Part (51)
Puis son regard exprima une expression d'émerveillement, bientôt remplacé par le doute ; alors, à ma grande stupéfaction, il dit : « Vous n'êtes pas la fille que le docteur voulait épouser, hein ? Ca n'est pas possible, vous savez, parce qu'elle est morte. » Mrs. Harker répondit avec un aimable sourire : « Oh, non ! J'ai un mari à moi, que j'ai épousé avant que le Dr. Seward et moi nous soyons rencontrés. Je suis Mrs. Harker. » « Alors que faites-vous ici ? » « Mon époux et moi-même sommes en visite chez le Dr. Seward. » « Alors, ne restez pas ici. » « Mais pourquoi ? » Je pensai que ce style de conversation pouvait déplaire à Mrs Harker autant qu'à moi, et j'intervins : « Comment savez-vous que je voulais épouser quelqu'un ? » Il me répondit de façon méprisante, après une pause durant laquelle il regarda Mrs. Harker puis moi, avant de détourner le regard : « Quelle question stupide ! » « Je ne vois pas les choses ainsi, Mr. Renfield », dit Mrs. Harker, prenant immédiatement parti pour moi. Il lui répondit en lui témoignant autant de courtoisie et de respect qu'il avait montré de dédain pour moi :
« Vous comprendrez bien sûr, Mrs. Harker, que quand un homme est aussi aimé et respecté que l'est notre hôte, tout ce qui le concerne est un sujet d'intérêt pour notre petite communauté. Le Dr. Seward est aimé non seulement des siens et de ses amis, mais aussi de ses patients, et certains de ceux-ci, dont l'équilibre mental est pour le moins précaire, sont prompts à confondre les causes et les effets. Depuis que je suis moi-même détenu dans cet asile, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer que les tendances au sophisme des résidents peuvent les conduire aux erreurs de non causa et d'ignoratio elenchi. » J'écarquillai littéralement les yeux devant cette démonstration. Voilà que mon spéciment le plus précieux – le plus représentatif de sa catégorie que j'aie jamais rencontré - se mettait à parler philosophie, et avec les manières d'un gentleman très comme il faut. Je me demandai si c'était la présence de Mrs Harker qui avait actionné quelque corde sensible dans sa mémoire. Si cette nouvelle évolution était spontanée, ou due à l'influence inconsciente de Mrs Harker, alors celle-ci devait être dotée de pouvoirs ou de talents particuliers." Nous continuâmes à parler pendant un moment, et, le voyant apparemment très raisonnable, elle s'aventura – tout en me laçant un regard interrogateur au moment où elle commença – à le faire parler de son sujet favori. Une fois de plus je fus stupéfait : il répondit à la question avec l'impartialité d'un homme parfaitement sain d'esprit, et en allant jusqu'à se prendre en exemple lorsqu'il mentionnait certains faits. « Eh bien, je suis moi-même un homme qui a d'étranges croyances. En fait, il n'est pas étonnant que mes amis aient été alarmés, et aient insisté pour que je sois mis sous surveillance. Voyez-vous, je m'imaginais que la vie était une entité positive et éternelle, et que si je consommais une multitude d'êtres vivants, quelle que soit leur position sur l'échelle de la création, je pourrais indéfiniment prolonger ma vie. A certains moments, j'y croyais tellement que j'ai réellement voulu prendre la vie d'un homme. Le Docteur ici présent pourra témoigner qu'en une certaine occasion, j'ai essayé de le tuer, dans le but d'augmenter ma force vitale en assimilant l'énergie de son corps par le biais de son sang – m'appuyant, bien sûr, sur la phrase des Ecritures : « Car le sang est la vie. » Bien qu'évidemment, le fabriquant d'une certaine potion ait vulgarisé ce truisme jusqu'à la nausée. N'est-ce pas exact, Docteur ? » J'acquiesçai d'un signe de tête, car j'étais tellement abasourdi que je ne savais que penser ou que dire. Il était difficile d'imaginer que je l'avais vu manger ses araignées et ses mouches il n'y avait pas cinq minutes. Regardant ma montre, je vis qu'il était l'heure de partir pour aller chercher Van Helsing à la gare. Mrs. Harker m'accompagna, après avoir dit à Renfield avec un sourire : « Au revoir, et