Chapitre 9. Une nouvelle vie
Trois mois plus tard, le divorce est prononcé et Madeleine a repris le nom de Forestier. C'est l'été et les Walter ont décidé de passer une journée à la campagne. Rose est avec son fiancé, le comte Latour-Yvelin. Bel-Ami est bien sûr invité. Il profite d'une petite promenade pour déclarer ses sentiments :
— Suzanne, je vous adore.
— Moi aussi, Bel-Ami.
— Si je ne vous ai pas pour femme, je quitterai Paris et ce pays.
— Demandez à mon père. Peut-être qu'il voudra…
— Non, c'est inutile. On me fermera la porte de votre maison, on m'expulsera du journal et nous ne pourrons même plus nous voir. On vous a promise au marquis de Cazolles. Ils espèrent que vous finirez par dire « oui ».
— Que faut-il faire alors ?
— M'aimez-vous assez pour commettre une folie ?
— Oui !
— Une grande folie ?
— Oui ! !
— Il faudra braver votre père et votre mère.
— Oui !
— Alors, il n'y a qu'un seul moyen. Il faut que la chose vienne de vous et non pas de moi. Vous êtes une enfant gâtée et on vous laisse tout dire. Ce soir, en rentrant, vous irez voir votre maman toute seule d'abord et vous lui avouerez que vous voulez m'épouser. Elle sera très en colère…
— Non, maman voudra bien…
— Non, vous ne la connaissez pas. Elle sera plus fâchée et furieuse que votre père. Vous verrez, elle refusera. Mais, vous tiendrez bon et répèterez que vous voulez m'épouser : moi et moi seul !
— Je le ferai.
— Et ensuite, vous irez voir votre père et vous lui direz la même chose.
— Oui, et puis ?
— Et c'est là que ça devient grave. Si vous êtes vraiment résolue, alors, je vous enlèverai.
— Oh ! Quel bonheur ! Vous m'enlèverez ? Quand ?
— Mais, ce soir… cette nuit.
— Où irons-nous ?
— C'est mon secret. Réfléchissez bien, Suzanne. Après cette fuite, vous devrez être ma femme. C'est le seul moyen, mais il est très dangereux pour vous.
— Je suis décidée ! Où dois-je vous retrouver ?
— Pouvez-vous sortir de chez vous toute seule ?
— Oui, je sais ouvrir la petite porte.
— Bien, alors quand le concierge sera couché, vers minuit, venez me rejoindre Place de la Concorde.
— D'accord.
— Oh, comme je vous aime ! Vous êtes bonne. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas épouser M. de Cazolles.
— J'en suis certaine !
— Votre père sera sans doute fâché.
— Oh oui ! Il voudra me mettre au couvent.
— Vous voyez pourquoi il est nécessaire que vous soyez énergique.
— Je le serai.
Suzanne est heureuse et fière aussi. Elle ne pense pas à sa réputation, elle ne sait même pas qu'elle va être ternie.
La jeune fille rêve. Ce qui va lui arriver est digne des aventures qu'elle a lues dans les romans.
Après cette discussion, Georges ne dit plus rien. Il songe à ce qui va se passer maintenant. Cela fait trois mois qu'il séduit sa proie, qu'il la captive. Il a su se faire aimer et aujourd'hui, il la cueille sans peine. Il a déjà obtenu que Suzanne se refuse à M. de Cazolles et maintenant, qu'elle quitte tout pour lui. Car en effet, c'est le seul moyen d'obtenir la jeune femme. Mme Walter l'aime toujours et jamais elle ne consentira à lui donner sa fille. Cependant, une fois qu'il tiendra la fille, il pourra traiter avec le père, de puissance à puissance.
Une fois de retour à Paris, les Walter insistent pour que Georges reste dîner, mais il décline l'invitation. Il rentre chez lui, et met de l'ordre dans ses affaires : il s'apprête à faire un voyage.
À minuit, Georges attend dans un fiacre sur la place de la Concorde. Il est nerveux : ce soir, il joue un très gros coup.
Enfin, Suzanne arrive et lui raconte la soirée : ça a été terrible.
— Maman surtout, dit Suzanne. Elle est devenue folle. Elle a déclaré que j'irai au couvent plutôt que de vous épouser. Je ne l'avais jamais vue comme ça. En l'entendant crier, papa est arrivé. Il était moins furieux, mais il a dit que vous n'êtes pas un assez beau parti. Et je suis partie. Tout le monde criait.
Georges tient la jeune fille serrée contre lui, mais est en colère contre ces gens. Suzanne pleure inquiète pour sa mère.
En effet, chez les Walter, la situation est difficile. Mme Walter est dans tous ses états, d'autant que M. Walter l'accuse d'avoir attiré Du Roy chez eux :
— Tu l'attirais, tu l'invitais sans cesse, tu le flattais. C'était Bel-Ami par-ci, Bel-Ami par là, du matin au soir. Tu ne pouvais pas rester deux jours sans le voir !
