Chapitre 6. "La Boucle est bouclée"
J'ouvre les yeux. Je suis dans une chambre blanche. Les draps aussi sont blancs. Je me redresse. Sur un lit en face du mien, je vois Charles : il me sourit. Il a le bras en écharpe.
‒ Salut Jean, tu reviens parmi nous ?
‒ Salut. Où sommes-nous ?
‒ À l'hôpital de Nantes. Pas de chance !
‒ Comment je suis arrivé ici ?
‒ C'est René qui t'a trouvé sur le bord de la
route. Géo était sûr que tu étais mort. En fait, non... Tu dormais à poing fermé, avec une fièvre de cheval. D'ailleurs, tu dors depuis deux jours.
‒ Deux jours, ben dis donc... Et toi, qu'est-ce qui t'est arrivé ?
‒ Une chute. Poignet cassé. Fin de la course. Tu vois, je t'avais dit que tu n'arriverais pas jusqu'à Nantes.
‒ Faux ! Tu m'avais dit que je n'arriverais pas à Bordeaux et j'ai dépassé Rochefort. Et puis, on y est à Nantes, après tout.
‒ Ha Ha ! Tu as raison. Sacré Jean ! Quelle tête
de mule...
‒ Tu vas faire quoi maintenant ?
‒ Le Tour repart dans deux jours, René est
d'accord pour nous ramener à Paris en voiture. De toute façon, le vélo, c'est fini pour moi.
‒ Ah bon ? Mais pourquoi ?
‒ C'est trop dur, trop fatiguant. C'était criminel de ne nous donner qu'un jour de repos à Bordeaux. Je n'ai aucune envie d'être un « forçat de la route » ! Je vais m'engager dans l'armée. C'est le meilleur moyen pour conduire des automobiles ou même des machines volantes. C'est ça l'avenir !
Nous sortons tous les deux de l'hôpital la veille du départ, le 17 juillet. Nous rejoignons l'organisation du Tour. Nous sommes très heureux de retrouver René et lui aussi. Nous nous faisons une joie de faire le voyage vers Paris en auto, tous les trois. Géo Lefèvre est soulagé d'apprendre que je ne prendrai pas le départ de la dernière étape. Je ne m'en sens pas du tout la force. À l'oreille, il me dit : « Passe nous voir au journal à Paris. Si tu as besoin d'argent, il y aura toujours un petit billet pour toi pour les courses de vélodrome...»
C'est donc officiel : malgré mon abandon, me voilà devenu un coureur cycliste professionnel. Comme quoi, il faut toujours croire en ses rêves...
Dans l'agitation des préparatifs du départ, je repère un photographe. René me le présente. Il s'appelle Victor Girard. Il documente le passage du Tour dans sa ville. Je tente à nouveau de me faire expliquer le mystère de la photographie.
Il est très heureux que je m'intéresse à sa profession et m'invite dans le laboratoire où il développe ses photos. C'est de la pure magie que de voir ces images apparaître sur du papier ! À la fin de l'opération, il sort un appareil beaucoup plus petit que ceux que j'ai l'habitude de voir. Il le pose sur une table :
‒ Ceci est un appareil portatif, la pointe de la technologie actuelle. Je l'ai fait venir des États-Unis et je vous avoue que ça m'a coûté une fortune... Il suffit d'appuyer sur un bouton et tout se fait automatiquement. Pour développer les photos, vous m'envoyez le film et je m'occupe du reste. C'est l'avenir de la photographie.
‒ C'est merveilleux, alors n'importe qui peut faire des photos ?
‒ Absolument. Jeune homme, mon assistant vient de me lâcher : il veut participer à la dernière étape du Tour de France et devenir coureur cycliste professionnel. Ah ces jeunes... Voulez- vous le remplacer ?
‒ Mais... Euh... Je ne sais pas si je saurai... On m'a aussi proposé de faire des courses sur piste...
