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Bel-Ami - Guy de Maupassant, Bel-Ami, deuxième partie, chapitre 10

Bel-Ami, deuxième partie, chapitre 10

Il faisait sombre dans le petit appartement de la rue de Constantinople, car Georges Du Roy et Clotilde de Marelle s'étant rencontrés sous la porte étaient entrés brusquement, et elle lui avait dit, sans lui laisser le temps d'ouvrir les persiennes : — Ainsi, tu épouses Suzanne Walter ?

Il avoua avec douceur et ajouta :

— Tu ne le savais pas ?

Elle reprit, debout devant lui, furieuse, indignée :

— Tu épouses Suzanne Walter ! C'est trop fort ! c'est trop fort ! Voilà trois mois que tu me cajoles pour me cacher ça. Tout le monde le sait, excepté moi. C'est mon mari qui me l'a appris ! Du Roy se mit à ricaner, un peu confus tout de même et, ayant posé son chapeau sur un coin de la cheminée, il s'assit dans un fauteuil. Elle le regardait bien en face, et elle dit d'une voix irritée et basse : — Depuis que tu as quitté ta femme, tu préparais ce coup-là, et tu me gardais gentiment comme maîtresse, pour faire l'intérim ? Quel gredin tu es !

Il demanda :

— Pourquoi ça ? J'avais une femme qui me trompait. Je l'ai surprise ; j'ai obtenu le divorce, et j'en épouse une autre. Quoi de plus simple ?

Elle murmura, frémissante :

— Oh ! comme tu es roué et dangereux, toi !

Il se remit à sourire :

— Parbleu ! Les imbéciles et les niais sont toujours des dupes !

Mais elle suivait son idée :

— Comme j'aurais dû te deviner dès le commencement. Mais non, je ne pouvais pas croire que tu serais crapule comme ça.

Il prit un air digne :

— Je te prie de faire attention aux mots que tu emploies.

Elle se révolta contre cette indignation :

— Quoi ! tu veux que je prenne des gants pour te parler maintenant ! Tu te conduis avec moi comme un gueux depuis que je te connais, et tu prétends que je ne te le dise pas ? Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde, tu prends du plaisir et de l'argent partout, et tu veux que je te traite comme un honnête homme ? Il se leva, et la lèvre tremblante :

— Tais-toi, ou je te fais sortir d'ici. Elle balbutia :

— Sortir d'ici… Sortir d'ici… Tu me ferais sortir d'ici… toi… toi ?… Elle ne pouvait plus parler, tant elle suffoquait de colère, et brusquement, comme si la porte de sa fureur se fût brisée, elle éclata :

— Sortir d'ici ? Tu oublies donc que c'est moi qui l'ai payé, depuis le premier jour, ce logement-là ! Ah ! oui, tu l'as bien pris à ton compte de temps en temps. Mais qui est-ce qui l'a loué ?… C'est moi… Qui est-ce qui l'a gardé ?… C'est moi… Et tu veux me faire sortir d'ici… Tais-toi donc, vaurien ! Crois-tu que je ne sais pas comment tu as volé à Madeleine la moitié de l'héritage de Vaudrec ? Crois-tu que je ne sais pas comment tu as couché avec Suzanne pour la forcer à t'épouser… Il la saisit par les épaules et la secouant entre ses mains :

— Ne parle pas de celle-là ! Je te le défends !

Elle cria :

— Tu as couché avec, je le sais.

Il eût accepté n'importe quoi, mais ce mensonge l'exaspérait. Les vérités qu'elle lui avait criées par le visage lui faisaient passer tout à l'heure des frissons de rage dans le coeur, mais cette fausseté sur cette petite fille qui allait devenir sa femme éveillait dans le creux de sa main un besoin furieux de frapper. Il répéta :

— Tais-toi… prends garde… tais-toi…

Et il l'agitait comme on agite une branche pour en faire tomber les fruits. Elle hurla, décoiffée, la bouche grande ouverte, les yeux fous :

— Tu as couché avec…

Il la lâcha et lui lança par la figure un tel soufflet qu'elle alla tomber contre le mur. Mais elle se retourna vers lui, et, soulevée sur ses poignets, vociféra encore une fois :

— Tu as couché avec !

