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Voltaire. Lettres philosophiques. Sélections. 1734., 02. Dixième Lettre sur le Commerce.

02. Dixième Lettre sur le Commerce.

Dixième Lettre philosophique sur le Commerce.

Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de la s'est formée la grandeur de l'État. C'est le commerce qui a établi peu à peu les forces navales par qui les Anglais sont les maîtres des mers. Ils ont à présent près de deux cents vaisseaux de guerre. La postérité apprendra peut-être avec surprise qu'une petite île, qui n'a de soi-même qu'un peu de plomb, de l'étain, de la terre à foulon [1] et de la laine grossière, est devenue par son commerce assez puissante pour envoyer, en 1723, trois flottes à la fois en trois extrémités du monde, l'une devant Gibraltar, conquise et conservée par ses armes, l'autre à Porto-Bello [2], pour ôter au roi d'Espagne la jouissance des trésors des Indes, et la troisième dans la mer Baltique, pour empêcher les (puissances) du Nord de se battre.

Quand Louis XIV faisait trembler l'Italie, et que ses armées déjà maîtresses de la Savoie et du Piémont, étaient prêtes de prendre Turin, il fallut que le prince Eugène [3] marchât du fond de l'Allemagne au secours du duc de Savoie ; il n'avait point d'argent, sans quoi on ne prend ni ne défend les villes. Il eut recours à des marchands anglais : en une demi-heure de temps on lui prêta cinq millions ; avec cela il délivra Turin, battit les Français, et écrivit à ceux qui avaient prêté cette somme ce petit billet : « Messieurs, j'ai reçu votre argent, et je me flatte de l'avoir (bien) employé à votre satisfaction. Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais, et fait qu'il ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. Aussi le cadet d'un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend, ministre d'État, a un frère qui se contente d'être marchand dans la Cité. Dans le temps qu' (que milord) Oxford gouvernait l'Angleterre, son cadet était facteur à Alep [4], d'où il ne voulut pas revenir, et où il est mort. Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers [5] ; ils ne sauraient concevoir que le fils d'un pair d'Angleterre ne soit qu'un riche et puissant bourgeois, au lieu qu'en Allemagne tout est prince ; on a vu jusqu'à trente altesses du même nom n'ayant pour tout bien que des armoiries et de l'orgueil [6].

En France, est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d'une province avec de l'argent à dépenser, et un nom en « ac » ou en « ill », peut dire : Un homme comme moi, un homme de ma qualité, et méprise(r) souverainement un négociant. Le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris (dédain) de sa profession qu'il est assez sot pour en rougir ; je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d'esclave dans l'antichambre d'un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire [7], et contribue au bonheur du monde.

02. Dixième Lettre sur le Commerce. 02. Zehnter Brief über den Handel. 02. Tenth Letter on Trade. 02. Décima Carta sobre Comercio. 02. نامه دهم در تجارت. 02. Ticaret Üzerine Onuncu Mektup. 02. 关于商业的第十封信。

Dixième Lettre philosophique sur le Commerce.

Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de la s’est formée la grandeur de l’État. Trade, which enriched the citizens of England, helped to make them free, and this freedom in turn extended trade; from there the greatness of the state was formed. C’est le commerce qui a établi peu à peu les forces navales par qui les Anglais sont les maîtres des mers. Ils ont à présent près de deux cents vaisseaux de guerre. La postérité apprendra peut-être avec surprise qu’une petite île, qui n’a de soi-même qu’un peu de plomb, de l’étain, de la terre à foulon [1] et de la laine grossière, est devenue par son commerce assez puissante pour envoyer, en 1723, trois flottes à la fois en trois extrémités du monde, l’une devant Gibraltar, conquise et conservée par ses armes, l’autre à Porto-Bello [2], pour ôter au roi d’Espagne la jouissance des trésors des Indes, et la troisième dans la mer Baltique, pour empêcher les (puissances) du Nord de se battre.

Quand Louis XIV faisait trembler l’Italie, et que ses armées déjà maîtresses de la Savoie et du Piémont, étaient prêtes de prendre Turin, il fallut que le prince Eugène [3] marchât du fond de l’Allemagne au secours du duc de Savoie ; il n’avait point d’argent, sans quoi on ne prend ni ne défend les villes. Il eut recours à des marchands anglais : en une demi-heure de temps on lui prêta cinq millions ; avec cela il délivra Turin, battit les Français, et écrivit à ceux qui avaient prêté cette somme ce petit billet : « Messieurs, j’ai reçu votre argent, et je me flatte de l’avoir (bien) employé à votre satisfaction. Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais, et fait qu’il ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. All this gives a just pride to an English merchant, and makes him dare to compare himself, not without some reason, to a Roman citizen. Aussi le cadet d’un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Also the younger of a peer of the kingdom does not disdain trade. Milord Townshend, ministre d’État, a un frère qui se contente d’être marchand dans la Cité. Milord Townshend, Minister of State, has a brother who is content to be a merchant in the City. Dans le temps  qu' (que milord) Oxford gouvernait l’Angleterre, son cadet était facteur à Alep [4], d’où il ne voulut pas revenir, et où il est mort. During the time that (my lord) Oxford governed England, his younger brother was a postman in Aleppo [4], whence he did not want to return, and where he died. Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers [5] ; ils ne sauraient concevoir que le fils d’un pair d’Angleterre ne soit qu’un riche et puissant bourgeois, au lieu qu’en Allemagne tout est prince ; on a vu jusqu’à trente altesses du même nom n’ayant pour tout bien que des armoiries et de l’orgueil [6]. This custom, which, however, is beginning to happen too much, seems monstrous to Germans stubborn in their neighborhoods [5]; they could not conceive that the son of a peer of England was only a rich and powerful bourgeois, whereas in Germany everything is prince; we have seen up to thirty altitudes of the same name having for all good only coats of arms and pride [6].

En France, est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser, et un nom en « ac » ou en « ill », peut dire : Un homme comme moi, un homme de ma qualité, et méprise(r) souverainement un négociant. In France, is a marquis who wants; and whoever arrives in Paris from the depths of a province with money to spend, and a name in "ac" or "ill", can say: A man like me, a man of my quality, and despise(r ) sovereignly a trader. Le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris (dédain) de sa profession qu’il est assez sot pour en rougir ; je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire [7], et contribue au bonheur du monde. The merchant himself hears his profession spoken so often with contempt (disdain) that he is foolish enough to blush; I do not know, however, which is more useful to a state, or a well-powdered lord who knows precisely what time the king gets up, what time he goes to bed, and who gives himself airs of grandeur by playing the role of a slave in the antechamber of a minister, or a merchant who enriches his country, gives orders from his cabinet to Surat and Cairo [7], and contributes to the happiness of the world.