ici, crapule !" C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait. "Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de sièges avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de

place en place avec les gamins ; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux amis qui rappelaient brutalement leurs enfants :

"Veux-tu bien venir ici, polisson ! Que je te voie causer avec les

va-nu-pieds !..." "Souvent les petits gars lui jetaient des pierres. "Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.

"Un jour - elle avait alors onze ans - comme elle passait par ce pays, elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui

pleurait parce qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes

d'un petit bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait, dans sa frêle caboche de déshéritée, être toujours contents et joyeux,

la bouleversèrent. Elle s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa entre ses mains toutes ses économies, sept

sous, qu'il prit naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle

de joie, elle eut l'audace de l'embrasser. Comme il considérait

attentivement sa monnaie, il se laissa faire. Ne se voyant ni

repoussée, ni battue, elle recommença ; elle l'embrassa à pleins bras, à plein coeur. Puis elle se sauva.

"Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S'est-elle attachée à ce mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le

mystère est le même pour les petits que pour les grands.

"Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans l'espérance de le revoir elle vola ses parents, grappillant un sou par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions

qu'elle allait acheter. "Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.

"Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants. "Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa

avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour

l'apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis. "Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut. "Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs,

une fois douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, qui le fit rire d'un rire content. Elle ne pensait plus qu'à lui ; et il attendait son retour avec une certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui faisait bondir le coeur de la fillette.

"Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en

interrogeant habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle

était donc restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à

peine, tant il était changé, grandi, embelli, imposant dans sa

tunique à boutons d'or. Il feignit de ne pas la voir et passa

fièrement près d'elle. "Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans fin.

"Tous les ans, elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle

l'aimait éperdument. Elle me dit : "C'est le seul homme que "j'aie vu sur la terre, monsieur le médecin ; je ne "sais pas si les autres existaient seulement." "Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit

deux chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé braver.

"Un jour, en rentrant dans ce village où son coeur était resté, elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras

de son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.

"Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie.

Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et,

sans paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il

lui dit d'une voix dure : "Mais "vous êtes folle ! Il ne faut pas

être bête comme "ça !" "Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse

pour longtemps.

"Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle insistât vivement pour le payer. "Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant

à Chouquet. Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la sorte, elle le voyait de près, et lui

parlait, et lui donnait encore de l'argent. "Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins une fois, quand elle serait morte.

"Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je

laissai à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir. "Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de

déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits pharmaceutiques, importants et satisfaits.

"On me fit asseoir, on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient pleurer.

"Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus

cher que la vie.

"Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : "Cette gueuse ! cette

gueuse ! cette gueuse !..." Sans pouvoir trouver autre chose.

"Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait : "Comprend-on ça, docteur ? Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ?

Oh ! si je l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds !" "Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne

savais que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je

repris : "Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous

apprendre semble vous être fort désagréable, le mieux serait

peut-être de donner cet argent aux pauvres." "Ils me regardaient, l'homme et la femme, perclus de saisissement. "Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je

demandai : "Que décidez-vous ?" "Mme Chouquet parla la première : "Mais, puisque c'était sa dernière volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de refuser." "Le mari, vaguement confus, reprit : "Nous pourrions toujours acheter avec ça quelque chose pour nos enfants." "Je dis d'un air sec : "Comme vous voudrez." "Il reprit : "Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre." "Je remis l'argent, je saluai et partis. "Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement : "Mais elle a laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en faites, de cette voiture ?

- Rien, prenez-la si vous voulez.

- Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager." "Il s'en allait. Je le rappelai. "Elle a laissé aussi son vieux cheval et ses deux chiens. Les voulez-vous ?" Il s'arrêta, surpris : "Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en

comme vous voudrez." Et il riait. Puis il me tendit sa main que

je serrai. Que voulez-vous ? Il ne faut pas, dans un pays, que le

médecin et le pharmacien soient ennemis.

"J'ai gardé les chiens chez-moi. Le curé, qui a une grande cour, a

pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté

cinq obligations de chemin de fer avec l'argent. "Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie." Le médecin se tut.

Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira :

"Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer !"