Il se rua sur elle, et, la tenant sous lui, la frappa comme s'il tapait sur un homme. Elle se tut soudain, et se mit à gémir sous les coups. Elle ne remuait plus. Elle avait caché sa figure dans l'angle du parquet et de la muraille, et elle poussait des cris plaintifs. Il cessa de la battre et se redressa. Puis il fit quelques pas par la pièce pour reprendre son sang-froid ; et, une idée lui étant venue, il passa dans la chambre, emplit la cuvette d'eau froide, et se trempa la tête dedans. Ensuite il se lava les mains, et il revint voir ce qu'elle faisait en s'essuyant les doigts avec soin. Elle n'avait point bougé. Elle restait étendue par terre, pleurant doucement.

Il demanda :

— Auras-tu bientôt fini de larmoyer ?

Elle ne répondit pas. Alors il demeura debout au milieu de l'appartement, un peu gêné, un peu honteux en face de ce corps allongé devant lui. Puis, tout à coup, il prit une résolution, et saisit son chapeau sur la cheminée :

— Bonsoir. Tu remettras la clef au concierge quand tu seras prête. Je n'attendrai pas ton bon plaisir. Il sortit, ferma la porte, pénétra chez le portier, et lui dit :

— Madame est restée. Elle s'en ira tout à l'heure. Vous direz au propriétaire que je donne congé pour le 1er octobre. Nous sommes au 16 août, je me trouve donc dans les limites.

Et il s'en alla à grands pas, car il avait des courses pressées à faire pour les derniers achats de la corbeille. Le mariage était fixé au 20 octobre, après la rentrée des Chambres. Il aurait lieu à l'église de la Madeleine. On en avait beaucoup jasé sans savoir au juste la vérité. Différentes histoires circulaient. On chuchotait qu'un enlèvement avait eu lieu, mais on n'était sûr de rien. D'après les domestiques, Mme Walter, qui ne parlait plus à son futur gendre, s'était empoisonnée de colère le soir où cette union avait été décidée, après avoir fait conduire sa fille au couvent, à minuit. On l'avait ramenée presque morte. Assurément, elle ne se remettrait jamais. Elle avait l'air maintenant d'une vieille femme ; ses cheveux devenaient tout gris ; et elle tombait dans la dévotion, communiant tous les dimanches. Dans les premiers jours de septembre, la Vie Française annonça que le baron Du Roy de Cantel devenait son rédacteur en chef, M. Walter conservant le titre de directeur.

Alors on s'adjoignit un bataillon de chroniqueurs connus, d'échotiers, de rédacteurs politiques, de critiques d'art et de théâtre, enlevés à force d'argent aux grands journaux, aux vieux journaux puissants et posés. Les anciens journalistes, les journalistes graves et respectables ne haussaient plus les épaules en parlant de la Vie Française. Le succès rapide et complet avait effacé la mésestime des écrivains sérieux pour les débuts de cette feuille.

Le mariage de son rédacteur en chef fut ce qu'on appelle un fait parisien, Georges Du Roy et les Walter ayant soulevé beaucoup de curiosité depuis quelque temps. Tous les gens qu'on cite dans les échos se promirent d'y aller. Cet événement eut lieu par un jour clair d'automne. Dès huit heures du matin, tout le personnel de la Madeleine, étendant sur les marches du haut perron de cette église qui domine la rue Royale, un large tapis rouge, faisait arrêter les passants, annonçait au peuple de Paris qu'une grande cérémonie allait avoir lieu. Les employés se rendant à leur bureau, les petites ouvrières, les garçons de magasin s'arrêtaient, regardaient et songeaient vaguement aux gens riches qui dépensaient tant d'argent pour s'accoupler. Vers dix heures, les curieux commencèrent à stationner. Ils demeuraient là quelques minutes, espérant que peut-être ça commencerait tout de suite, puis ils s'en allaient. À onze heures, des détachements de sergents de ville arrivèrent et se mirent presque aussitôt à faire circuler la foule, car des attroupements se formaient à chaque instant.

Les premiers invités apparurent bientôt, ceux qui voulaient être bien placés pour tout voir. Ils prirent les chaises en bordure, le long de la nef centrale.