j'espère vous revoir souvent, dans des conditions qui vous seront plus agréables. » A quoi il répondit, à ma vive surprise : « Au revoir, ma chère. Je prie le Seigneur de ne plus jamais revoir votre doux visage. Qu'Il vous bénisse et vous protège ! » Quand je partis retrouver Van Helsing à la gare, je laissai derrière moi le pauvre Art, qui n'avait jamais été aussi bien depuis que Lucy était tombée malade, et Quincey, qui commençait à retrouver l'énergie qu'il avait perdue depuis bien des jours. Van Helsing descendit de la voiture avec l'impatiente légèreté d'un jeune garçon. Il me vit immédiatement, et se précipita vers moi, en me disant : « Ah, Ami John, comment allons-nous ? Bien ? Parfait ! J'ai été très occupé, et je viens avec l'intention de rester si cela est nécessaire. Tout est prêt en ce qui me concerne, et j'ai beaucoup à vous dire. Madam Mina est avec vous ? Bien. Et son agréable mari ? Et Arthur et mon ami Quincey, sont-ils avec vous, eux aussi ? Bien ! » Tandis que je me dirigeais vers mon établissement, je lui racontai ce qui s'était passé, et comment mon propre journal s'était finalement révélé utile, sur une suggestion de Mrs. Harker. A ce moment, le Professeur m'interrompit : « Ah, cette merveilleuse Madam Mina ! Elle a le cerveau d'un homme – le cerveau d'un homme qui serait particulièrement doué – et le cœur d'une femme. Dieu avait un dessein, croyez-moi, quand il l'a façonnée en la dotant de si beaux attributs. Ami John, jusqu'ici la chance a voulu que cette femme nous apporte son aide, mais après ce soir, elle ne devra plus rien avoir à faire avec cette terrible histoire. Elle ne doit pas courir de si grands risques. Nous les hommes, sommes déterminés à détruire ce monstre – eh oui, n'avons-nous pas prêté serment ? - mais cela n'est pas l'affaire d'une femme. Même si elle n'était pas blessée, le cœur pourrait lui manquer devant tant d'horreurs, et par la suite elle pourrait en souffrir – souffrit de ses nerfs le jour, et de ses rêves la nuit. Et de plus, elle est une jeune femme qui est mariée depuis peu, et elle aura à penser à d'autres choses très bientôt, si ce n'est dès maintenant. Vous m'avez dit qu'elle a tout reporté par écrit ; elle doit donc assister à notre conférence, mais dès demain elle devra se détourner de ce travail, que nous poursuivrons seuls. » J'étais de tout cœur avec lui. Je l'informai ensuite de ce que j'avais découvert en son absence : la maison dont Dracula avait fait l'acquisition était celle qui jouxtait mon établissement. Il en fut stupéfait, et sembla soudain très inquiet. « Oh, si seulement nous avions su cela
plus tôt » dit-il, « alors nous aurions pu l'atteindre à temps pour sauver la pauvre Lucy. Mais il ne sert à rien de pleurer sur le passé, comme on dit ici. Nous ne devons plus penser à cela, mais poursuivre notre chemin jusqu'au bout. » Alors, il s'enferma dans le silence jusqu'à ce que nous arrivâmes à destination. Avant que nous allions nous préparer pour le dîner, il dit à Mrs. Harker : « Mon ami John me dit, Madam Mina, que vous et votre mari avez compilé et remis en ordre l'ensemble des évènements jusqu'à ce moment. » « Pas jusqu'à ce moment, Professeur » répondit-elle sans réfléchir, « seulement jusqu'à ce matin. » « Mais pourquoi pas jusqu'à maintenant ? Nous nous sommes rendus compte à quel point même les plus infimes détails pouvaient souvent nous éclairer. Nous nous sommes dit tous nos secrets, et aucun d'entre nous ne s'en porte plus mal. » Mrs. Harker commença à rougir, puis, sortant un papier de sa poche, elle dit : « Dr. Van Helsing, voulez-vous lire ceci, avant de me dire si je dois continuer. Ce sont les notes que j'ai prises aujourd'hui. J'ai également pris conscience qu'il était nécessaire de tout noter, même les évènements les plus anodins, mais ceci me semble vraiment personnel. Devons-nous toutefois l'inclure ? » Le Professeur lut le document, prit un air grave, et le lui rendit en disant : « Non, pas si vous ne le souhaitez pas, mais pour ma part, je crois que cela vaudrait mieux. Votre