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La Rempailleuse The|Rempailleuse Die Rempailleuse La Rempailleuse La Rempailleuse 雷帕耶斯

LA REMPAILLEUSE |seat weaver 剩下的人

A Léon Hennique. 致萊昂·亨尼克。

C'était à la  fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis It was|at|the|end|of the|dinner|of opening|of|hunt|at|the|marquis It was at the end of the hunting opening dinner at the marquis's house. 那是在侯爵家的開幕晚宴結束時。 de Bertrans. of|of Bertrans of Bertrans. 來自貝爾特蘭斯。 Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays |||||||врач страны||страны Eleven|hunters|eight|young|women||||| 十一名獵人、八名年輕女性和鄉村醫生

étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits |seated|around||||||covered|| ||||||||||meyvelerle dolu 圍坐在一張發光的大桌子周圍,桌子上擺滿了水果

et de fleurs. 和鮮花。

On vint à  parler    d'amour, et une grande discussion s'éleva, |||||||||arose 我們來談戀愛,引發了熱烈的討論, l'éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une the eternal|discussion||||||love|truly| 永恆的討論,了解我們是否真的可以愛一個人 fois ou plusieurs fois. time||several| 幾次或幾次。 On cita des exemples de gens n'ayant jamais 引用的例子是那些從未經歷過的人 eu qu'un amour sérieux ;  on cita aussi d'autres exemples de gens |had a||||||||| 只有一份認真的愛;也引用了其他人的例子 ayant aimé  souvent, avec violence. 常用暴力去愛。 Les   hommes, en général, 男性,一般而言,

prétendaient que la passion,  comme les  maladies, peut  frapper 聲稱激情就像疾病一樣,可以攻擊

plusieurs fois le même  être, et le frapper à le tuer  si quelque 多次出現同一個生物,如果有的話就擊殺牠

obstacle se dresse devant lui. obstacle stands in his way. 障礙就在他面前。 Bien que cette manière de voir ne fût 雖然這種看待方式並不

pas contestable, les femmes dont l'opinion s'appuyait sur la poésie |contestable|||||relied|||poetry 無可爭議,那些觀點基於詩歌的女性 bien plus que sur l'observation, affirmaient que l'amour, l'amour 遠不止於觀察,肯定愛,愛 vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu'une fois  sur un mortel, 真的,真正的愛情只能落在凡人身上一次, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, et qu'un coeur touché |||||lightning|||||| 就像閃電一樣,這種愛,一顆心被觸動 par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, incendié, qu'aucun ||remained||||ravaged|| 那時,它仍然空空如也,飽受蹂躪,著火,以至於沒有人 autre sentiment  puissant,  même  aucun rêve, n'y pouvait germer ||||||||germinate 另一種強烈的感覺,即使沒有夢想,也可能在那裡萌芽 de nouveau. 再次。

Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance : |||||fought||| 侯爵愛過很多人,強烈反對這種信念:

"Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses 「我告訴你,我可以用盡全力去愛幾次 forces et toute son âme. 力量和他全部的靈魂。 Vous me citez des gens qui se sont tués par 你告訴我一些自殺的人

amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. 愛,作為不可能有第二次激情的證據。 Je vous 你我

répondrai que, s'ils   n'avaient pas commis  cette  bêtise de se 我會回答說,如果他們沒有犯下這種愚蠢的行為 suicider, ce  qui leur enlevait toute  chance de rechute, ils se ||||removed||||relapse||

seraient guéris ; et ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à |healed||||||| leur mort naturelle. Il en est des amoureux comme des ivrognes. |||||||drinkers Qui a

bu boira  - qui  a  aimé aimera. |will drink|||| who drank will drink - who loved will love. C'est    une    affaire de tempérament, cela." On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux |||arbitrator||||||retired|

champs, et on le pria de donner son avis.

Justement il n'en avait pas : "Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament ; quant à |||||||||temperament|as for| moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort." ||||respite||||||||| La marquise battit des mains. ||clapped||

"Est-ce beau cela ! Et quel rêve d'être aimé ainsi ! Quel bonheur de |happiness|

vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée |||||||||relentless

et pénétrante ! Comme il a dû être heureux et bénir  la vie celui

qu'on adora de la sorte !" that we worshipped in this way!" Le médecin sourit :

"En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être "Indeed, madame, you are not mistaken on this point, that the being aimé fut un homme. |was|| Vous  le connaissez, c'est M. Chouquet,  le pharmacien du  bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais je vais me faire mieux comprendre." L'enthousiasme des femmes était tombé   ; et leur visage dégoûté disait : "Pouah !" comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut. ||||worthy||||||| Le médecin reprit : ||replied

"J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à ||||||||with||||| son lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans la voiture qui

lui servait de maison, traînée par la rosse que  vous avez vue, et ||||dragged|||mare|||||

accompagnée de  ses deux  grands   chiens noirs,  ses amis  et

ses gardiens. Le curé était déjà là. |priest||| Elle  nous fit ses exécuteurs ||||executors

testamentaires, et,  pour nous dévoiler  le sens de ses volontés testamentary||||reveal|||||

dernières, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais rien de plus

singulier et de plus poignant

"Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu de logis planté en terre.

"Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. |||wandered|ragged|verminous|sordid On

s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés ; on dételait ||||||||ditches||unhitched la voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses ||||grazed|||||snout||

pattes ; et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux ||patched||||elms||||| sièges de la commune. On   ne  parlait   guère,   dans  cette

demeure ambulante. mobile home| Après les  quelques mots nécessaires pour décider

qui ferait le  tour des maisons en poussant le cri bien connu : who would go around the houses shouting the well-known cry:

"Remmmpailleur de chaises  !" on se mettait à tortiller  la paille, ||||twist||straw we'd start twisting the straw,

face à face ou  côte à côte. face to face or side by side. Quand l'enfant allait  trop loin ou When the child went too far or tentait d'entrer en relation avec quelque galopin du village, la voix ||||||rascal|||| tried to get in touch with some village scamp, the voice colère du père la rappelait : "Veux-tu bien revenir ici, crapule !" ||||||||||rascal father's anger called her back: "Will you please come back here, you scoundrel!" C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait. "Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la  récolte des |||||||||harvest| fonds de sièges avariés. ||seats|damaged tainted seat bottoms. Alors elle ébaucha quelques connaissances de ||sketched|||

place en place avec les gamins ; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux amis qui rappelaient brutalement leurs  enfants  : his new friends who suddenly recalled their children:

"Veux-tu bien venir ici, polisson ! |||||rascal "Will you come here, you rascal! Que je te voie causer avec les

va-nu-pieds !..." "Souvent les petits gars lui jetaient des pierres. "Often the little guys would throw stones at him. "Des dames  lui  ayant  donné     quelques    sous, elle   les "Some ladies having given her a few pennies, she garda soigneusement.

"Un jour - elle avait alors onze ans - comme elle passait par ce pays, elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui

pleurait parce qu'un camarade lui avait volé deux liards. ||||||||liards Ces larmes

d'un petit bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait, dans sa of a petit bourgeois, one of those little ones she imagined, in her frêle caboche de déshéritée,  être toujours   contents et joyeux, frail|noggin||dispossessed||||| to be always happy and cheerful,

la bouleversèrent. |upset Elle s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa entre ses  mains toutes ses économies, sept

sous, qu'il prit naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle

de joie, elle eut l'audace de l'embrasser. Comme il considérait

attentivement sa monnaie, il se laissa faire. Ne  se  voyant ni

repoussée, ni battue, elle  recommença ; elle l'embrassa à pleins pushed||beaten|||||| bras, à plein coeur. Puis elle se sauva. |||escaped

"Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S'est-elle attachée à ce mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, |kid||||||||| ou parce qu'elle lui avait donné son premier  baiser  tendre ? Le

mystère est le même pour les petits que pour les grands.

"Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans l'espérance de le  revoir elle vola ses parents, grappillant un |||||||||grabbing| sou par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions penny|||||||||reupholstering||||

qu'elle allait acheter. "Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les could only catch a glimpse of the neat little pharmacist behind the carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia. tiles|||||||jar||||tapeworm of his father's store, between a red jar and a tapeworm.

"Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette "She loved him all the more, seduced, moved, ecstatic by this gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants. |||||apotheosis|||shining the glory of colored water, the apotheosis of gleaming crystals. "Elle garda en elle  son souvenir ineffaçable, et, quand elle le rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses |||||||marbles|| camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa

avec tant de violence qu'il se mit à hurler de  peur. with such violence that he screamed with fear. Alors, pour

l'apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un  vrai calm it|||||||||| trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis. "Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut. "Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses réserves, qu'il      empochait avec   conscience   en échange de baisers consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, |was||||||||

une fois douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait été mauvaise) et la  dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, qui le fit rire d'un rire content. Elle ne pensait plus qu'à lui ; et il attendait son retour avec une ||thought|||||||||| certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce  qui faisait bondir le coeur de la fillette. |leap|||||girl

"Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle  le sut  en

interrogeant habilement. |skillfully Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. ||||||||ruses Elle

était donc restée deux ans sans  le revoir ; et elle le reconnut à

peine, tant il  était changé, grandi, embelli,  imposant dans sa ||||||embellished|||

tunique à boutons  d'or. Il feignit de ne pas la voir et   passa |pretended|||||||

fièrement près d'elle. "Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle  souffrit sans fin.

"Tous les ans, elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et sans qu'il   daignât même tourner les yeux  vers elle. |||deigned|||||| Elle

l'aimait éperdument. |madly loved her madly. Elle me dit : "C'est le seul homme que "j'aie vu sur la terre, monsieur le médecin ; je ne "sais pas si les autres existaient seulement." "Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle  prit She continued their trade, but she took

deux chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on  n'aurait pas two dogs instead of one, two terrible dogs that wouldn't have been osé braver. dared to brave.