Peu à peu, il en venait d'autres, des femmes qui faisaient un bruit d'étoffes, un bruit de soie, des hommes sévères, presque tous chauves, marchant avec une correction mondaine, plus graves encore en ce lieu. L'église s'emplissait lentement. Un flot de soleil entrait par l'immense porte ouverte éclairant les premiers rangs d'amis. Dans le choeur qui semblait un peu sombre, l'autel couvert de cierges faisait une clarté jaune, humble et pâle en face du trou de lumière de la grande porte. On se reconnaissait, on s'appelait d'un signe, on se réunissait par groupes. Les hommes de lettres, moins respectueux que les hommes du monde, causaient à mi-voix. On regardait les femmes.

Norbert de Varenne, qui cherchait un ami, aperçut Jacques Rival vers le milieu des lignes de chaises, et il le rejoignit.

— Eh bien ! dit-il, l'avenir est aux malins ! L'autre, qui n'était point envieux, répondit : — Tant mieux pour lui. Sa vie est faite.

Et ils se mirent à nommer les figures aperçues.

Rival demanda :

— Savez-vous ce qu'est devenue sa femme ? Le poète sourit :

— Oui et non. Elle vit très retirée, m'a-t-on dit, dans le quartier Montmartre. Mais… il y a un mais… je lis depuis quelque temps dans la Plume des articles politiques qui ressemblent terriblement à ceux de Forestier et de Du Roy. Ils sont d'un nommé Jean Le Dol, un jeune homme, beau garçon, intelligent, de la même race que notre ami Georges, et qui a fait la connaissance de son ancienne femme. D'où j'ai conclu qu'elle aimait les débutants et les aimerait éternellement. Elle est riche d'ailleurs. Vaudrec et Laroche-Mathieu n'ont pas été pour rien les assidus de la maison. Rival déclara :

— Elle n'est pas mal, cette petite Madeleine. Très fine et très rouée ! Elle doit être charmante au découvert. Mais, dites-moi, comment se fait-il que Du Roy se marie à l'église après un divorce prononcé ? Norbert de Varenne répondit :

— Il se marie à l'église parce que, pour l'Église, il n'était pas marié, la première fois. — Comment ça ?

— Notre Bel-Ami, par indifférence ou par économie, avait jugé la mairie suffisante en épousant Madeleine Forestier. Il s'était donc passé de bénédiction ecclésiastique, ce qui constituait, pour notre Sainte Mère l'Église, un simple état de concubinage. Par conséquent, il arrive devant elle aujourd'hui en garçon, et elle lui prête toutes ses pompes, qui coûteront cher au père Walter. La rumeur de la foule accrue grandissait sous la voûte. On entendait des voix qui parlaient presque haut. On se montrait des hommes célèbres, qui posaient, contents d'être vus, et gardant avec soin leur maintien adopté devant le public, habitués à se montrer ainsi dans toutes les fêtes dont ils étaient, leur semblait-il, les indispensables ornements, les bibelots d'art. Rival reprit :

— Dites donc, mon cher, vous qui allez souvent chez le Patron, est-ce vrai que Mme Walter et Du Roy ne se parlent jamais plus ?

— Jamais. Elle ne voulait pas lui donner la petite. Mais il tenait le père par des cadavres découverts, paraît-il, des cadavres enterrés au Maroc. Il a donc menacé le vieux de révélations épouvantables. Walter s'est rappelé l'exemple de Laroche-Mathieu et il a cédé tout de suite. Mais la mère, entêtée comme toutes les femmes, a juré qu'elle n'adresserait plus la parole à son gendre. Ils sont rudement drôles, en face l'un de l'autre. Elle a l'air d'une statue, de la statue de la Vengeance, et il est fort gêné, lui, bien qu'il fasse bonne contenance, car il sait se gouverner, celui-là ! Des confrères venaient leur serrer la main. On entendait des bouts de conversations politiques. Et vague comme le bruit d'une mer lointaine, le grouillement du peuple amassé devant l'église entrait par la porte avec le soleil, montait sous la voûte, au-dessus de l'agitation plus discrète du public d'élite massé dans le temple. Tout à coup le suisse frappa trois fois le pavé du bois de sa hallebarde. Toute l'assistance se retourna avec un long frou-frou de jupes et un remuement de chaises. Et la jeune femme apparut, au bras de son père, dans la vive lumière du portail.

