Chapitre 4. Duels
Charles Forestier n'est plus à Paris et Georges Duroy gagne de l'importance au journal. Il devient enfin un rédacteur politique adroit et perspicace qui compte. Seule une ombre le trouble : un petit journal appelé La Plume l'attaque presque tous les jours personnellement, faisant toutes sortes d'insinuations. Un matin, le journal se moque même directement de Duroy expliquant que le rédacteur de La Vie Française n'écrit ses articles qu'au profit de Walter et n'annonce donc presque jamais des faits réels. On l'accuse d'être vénal, ce qui l'irrite profondément. Pour se sortir de cette situation, Walter lui conseille de faire un démenti. Ce que Duroy fait. Cependant, le lendemain, de nouveau, le journaliste l'accuse et insulte son talent de reporter. Walter dit à son employé :
— Vous ne pouvez plus reculer. Un duel s'impose. Allez voir Rival, il vous donnera la marche à suivre.
Plus tard, Rival lui explique qu'il faut des témoins et tirer au pistolet. Duroy ne sait pas et doit s'entraîner. Son ami l'installe dans sa cave où le jeune homme, anéanti, obéit et tire sans comprendre. Jacques Rival, satisfait de son élève, le laisse pour s'occuper de l'organisation du duel. Resté seul, Duroy pense que vraiment cette situation est stupide et qu'une bataille ne prouve rien : « Que gagne un honnête homme insulté à risquer sa vie contre une crapule ? Les hommes sont médiocres » pense-t-il.
Il a rendez-vous le lendemain matin au bois du Vésinet où la rencontre a lieu. Duroy est complètement étourdi : tout s'est fait rapidement sans qu'il donne son avis. Il a peur, peur de mourir. Il fait un froid de Sibérie ce matin-là. Même les arbres sont glacés et le sol est gelé. L'air est sec et le ciel bleu. Chaque duelliste tire au sort son pistolet. Mais, Duroy est indifférent à tout : il lui semble être dans un rêve, tout est surnaturel. Il se répète les mots que Rival lui a dit :
— Quand on commandera feu, j'élèverai le bras.
L'homme en face de lui est Louis Langremont : un homme petit, ventru, chauve qui porte des lunettes. C'est son adversaire.
Tout à coup, il entend « Feu ! ».
Il ne se rend compte de rien. Il voit de la fumée sortir du canon de son pistolet et aperçoit son rival debout en face de lui. Ils sont tous les deux intacts. Jacques Rival dit :
— Ah, ce pistolet ! C'est toujours comme ça ! Soit on se rate, soit on se tue !
C'est fini ! Quel bonheur pour Duroy. On écrit le procès-verbal. Walter félicite son employé :
— Bravo ! Bravo ! Vous avez défendu le drapeau de La Vie Française.
Le journaliste fait ensuite le tour des cafés des Grands Boulevards, tout comme son adversaire. Cependant, les deux hommes ne se saluent pas.
Le lendemain, Clotilde de Marelle lui écrit :
Comme j'ai eu peur ! Viens rue de Constantinople que je t'embrasse, CLO.
Ce jour-là, Duroy décide d'emménager complètement dans leur petit appartement. Il doit promettre à Clotilde qu'il n'y emmènera jamais d'autres femmes.
Une routine se met en place : la jeune femme passe deux ou trois matins par semaine rue de Constantinople, tandis que tous les jeudis soir, Bel-Ami est invité chez M. et Mme de Marelle. Les deux hommes s'apprécient et discutent pendant des heures.
Un matin, Duroy reçoit une lettre de Cannes. Madeleine Forestier le prie au nom de leur amitié de l'assister dans les derniers moments de vie de son mari :
Charles va mourir. Il ne passera pas la semaine. Je n'ai plus la force, ni le courage de voir cette agonie. Mon mari n'a plus de famille. Vous étiez son camarade. Je vous en supplie, venez !
Bien entendu, Duroy prend le premier train pour le Sud. La maison se trouve sur la route entre le Cannet et le golfe Juan. La maison est de style italien, avec vue sur la mer. Duroy pense :
— Que c'est chic ! Comment ont-ils tant d'argent ?
Madeleine a maigri, mais est toujours aussi belle. Elle lui propose de dormir dans la villa, car Charles pourrait mourir à tout moment et que la jeune femme ne veut pas rester seule.
Duroy découvre un Forestier enroulé dans des couvertures, presque un cadavre. Il ne sait pas comment le rassurer. La mort le met mal à l'aise. Il voudrait fuir, rentrer à Paris, mais il ne peut pas, pour Madeleine.
Deux jours plus tard, c'est la fin. On fait venir un prêtre. Pendant la veillée, Duroy pense beaucoup à la vie, à la mort, à la cruauté de tout cela. Puis, regardant Madeleine, il se dit que la seule chose bonne de la vie est l'amour. Que va devenir cette belle, intelligente et jeune femme ? Qui va-t-elle épouser ? Un député comme le pense Mme de Marelle ? A-t-elle des projets ? Alors, il se dit qu'il peut tenter sa chance : comme il serait fort avec elle ! Il pourrait aller loin. Il sait qu'elle a pour lui plus que de la sympathie. Elle le sait intelligent, résolu, tenace ; elle peut avoir confiance en lui. D'ailleurs, c'est lui qu'elle a appelé dans cette circonstance difficile. Il voit là un aveu. Il doit donc agir avec délicatesse avant de rentrer à Paris. Il dit donc :
— C'est si triste pour une jeune femme de se retrouver seule comme vous allez l'être. Vous vous souvenez de notre pacte ? Vous savez que vous pouvez disposer de moi comme vous voudrez. Je vous appartiens. Ne vous indignez pas de ce que je vais vous dire car, quand vous rentrerez à Paris, il sera peut-être trop tard. Je suis un homme sans fortune, vous le savez. Ma position est à faire, mais j'ai de la volonté et je suis en bonne route. Je vous ai dit un jour que mon rêve aurait été d'épouser une femme comme vous. Je vous répète donc aujourd'hui ce désir. Ne me répondez pas. Ce n'est pas une demande, ce ne serait ni le moment, ni le lieu. Mais, je tiens à vous dire que vous pourriez me rendre heureux. Ne me répondez pas maintenant. Quand nous nous reverrons à Paris, vous me direz ce que vous aurez choisi.
Duroy a parlé sans s'arrêter et elle est restée immobile.
Le lendemain, on met le cadavre dans un cercueil. Madeleine s'adresse alors à Georges :
— Je ne vous donnerai pas de réponse tout de suite. Nous attendrons de mieux nous connaître. Mais réfléchissez bien. Vous devez savoir qui je suis : pour moi, le mariage n'est pas une chaîne, mais une association. J'entends être libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne tolère pas la jalousie et le contrôle. L'homme que j'aurai épousé devra voir en moi une égale, une alliée et non pas une épouse obéissante et soumise. Voilà, vous savez.
Georges Duroy rentre à Paris tout de suite après l'enterrement. Sur le quai de la gare, il se sent triste de quitter Madeleine et lui envoie un baiser auquel elle répond d'un geste discret.