"Un jour, en rentrant dans ce village où son coeur était resté, elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras

de son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.

"Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de ||||||||pond|||||| la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. ||lingered||rescued|||||| A drunkard fished her out and took her to the pharmacy.

Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et,

sans paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il |||||||frictioned|| without seeming to recognize her, undressed her, rubbed her, then

lui dit d'une voix dure : "Mais "vous êtes folle ! said to her in a harsh voice: "But you're crazy! Il  ne faut pas You must not

être bête comme "ça !" be silly like "that!" "Cela suffit pour la guérir. "That's enough to cure her. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse

pour longtemps.

"Il ne voulut rien recevoir en    rémunération de ses soins, bien ||||||compensation|||| "He did not want to receive anything in return for his care, although qu'elle insistât vivement pour le payer. "Et toute   sa vie s'écoula  ainsi. ||||passed| Elle rempaillait en songeant |reupholstered||thinking

à Chouquet. Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit   l'habitude  d'acheter chez lui   des provisions de menus médicaments. menu items. De la sorte, elle  le voyait de près, et lui This way, she could see him up close and personal

parlait, et lui donnait encore de l'argent. "Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à   celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre qu'il ||fasting||||||||| penserait à elle, au moins une fois, quand elle serait morte.

"Elle me donna donc deux  mille trois cent vingt-sept francs. Je

laissai à M. le curé les vingt-sept  francs pour l'enterrement, et I left the twenty-seven francs for the funeral with the parish priest. j'emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir. I took the rest with me when she breathed her last. "Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient  de

déjeuner, en face l'un de l'autre, gros  et rouges, fleurant les |||||||||smelling| breakfast, opposite each other, big and red, with the scent of produits pharmaceutiques, importants et satisfaits. pharmaceutical products, important and satisfying.

"On me fit asseoir, on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je |||||||cherry brandy|||| commençai mon  discours   d'une    voix    émue, persuadé qu'ils allaient pleurer.

"Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de "As soon as he understood that he had been loved by this vagabond, of cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, |seat weaver|||roller||leaped|of indignation this rempailleuse, this rouleuse, Chouquet leapt with indignation, comme si elle lui avait volé sa réputation, l'estime des   honnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus

cher que la vie.

"Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : "Cette gueuse ! ||||||||hussy cette

gueuse ! cette gueuse !..." Sans pouvoir trouver autre chose.

"Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet grec chaviré sur une oreille. hat|Greek|tilted||| Il balbutiait : "Comprend-on ça, |was babbling|Understand|| docteur ? Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ?

Oh ! si je l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer en prison. ||put|| Et elle n'en serait pas sortie, je And she wouldn't have come out of it, I vous en réponds !" "Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. |remained||||||approach|pious "I was amazed at the result of my pious endeavor. Je ne

savais que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. But I had to complete my mission. Je

repris : "Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux  mille  trois cents francs. Comme ce que je viens de vous

apprendre semble  vous être  fort   désagréable, le mieux serait

peut-être de donner cet argent aux pauvres." "Ils me regardaient, l'homme et la femme, perclus de saisissement. |||||||paralyzed||seizure "Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et de toutes  les marques, de  l'or  et des sous mêlés. and all the brands, gold and pennies mixed together. Puis je

demandai : "Que décidez-vous ?" "Mme Chouquet parla la première : "Mais, puisque c'était sa dernière volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de refuser." "Le mari, vaguement confus, reprit : "Nous pourrions toujours acheter avec ça quelque chose pour nos enfants." "Je dis d'un air sec : "Comme vous voudrez." "Il reprit : "Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous "Always give," he said, "since she has asked you to do so. trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre." we'll find a way to use it for some good work." "Je remis l'argent, je saluai et partis. "Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement : "Mais elle a laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en faites, de cette voiture ?

- Rien, prenez-la si vous voulez.

- Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager." ||||||||||garden "Il s'en allait. "He was leaving. Je le rappelai. "Elle a laissé aussi son vieux cheval et ses deux chiens. Les voulez-vous ?" Il s'arrêta, surpris : "Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? no, for example; what do you want me to do with it? Disposez-en Have it| Set out

comme vous voudrez." Et il riait. Puis il me tendit sa main  que

je serrai. I'll squeeze. Que  voulez-vous ? Il ne faut pas, dans un pays, que le

médecin et le pharmacien soient ennemis.

"J'ai gardé  les chiens chez-moi. Le curé, qui a une grande cour, a

pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté

cinq obligations de chemin de fer avec l'argent. five railway bonds with the money. "Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie." "This is the only deep love I've ever met, in my life." Le médecin se tut. |||fell silent The doctor was silent.

Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira :

"Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer !" "Clearly, only women know how to love!"