Elle avait toujours l'air d'un joujou, d'un délicieux joujou blanc coiffé de fleurs d'oranger. Elle demeura quelques instants sur le seuil, puis quand elle fit son premier pas dans la nef, les orgues poussèrent un cri puissant, annoncèrent l'entrée de la mariée avec leur grande voix de métal. Elle s'en venait, la tête baissée, mais point timide, vaguement émue, gentille, charmante, une miniature d'épousée. Les femmes souriaient et murmuraient en la regardant passer. Les hommes chuchotaient : « Exquise, adorable. » M. Walter marchait avec une dignité exagérée, un peu pâle, les lunettes d'aplomb sur le nez. Derrière eux, quatre demoiselles d'honneur, toutes les quatre vêtues de rose et jolies toutes les quatre, formaient une cour à ce bijou de reine. Les garçons d'honneur, bien choisis conformes au type, allaient d'un pas qui semblait réglé par un maître de ballet. Mme Walter les suivait, donnant le bras au père de son autre gendre, au marquis de Latour-Yvelin, âgé de soixante-douze ans. Elle ne marchait pas, elle se traînait, prête à s'évanouir à chacun de ses mouvements en avant. On sentait que ses pieds se collaient aux dalles, que ses jambes refusaient d'avancer, que son coeur battait dans sa poitrine comme une bête qui bondit pour s'échapper. Elle était devenue maigre. Ses cheveux blancs faisaient paraître plus blême encore et plus creux son visage.

Elle regardait devant elle pour ne voir personne, pour ne songer, peut-être, qu'à ce qui la torturait. Puis Georges Du Roy parut avec une vieille dame inconnue.

Il levait la tête sans détourner non plus ses yeux fixes, durs, sous ses sourcils un peu crispés. Sa moustache semblait irritée sur sa lèvre. On le trouvait fort beau garçon. Il avait l'allure fière, la taille fine, la jambe droite. Il portait bien son habit que tachait, comme une goutte de sang, le petit ruban rouge de la Légion d'honneur. Puis venaient les parents, Rose avec le sénateur Rissolin. Elle était mariée depuis six semaines. Le comte de Latour-Yvelin accompagnait la vicomtesse de Percemur.

Enfin ce fut une procession bizarre des alliés ou amis de Du Roy qu'il avait présentés dans sa nouvelle famille, gens connus dans l'entremonde parisien qui sont tout de suite les intimes, et, à l'occasion, les cousins éloignés des riches parvenus, gentilshommes déclassés, ruinés, tachés, mariés parfois, ce qui est pis. C'étaient M. de Belvigne, le marquis de Banjolin, le comte et la comtesse de Ravenel, le duc de Ramorano, le prince de Kravalow, le chevalier Valréali, puis des invités de Walter, le prince de Guerche, le duc et la duchesse de Ferracine, la belle marquise des Dunes. Quelques parents de Mme Walter gardaient un air comme il faut de province, au milieu de ce défilé.

Et toujours les orgues chantaient, poussaient par l'énorme monument les accents ronflants et rythmés de leurs gorges luisantes, qui crient au ciel la joie ou la douleur des hommes. On referma les grands battants de l'entrée, et, tout à coup, il fit sombre comme si on venait de mettre à la porte le soleil. Maintenant Georges était agenouillé à côté de sa femme dans le choeur, en face de l'autel illuminé. Le nouvel évêque de Tanger, crosse en main, mitre en tête, apparut, sortant de la sacristie, pour les unir au nom de l'Éternel. Il posa les questions d'usage, échangea les anneaux, prononça les paroles qui lient comme des chaînes, et il adressa aux nouveaux époux une allocution chrétienne. Il parla de la fidélité, longuement, en termes pompeux. C'était un gros homme de grande taille, un de ces beaux prélats chez qui le ventre est une majesté. Un bruit de sanglots fit retourner quelques têtes. Mme Walter pleurait, la figure dans ses mains.

