#106 Les Français sont-ils woke ? (3)
[00:29:36] Eh bien, nous aussi, on se pose des questions sur notre passé. Il y a une polémique similaire concernant Jean-Baptiste Colbert. Jean-Baptiste Colbert, c'était un des principaux ministres de Louis XIV, le roi soleil. Il est connu pour avoir favorisé le développement du commerce et de l'industrie en créant des manufactures royales (j'en ai parlé dans ma vidéo sur les marques de luxe françaises). Donc c'est un personnage assez célèbre de l'histoire de France, il y a des statues, des rues, et même une salle de l'Assemblée nationale à son nom.
[00:30:13] Le problème, c'est que Colbert est aussi à l'origine d'un texte de lois qui devait réglementer l'esclavage dans les colonies : le Code noir. Donc depuis une dizaine d'années, certaines associations et mouvements militants demandent que les statues à son effigie soient retirées et qu'on change le nom de sa salle à l'Assemblée nationale. Mais le président Emmanuel Macron a déclaré, je cite : «la République n'effacera aucun nom ou aucune trace de son histoire.»
[00:30:46] J'ai déjà parlé de la différence entre mémoire et commémoration avec l'historien Florent Vandepitte dans notre épisode sur Napoléon donc je ne vais pas trop m'attarder dessus aujourd'hui. Je dirais juste que si quelqu'un vient d'une famille qui a connu l'esclavage quelques générations plus tôt, je comprends qu'il soit en colère quand il voit des statues en l'honneur de personnages qui ont participé à ce système.
[00:31:12] Et je ne suis pas d'accord avec la position d'Emmanuel Macron. Déboulonner une statue, ça ne veut pas dire effacer l'histoire. On doit continuer d'enseigner l'histoire de la manière la plus objective possible, sans effacer aucun nom. Mais les citoyens ont le droit de choisir quels personnages ils veulent célébrer dans l'espace public. Et il est normal que leurs préférences changent avec le temps et l'évolution des moeurs.
[00:31:38] Bref, pour conclure sur cette question de l'universalisme français, c'est un argument qui est souvent utilisé par la droite française pour critiquer le «wokisme», mais dont les limites apparaissent clairement dès qu'on s'intéresse un peu aux discriminations que certaines minorités subissent en France.
[00:31:56] Ok donc on a vu qu'au niveau théorique, au niveau des idées et des discours officiels, une grande partie de la classe politique est opposée au «wokisme». Mais qu'en est-il du reste des Français et des Françaises ? «Qu'en est-il de», c'est une expression formelle pour dire «quelle est la situation avec» ? Qu'en est-il du reste de la société ? Que pensent les Français et les Françaises du wokisme ?
[00:32:33] Eh bien, déjà, il est intéressant de noter que beaucoup de mes compatriotes ne savent pas vraiment de quoi il s'agit, ils ne savent pas vraiment ce que signifie ce mot. Le magazine L'Express a réalisé un sondage qui montre que seul 6% des Français connaissent «la pensée woke». Bon, c'était il y a un an, en février 2021, donc ce chiffre doit être plus élevé aujourd'hui. Mais je suis prêt à parier qu'au moins la moitié de mes compatriotes ne comprennent toujours pas ce mot.
[00:33:04] Dans les mouvements militants et parmi les politiciens de gauche, personne ne se revendique «woke» non plus, personne n'utilise ce label.
[00:33:14] Pourtant, depuis quelques mois, les politiciens français et certains journalistes répètent que les jeunes sont contaminés par l'idéologie «woke» venue des États-Unis.
[00:33:24] C'est pourquoi deux sociologues ont décidé de faire une étude avec le très sérieux Institut Montaigne afin de vérifier si ce discours est fondé ou non. Je vous lis une partie de leur conclusion : «La jeunesse [française] n'est pas majoritairement en phase avec le mouvement #woke. Si les jeunes sont plus sensibles au genre et au racisme structurel que leurs parents et les baby-boomers, ces deux thèmes ne préoccupent qu'une minorité de la jeunesse française.»
[00:33:55] Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je trouve cette affaire assez étrange. Pourquoi certains politiciens passent-ils leur temps à parler des dangers du «wokisme» alors que les citoyens ne comprennent pas ce mot et n'adhèrent pas majoritairement aux idées qui sont derrière ? C'est ce qu'on va essayer de comprendre dans la dernière partie de cet épisode.
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[00:34:18] Éric Ciotti, député du parti Les Républicains, a déclaré que le wokisme est, je cite, la «nouvelle terreur du siècle» (en référence à la Terreur pendant la Révolution française). Eugénie Bastié, journaliste du Figaro a écrit que c'est une «idéologie pire à contrer que le communisme.» Brice Couturier, journaliste et producteur sur France Culture compare les woke à une «police de la pensée.»