‒ Rien ne vous empêche de faire les deux. Voilà ce que je vous propose : je vous confie l'appareil. Vous réalisez quelques clichés pendant la course et à l'arrivée. Puis vous m'envoyez les films. Si le travail vous plaît, vous gardez l'appareil quelque temps, sinon vous me le rapportez par le train. Je suis sûr que ça vous plaira. La prochaine fois que nous nous verrons, je vous apprendrai comment on développe les photographies. Marché conclu ? ‒ Euh... Oui Monsieur, marché conclu.
‒ Parfait ! Ah, au fait, une dernière chose...
‒ Oui, quoi ?
‒ Appelez-moi Victor, s'il vous plaît. ‒ Bien sûr, Victor.
Le 18 juillet, nous quittons Nantes pour Paris. 471 kilomètres, la plus longue étape du Tour. Finalement, je ne suis pas mécontent de la faire en voiture. Nous suivons le cours de la Loire. Angers, Tours, Blois, Orléans. Nous laissons souvent les coureurs nous dépasser puis nous remontons le flot et je peux les prendre en photo en plein effort. C'est passionnant et tellement moins fatiguant... En roulant à côté des premiers, je réalise qu'ils sont d'extraordinaires champions. Charles me regarde d'un air de dire : « Comment veux-tu rivaliser avec des types pareils... » Puis, Géo nous propose un détour pour admirer le château de Chambord. Là aussi, je fais des photos. Je pense que Victor pourra en tirer quelques jolies cartes postales.
Nous quittons la Loire, direction Chartres. Quand nous entrons la ville, je m'exclame :
‒ Les gars, je viens de terminer mon Tour de France, c'est d'ici que je suis parti !
Je me revois à la gare, il y a trois semaines, avec mon vélo de facteur, accompagné de Marcel, le maire de mon village sans qui rien ne serait arrivé. J'ai l'impression que c'était il y a des années ! Comme il me tarde de le revoir, lui, mes parents, l'instituteur, pour leur raconter mes aventures.
Enfin, c'est l'arrivée à Ville d'Avray, à quelques kilomètres de Paris. Maurice Garin, l'italien du Val D'Aoste devenu français, remporte sa troisième étape ainsi que le classement général. Il a bouclé le Tour de France en 94 heures 33 minutes et 14 secondes à une moyenne de 25,678 km/h. Il compte 2 heures 59 minutes et 31 secondes d'avance sur le deuxième, Lucien Pothier. Le podium est complété par Fernand Augereau. Après avoir bu un peu de Champagne, les coureurs se rendent à Paris pour un tour d'honneur au vélodrome du Parc des Princes. 15 000 personnes sont venues les acclamer ! Ils n'étaient même pas une centaine lors de notre départ. Je commence à réaliser l'ampleur de l'événement auquel j'ai participé. Henri Desgranges et Géo Lefèvre sautent de joie et pour cause, pendant la course, le journal l'Auto est passé de 30 000 exemplaires par jour à 65 000. Une belle affaire !
Maintenant, René, Charles et moi sommes attablés à la terrasse d'un café. D'où nous sommes, nous avons une vue imprenable sur la Tour Eiffel. Le soleil va se coucher. Les parisiens flânent paisiblement en cette soirée d'été. L'air est doux. Paris est magnifique !
Nous nous rappelons en riant les anecdotes qui nous ont marquées pendant cette aventure. Puis chacun raconte d'où il vient car, en fait nous ne connaissons pas grand-chose les uns des autres. Et puis, nous parlons de nos projets, de notre avenir :
René et Charles ne parlent que d'avions et d'automobiles. Moi, je pense à la lettre que j'ai promis d'écrire à Adèle... Bien entendu, ils se moquent gentiment de moi quand je leur dis que j'aimerais beaucoup la revoir.
Quand je suis parti de chez moi, il y trois semaines, je n'avais jamais quitté mon village. Je suis maintenant à Paris, face à ce monument majestueux avec deux amis formidables. Je peux choisir de faire deux métiers : coureur cycliste, photographe, ou les deux. Et qui sait ce que l'avenir me réserve encore ?
Est-ce que je vous ai dit qu'il faut toujours croire en ses rêves ...