Elle avait dû céder. Qu'aurait-elle fait ? Mais depuis le jour où elle avait chassé de sa chambre sa fille revenue, en refusant de l'embrasser, depuis le jour où elle avait dit à voix très basse à Du Roy, qui la saluait avec cérémonie en reparaissant devant elle : « Vous êtes l'être le plus vil que je connaisse, ne me parlez jamais plus, car je ne vous répondrai point ! » elle souffrait une intolérable et inapaisable torture. Elle haïssait Suzanne d'une haine aiguë, faite de passion exaspérée et de jalousie déchirante, étrange jalousie de mère et de maîtresse, inavouable, féroce, brûlante comme une plaie vive. Et voilà qu'un évêque les mariait, sa fille et son amant, dans une église, en face de deux mille personnes, et devant elle ! Et elle ne pouvait rien dire ? Elle ne pouvait pas empêcher cela ? Elle ne pouvait pas crier : « Mais il est à moi, cet homme, c'est mon amant. Cette union que vous bénissez est infâme. Plusieurs femmes, attendries, murmurèrent :

— Comme la pauvre mère est émue.

L'évêque déclamait : — Vous êtes parmi les heureux de la terre, parmi les plus riches et les plus respectés. Vous, Monsieur, que votre talent élève au-dessus des autres, vous qui écrivez, qui enseignez, qui conseillez, qui dirigez le peuple, vous avez une belle mission à remplir, un bel exemple à donner…

Du Roy l'écoutait, ivre d'orgueil. Un prélat de l'Église romaine lui parlait ainsi, à lui. Et il sentait, derrière son dos, une foule, une foule illustre venue pour lui. Il lui semblait qu'une force le poussait, le soulevait. Il devenait un des maîtres de la terre, lui, lui, le fils des deux pauvres paysans de Canteleu.

Il les vit tout à coup dans leur humble cabaret, au sommet de la côte, au-dessus de la grande vallée de Rouen, son père et sa mère, donnant à boire aux campagnards du pays. Il leur avait envoyé cinq mille francs en héritant du comte de Vaudrec. Il allait maintenant leur en envoyer cinquante mille ; et ils achèteraient un petit bien. Ils seraient contents, heureux.

L'évêque avait terminé sa harangue. Un prêtre vêtu d'une étole dorée montait à l'autel. Et les orgues recommencèrent à célébrer la gloire des nouveaux époux.

Tantôt elles jetaient des clameurs prolongées, énormes, enflées comme des vagues, si sonores et si puissantes, qu'il semblait qu'elles dussent soulever et faire sauter le toit pour se répandre dans le ciel bleu. Leur bruit vibrant emplissait toute l'église, faisait frissonner la chair et les âmes. Puis tout à coup elles se calmaient ; et des notes fines, alertes, couraient dans l'air, effleuraient l'oreille comme des souffles légers ; c'étaient de petits chants gracieux, menus, sautillants, qui voletaient ainsi que des oiseaux ; et soudain, cette coquette musique s'élargissait de nouveau, redevenant effrayante de force et d'ampleur, comme si un grain de sable se métamorphosait en un monde. Puis des voix humaines s'élevèrent, passèrent au-dessus des têtes inclinées. Vauri et Landeck, de l'Opéra, chantaient. L'encens répandait une fine odeur de benjoin, et sur l'autel le sacrifice divin s'accomplissait ; l'Homme-Dieu, à l'appel de son prêtre, descendait sur la terre pour consacrer le triomphe du baron Georges Du Roy. Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le front. Il se sentait en ce moment presque croyant, presque religieux, plein de reconnaissance pour la divinité qui l'avait ainsi favorisé, qui le traitait avec ces égards. Et sans savoir au juste à qui il s'adressait, il la remerciait de son succès. Lorsque l'office fut terminé, il se redressa, et, donnant le bras à sa femme, il passa dans la sacristie. Alors commença l'interminable défilé des assistants. Georges, affolé de joie, se croyait un roi qu'un peuple venait acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait, répondait aux compliments : « Vous êtes bien aimable. Soudain il aperçut Mme de Marelle ; et le souvenir de tous les baisers qu'il lui avait donnés, qu'elle lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres, lui fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs. Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. Elle s'approcha un peu timide, un peu inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda. Alors il sentit l'appel discret de ses doigts de femme, la douce pression qui pardonne et reprend. Et lui-même il la serrait, cette petite main, comme pour dire : « Je t'aime toujours, je suis à toi ! Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d'amour. Elle murmura de sa voix gracieuse :

— À bientôt, monsieur.