[00:34:48] Enfin, en octobre dernier, le ministre de l'éducation Jean-Michel Blanquer a créé un groupe de réflexion, Le Laboratoire de la République, dont un des objectifs est de, là encore je cite, «protéger la jeunesse contre l'idéologie woke et la cancel culture».
[00:35:08] Bref, comme vous pouvez le voir, il y a une vraie panique chez certains politiciens français autour du mot «woke». Ce qui est drôle, c'est qu'il y a quelques mois, ces mêmes politiciens avaient eu une réaction très semblable avec un autre mot : islamo-gauchisme.
[00:35:25] La différence, c'est que là, c'est un mot qui a été inventé chez nous. À l'origine, il faisait référence à une alliance militante entre des mouvements islamistes et des mouvements d'extrême gauche qui soutenaient la Palestine.
[00:35:40] Mais ensuite, il a été repris dans des contextes totalement différents, d'abord par l'extrême droite puis par des politiciens et des intellectuels de tous bords («de tous bords», ça veut dire «de toutes les couleurs politiques, aussi bien de gauche que de droite»), «de tous bords»).
[00:35:59] Et là, le terme islamo-gauchisme a commencé à prendre un sens différent, un sens assez vague d'ailleurs, pour critiquer certains élus et militants de gauche accusés d'être trop laxistes vis-à-vis des mouvements islamistes, de ne pas les condamner assez sévèrement après les attentats qui avaient visé la France, notamment.
[00:36:22] Par exemple, vous avez peut-être entendu parler de l'attentat d'octobre 2020 contre un professeur d'histoire-géographie, Samuel Paty. Samuel Paty a été assassiné par un terroriste islamiste parce qu'il avait montré des caricatures du prophète Mahomet en classe pour expliquer les attentats de Charlie Hebdo à ses élèves.
[00:36:43] Moins d'une semaine après cet attentat, le ministre de l'éducation Jean-Michel Blanquer (encore lui !) a déclaré dans une émission de radio que les universités et certains partis de gauche favorisent une idéologie islamo-gauchisme qui conduit au pire. En gros, il a sous-entendu que les universités étaient indirectement responsables des attentats. Quelques semaines plus tard, en février, la ministre de l'enseignement supérieur a renchéri en disant qu'elle voulait organiser une enquête sur l'islamo-gauchisme à l'université.
[00:37:17] En réponse à ces déclarations, des institutions prestigieuses comme le Centre national de recherche scientifique et la Conférence des présidents d'universités ont réagi en disant que les universités n'étaient pas responsables des maux de la société, que leur rôle était seulement de les analyser, et que le mot «islamo-gauchisme» n'avait aucune réalité scientifique. Résultat, il a été progressivement remplacé par un autre mot : wokisme, bien sûr !
[00:37:48] Et la voilà, la vraie fonction du wokisme : il sert d'épouvantail ! Un épouvantail, c'est une sorte de mannequin qu'on met dans les champs ou les jardins pour faire peur aux oiseaux. Il y en a un célèbre dans le magicien d'Oz. Et en rhétorique, un épouvantail, c'est une technique qui consiste à exagérer ou déformer les arguments de son adversaire pour pouvoir facilement les réfuter, les contredire.
[00:38:16] Le «wokisme» a donc une double fonction. La première, c'est de caricaturer les positions des mouvements antiracistes, féministes etc. pour dénigrer leurs revendications. Si quelqu'un commence à dénoncer des discriminations racistes, des inégalités hommes-femmes ou d'autres formes d'injustice, il suffit de le qualifier de «woke» et il perd toute crédibilité. On n'a plus besoin de débattre avec lui.
[00:38:43] Mais le «wokisme» a aussi une deuxième fonction, celle de concentrer l'opinion publique sur ces débats pour la diviser et la détourner d'autres problèmes auxquels ils n'ont aucune solution comme le réchauffement climatique ou l'explosion des inégalités économiques.
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[00:39:01] Voilà, on arrive à la fin de cet épisode. Bravo à vous qui l'avez écouté jusqu'au bout. Encore une fois, ce n'était pas un sujet facile. J'ai essayé de faire un tour d'horizon complet mais il y aurait encore beaucoup de choses à dire. Si vous voulez l'approfondir, je vous invite à consulter les articles qui seront dans les sources de l'épisode. N'hésitez pas non plus à laisser un commentaire sur le site pour nous dire si le mot «woke» a été importé dans votre pays. Je suis curieux de le savoir. Et dans deux semaines vous retrouverez Ingrid pour un nouvel épisode. Merci et à bientôt !