Virginie pense à Bel-Ami, se disant que ce n'est pas possible, qu'il ne peut pas vouloir épouser sa fille. Puis, elle pense à la perfidie de cet homme. Voulant parler à sa fille, elle découvre la chambre vide. Elle va prévenir son mari qui s'exclame :
— C'est fait ! Il la tient. Nous sommes perdus.
— Comment ça, perdus ? demanda Mme Walter.
— Il faut qu'il l'épouse maintenant.
— Jamais ! hurle la femme.
— Ça ne sert à rien de hurler. Il l'a enlevée, il l'a déshonorée. Le mieux est de la lui donner. En s'y prenant bien, personne ne saura cette aventure.
— Jamais, jamais… Ce n'est pas possible, pas Suzanne…, se lamente Mme Walter.
— Pour éviter le scandale, il faut accepter tout de suite. Ah ! Il nous a bien eus. Il est fort tout de même. Nous aurions pu trouver un homme plus riche que lui pour Suzanne, mais pas aussi intelligent.
C'est un homme d'avenir. Il sera député et ministre.
Mme Walter souffre comme jamais. Elle ne sait plus quoi faire, ni que dire. Elle est seule dans sa douleur. Elle se sent mal. On la retrouve le lendemain, inanimée par terre. Elle a perdu connaissance.
Bel-Ami obtient rapidement ce qu'il veut et il ramène Suzanne à Paris. Ils ont passé six jours sur les bords de Seine. La jeune fille s'est bien amusée.
Rue de Constantinople, Georges retrouve Clotilde. La jeune femme arrive très en colère contre lui :
— Alors, comme ça tu te maries avec Suzanne Walter ?
— Oui, tu ne le savais pas ?
— Tu n'es qu'un horrible individu. Cela fait trois mois que tu me cajoles pour me cacher ça. Tout le monde le sait, excepté moi. Tu préparais ton coup depuis que tu as quitté ta femme. Tu me gardais gentiment comme maîtresse pour faire l'intérim. Tu es dangereux ! J'aurais dû te deviner dès le début.
— Arrête un peu.
— Quoi ? Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde. Tu prends du plaisir et de l'argent partout, et tu voudrais que je te parle bien ? Je sais très bien comment tu as volé l'héritage de Vaudrec à ta femme et comment tu as pris Suzanne.
— Je te défends de parler d'elle.
Du Roy est vraiment furieux et la gifle : Clotilde tombe à la renverse se faisant très mal. Georges la laisse là seule et s'en va. En partant, il avertit le concierge qu'il rendra les clés en octobre.
Le mariage est fixé au vingt octobre à l'église de la Madeleine.
Mme Walter ne se remet pas de cette union. Elle a l'air d'une vieille femme maintenant : ses cheveux sont devenus tout blancs.
Au niveau du journal, le baron Du Roy de Cantel devient le rédacteur en chef de La Vie Française, tandis que Walter conserve son titre de directeur.
Ce mariage est ce qu'on appelle un fait parisien. Un large tapis rouge recouvre les marches de la Madeleine pour annoncer au peuple parisien qu'une grande cérémonie va avoir lieu. L'église est pleine. Norbert de Varenne et Jaques Rival se retrouvent et se donnent des nouvelles :
— Eh bien ! L'avenir est aux malins !
— Tant mieux pour lui. Sa vie est faite !
— Qu'est devenue Madeleine ? demande Rival.
— Elle vit retirée à Montmartre, mais… je lis depuis quelque temps dans La Plume des articles politiques qui ressemblent terriblement à ceux de Forestier et de Du Roy. Ils sont signés Jean Le Dol, un jeune homme, beau, intelligent, de la même race que notre ami Georges et qui a fait la connaissance de son ancienne femme. Elle a toujours aimé les débutants et elle est riche…
— Elle est très fine !
La mariée entre enfin au bras de son père. Elle est très jolie. Walter est très digne. Mme Walter suit, derrière, donnant le bras à son autre gendre, Latour-Yvelin : la pauvre femme marche lentement, elle est très maigre et ses cheveux sont tout blancs. Georges est très beau et porte le ruban rouge de la Légion d'honneur.
Quand le prêtre prononce les mots liant les époux, on entend les sanglots de Mme Walter. Désormais, elle haït sa fille.
Georges est heureux de sa réussite : il pense à ses parents et décide de leur envoyer de quoi s'acheter un bien. Il se sent comme un roi devant un peuple. Mme de Marelle est là aussi. En la voyant, Bel-Ami repense à tous les bons moments passés avec elle et se dit : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. » Elle lui tend la main timidement qu'il prend et garde un peu pour lui faire comprendre « je t'aime toujours, je suis à toi ». Ce à quoi elle répond :
— À bientôt, Monsieur.
Maintenant, le couple de mariés sort de l'église. Georges ne pense qu'à lui. Il regarde devant, la foule amassée qui le contemple et l'envie. Au loin, derrière la place de la Concorde se trouve la Chambre des députés et il lui semble qu'il n'a qu'à faire un pas pour l'atteindre.