Il répondit gaiement :

— À bientôt, madame.

Et elle s'éloigna. D'autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme un fleuve. Enfin elle s'éclaircit. Les derniers assistants partirent.

Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l'église. Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de les voir passer ensemble. Il allait lentement, d'un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte. Il sentait sur sa peau courir de longs frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait personne. Il ne pensait qu'à lui. Lorsqu'il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l'enviait. Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu'il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon. Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. Mais il ne les voyait point ; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l'éclatant soleil flottait l'image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit. FIN

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Bel-Ami, deuxième partie, chapitre 10

Il faisait sombre dans le petit appartement de la rue de Constantinople, car Georges Du Roy et Clotilde de Marelle s'étant rencontrés sous la porte étaient entrés brusquement, et elle lui avait dit, sans lui laisser le temps d'ouvrir les persiennes : — Ainsi, tu épouses Suzanne Walter ? ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||Jalousien|||||

Il avoua avec douceur et ajouta : |gestand||||

— Tu ne le savais pas ?

Elle reprit, debout devant lui, furieuse, indignée :

— Tu épouses Suzanne Walter ! |heiratsest|| C'est trop fort ! c'est trop fort ! Voilà trois mois que tu me cajoles pour me cacher ça. ||||||schmeichelst|||| Tout le monde le sait, excepté moi. C'est mon mari qui me l'a appris ! Du Roy se mit à ricaner, un peu confus tout de même et, ayant posé son chapeau sur un coin de la cheminée, il s'assit dans un fauteuil. Elle le regardait bien en face, et elle dit d'une voix irritée et basse : — Depuis que tu as quitté ta femme, tu préparais ce coup-là, et tu me gardais gentiment comme maîtresse, pour faire l'intérim ? |||||||||||||||||||||||||||||hieltest|freundlich||||| Quel gredin tu es !

Il demanda :

— Pourquoi ça ? J'avais une femme qui me trompait. Je l'ai surprise ; j'ai obtenu le divorce, et j'en épouse une autre. Quoi de plus simple ?

Elle murmura, frémissante :

— Oh ! comme tu es roué et dangereux, toi ! |||gerissen|||

Il se remit à sourire :

— Parbleu ! Les imbéciles et les niais sont toujours des dupes ! |die Imbécilen|||||||Opfer

Mais elle suivait son idée :

— Comme j'aurais dû te deviner dès le commencement. Mais non, je ne pouvais pas croire que tu serais crapule comme ça.

Il prit un air digne :

— Je te prie de faire attention aux mots que tu emploies.

Elle se révolta contre cette indignation :

— Quoi ! tu veux que je prenne des gants pour te parler maintenant ! Tu te conduis avec moi comme un gueux depuis que je te connais, et tu prétends que je ne te le dise pas ? Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde, tu prends du plaisir et de l'argent partout, et tu veux que je te traite comme un honnête homme ? Il se leva, et la lèvre tremblante :

— Tais-toi, ou je te fais sortir d'ici. Elle balbutia :

— Sortir d'ici… Sortir d'ici… Tu me ferais sortir d'ici… toi… toi ?… Elle ne pouvait plus parler, tant elle suffoquait de colère, et brusquement, comme si la porte de sa fureur se fût brisée, elle éclata :

— Sortir d'ici ? Tu oublies donc que c'est moi qui l'ai payé, depuis le premier jour, ce logement-là ! Ah ! oui, tu l'as bien pris à ton compte de temps en temps. Mais qui est-ce qui l'a loué ?… C'est moi… Qui est-ce qui l'a gardé ?… C'est moi… Et tu veux me faire sortir d'ici… Tais-toi donc, vaurien ! |||||||||||||||||||||||||||Schurke Crois-tu que je ne sais pas comment tu as volé à Madeleine la moitié de l'héritage de Vaudrec ? Crois-tu que je ne sais pas comment tu as couché avec Suzanne pour la forcer à t'épouser… Il la saisit par les épaules et la secouant entre ses mains : |||||||||||||um|||||||||||||schüttelnd||| Glaubst du, ich weiß nicht, wie du mit Suzanne geschlafen hast, um sie zu zwingen, dich zu heiraten ... Er packte sie an den Schultern und schüttelte sie zwischen seinen Händen:

— Ne parle pas de celle-là ! Je te le défends !