époux ne vous en aimera que davantage, et nous, vos amis, vous en estimerons, et même vous aimerons plus encore. » Elle reprit ses notes en rougissant de plus belle mais avec un grand sourire. Et ainsi, jusqu'à ce moment même, toutes nos notes sont complètes et bien ordonnées. Le Professeur en a emporté une copie pour l'étudier après le dîner, et avant notre conférence, qui est prévue à neuf heures. Tous les autres ont déjà lu l'intégralité des documents ; ainsi donc, quand nous nous rencontrerons dans le bureau, chacun de nous sera informé de tous les faits, et nous pourrons élaborer notre plan de bataille contre cet ennemi terrible et mystérieux. Journal de Mina Harker, 30 septembre Lorsque nous nous rencontrâmes dans le bureau du Dr Seward deux heures après le diner, qui eut lieu à 18h, nous adoptâmes inconsciemment la configuration d'une sorte de conseil d'administration ou de comité. Le Professeur Van Helsing s'assit à un bout de la table, vers lequel le Dr Seward l'avait dirigé lorsqu'il était entré dans la pièce. Il me fit asseoir à côté de lui, à sa droite, et me demanda d'être la secrétaire de séance; Jonathan s'assit à côté de moi. En face se trouvaient Lord Godalming, à la gauche du Professeur, le Dr Seward, au centre, et Mr Morris. Le Professeur prit la parole : « Je suppose que nous sommes tous, à présent, familiers avec les faits qui sont consignés dans ces papiers ». Comme nous acquiesçâmes tous, il continua : « Alors peut-être sera-t-il bon que je vous dise quelque chose du genre d'ennemi auquel nous avons à faire. Il est des éléments de l'histoire de cet homme, des éléments que j'ai vérifiés, et qui doivent être portés à votre connaissance. Ensuite nous pourrons discuter de la meilleure manière d'agir, et nous entendre là-dessus.
Les vampires existent; certains d'entre nous en ont reçu la preuve. Mais même si notre expérience malheureuse ne nous avait pas apporté cette preuve, les enseignements et les témoignages du passé en donnent des preuves suffisantes pour des gens sains d'esprit. J'admets avoir été, en premier lieu, sceptique. Si je ne m'étais pas entrainé de longue date à conserver un esprit ouvert, je n'aurais pu y croire avant que les faits ne tonnent à mes oreilles : « Vois ! Vois ! Je suis la preuve, je suis la preuve ! » Hélas, si j'avais su tout de suite ce que je sais maintenant - non, même si je l'avais seulement supposé - une vie aurait pu être épargnée, cette vie si précieuse aux nombreuses personnes qui l'aimaient. Mais cela est du passé; et nous devons nous atteler à la tâche afin que d'autres pauvres âmes ne périssent pas à leur tour, alors que nous pouvons les sauver. Le Nosferatu ne meurt pas, comme l'abeille, après avoir piqué une seule fois. Il ne fait que se renforcer; et, se renforçant, il multiplie ses capacités à accomplir le mal. Ce vampire qui est parmi nous possède à lui tout seul la force de vingt hommes; il est plus habile que les mortels, car son intelligence a mûri avec les siècles; il dispose également des ressources de la nécromancie, qui est, comme l'implique son étymologie, la divination par les morts ; il peut commander tous les morts dont il s'approche; il est brutal, et pis que brutal; il est d'une cruauté démoniaque, dépourvu de coeur; il est capable, dans certaines limites, d'apparaître à l'heure et à l'endroit qu'il souhaite, et sous n'importe laquelle de ses formes habituelles; il peut, lorsqu'il est à portée, diriger les éléments comme la tempête, le brouillard, le tonnerre; il peut commander aux êtres les plus méchants, comme le rat, le hibou et la chauve-souris, le papillon de nuit, le renard, et le loup; il peut grandir et rapetisser; et il peut à certains moments disparaître à toute perception, et devenir invisible. Comment, dans ces conditions, orienter les coups destinés à le détruire ? Comment trouverons-nous son repaire; et, quand nous l'aurons trouvé, comment le détruire ? Mes amis, cela n'est pas rien; c'est une tâche terrible que nous entreprenons, une tâche de nature à faire trembler les plus braves.