Elle cria :

— Tu as couché avec, je le sais.

Il eût accepté n'importe quoi, mais ce mensonge l'exaspérait. |||||||Lüge| Les vérités qu'elle lui avait criées par le visage lui faisaient passer tout à l'heure des frissons de rage dans le coeur, mais cette fausseté sur cette petite fille qui allait devenir sa femme éveillait dans le creux de sa main un besoin furieux de frapper. |||||||||||||||||||||||||||||||||||||Hohlraum|||||||| Il répéta :

— Tais-toi… prends garde… tais-toi…

Et il l'agitait comme on agite une branche pour en faire tomber les fruits. Elle hurla, décoiffée, la bouche grande ouverte, les yeux fous :

— Tu as couché avec…

Il la lâcha et lui lança par la figure un tel soufflet qu'elle alla tomber contre le mur. Mais elle se retourna vers lui, et, soulevée sur ses poignets, vociféra encore une fois : |||||||||||schrie|||

— Tu as couché avec !

Il se rua sur elle, et, la tenant sous lui, la frappa comme s'il tapait sur un homme. ||stürzte||||||||||||schlug||| Elle se tut soudain, et se mit à gémir sous les coups. Elle ne remuait plus. Elle avait caché sa figure dans l'angle du parquet et de la muraille, et elle poussait des cris plaintifs. Il cessa de la battre et se redressa. Puis il fit quelques pas par la pièce pour reprendre son sang-froid ; et, une idée lui étant venue, il passa dans la chambre, emplit la cuvette d'eau froide, et se trempa la tête dedans. ||||||||||||||||||||||||||Schüssel|||||tauchte||| Ensuite il se lava les mains, et il revint voir ce qu'elle faisait en s'essuyant les doigts avec soin. Elle n'avait point bougé. Elle restait étendue par terre, pleurant doucement.

Il demanda :

— Auras-tu bientôt fini de larmoyer ? |||||heulen

Elle ne répondit pas. Alors il demeura debout au milieu de l'appartement, un peu gêné, un peu honteux en face de ce corps allongé devant lui. |||||||||||||schamhaft|||||||| Puis, tout à coup, il prit une résolution, et saisit son chapeau sur la cheminée :

— Bonsoir. Tu remettras la clef au concierge quand tu seras prête. Je n'attendrai pas ton bon plaisir. |||||Wohlgefallen Il sortit, ferma la porte, pénétra chez le portier, et lui dit :

— Madame est restée. Elle s'en ira tout à l'heure. Vous direz au propriétaire que je donne congé pour le 1er octobre. Nous sommes au 16 août, je me trouve donc dans les limites.

Et il s'en alla à grands pas, car il avait des courses pressées à faire pour les derniers achats de la corbeille. |||||||||||||||||||||Warenkorb Le mariage était fixé au 20 octobre, après la rentrée des Chambres. Il aurait lieu à l'église de la Madeleine. On en avait beaucoup jasé sans savoir au juste la vérité. ||||geredet|||||| Différentes histoires circulaient. On chuchotait qu'un enlèvement avait eu lieu, mais on n'était sûr de rien. D'après les domestiques, Mme Walter, qui ne parlait plus à son futur gendre, s'était empoisonnée de colère le soir où cette union avait été décidée, après avoir fait conduire sa fille au couvent, à minuit. ||||||||||||Schwiegersohn|||||||||||||||||||||| On l'avait ramenée presque morte. Assurément, elle ne se remettrait jamais. Sicherlich||||| Elle avait l'air maintenant d'une vieille femme ; ses cheveux devenaient tout gris ; et elle tombait dans la dévotion, communiant tous les dimanches. Dans les premiers jours de septembre, la Vie Française annonça que le baron Du Roy de Cantel devenait son rédacteur en chef, M. Walter conservant le titre de directeur.

Alors on s'adjoignit un bataillon de chroniqueurs connus, d'échotiers, de rédacteurs politiques, de critiques d'art et de théâtre, enlevés à force d'argent aux grands journaux, aux vieux journaux puissants et posés. ||||||||Klatschern|||||||||||||||||||||| Les anciens journalistes, les journalistes graves et respectables ne haussaient plus les épaules en parlant de la Vie Française. Le succès rapide et complet avait effacé la mésestime des écrivains sérieux pour les débuts de cette feuille. ||||||||Missachtung|||||||||

Le mariage de son rédacteur en chef fut ce qu'on appelle un fait parisien, Georges Du Roy et les Walter ayant soulevé beaucoup de curiosité depuis quelque temps. Tous les gens qu'on cite dans les échos se promirent d'y aller. Cet événement eut lieu par un jour clair d'automne. Dès huit heures du matin, tout le personnel de la Madeleine, étendant sur les marches du haut perron de cette église qui domine la rue Royale, un large tapis rouge, faisait arrêter les passants, annonçait au peuple de Paris qu'une grande cérémonie allait avoir lieu. Les employés se rendant à leur bureau, les petites ouvrières, les garçons de magasin s'arrêtaient, regardaient et songeaient vaguement aux gens riches qui dépensaient tant d'argent pour s'accoupler. |||||||||||||||||||||||||||sich paaren Vers dix heures, les curieux commencèrent à stationner. |||||||parken Ils demeuraient là quelques minutes, espérant que peut-être ça commencerait tout de suite, puis ils s'en allaient. À onze heures, des détachements de sergents de ville arrivèrent et se mirent presque aussitôt à faire circuler la foule, car des attroupements se formaient à chaque instant. ||||||||||||||||||||||Ansammlungen|||||

Les premiers invités apparurent bientôt, ceux qui voulaient être bien placés pour tout voir. Ils prirent les chaises en bordure, le long de la nef centrale. |||||am Rand||||||

Peu à peu, il en venait d'autres, des femmes qui faisaient un bruit d'étoffes, un bruit de soie, des hommes sévères, presque tous chauves, marchant avec une correction mondaine, plus graves encore en ce lieu. ||wenig|||||||||||von Stoffen||||||||||||||korrektes Verhalten|gesellschaftlich|||||| L'église s'emplissait lentement. Un flot de soleil entrait par l'immense porte ouverte éclairant les premiers rangs d'amis. |Strom||||||||erleuchtend|||| Dans le choeur qui semblait un peu sombre, l'autel couvert de cierges faisait une clarté jaune, humble et pâle en face du trou de lumière de la grande porte. |||||||||||Kerzen||||||||||||||||| On se reconnaissait, on s'appelait d'un signe, on se réunissait par groupes. Les hommes de lettres, moins respectueux que les hommes du monde, causaient à mi-voix. On regardait les femmes.

Norbert de Varenne, qui cherchait un ami, aperçut Jacques Rival vers le milieu des lignes de chaises, et il le rejoignit.

— Eh bien ! dit-il, l'avenir est aux malins ! |||||Schlauen L'autre, qui n'était point envieux, répondit : — Tant mieux pour lui. Sa vie est faite.

Et ils se mirent à nommer les figures aperçues.

Rival demanda :

— Savez-vous ce qu'est devenue sa femme ? Le poète sourit :

— Oui et non. Elle vit très retirée, m'a-t-on dit, dans le quartier Montmartre. Mais… il y a un mais… je lis depuis quelque temps dans la Plume des articles politiques qui ressemblent terriblement à ceux de Forestier et de Du Roy. |||||aber|||||||||||||||||||||| Ils sont d'un nommé Jean Le Dol, un jeune homme, beau garçon, intelligent, de la même race que notre ami Georges, et qui a fait la connaissance de son ancienne femme. D'où j'ai conclu qu'elle aimait les débutants et les aimerait éternellement. Elle est riche d'ailleurs. Vaudrec et Laroche-Mathieu n'ont pas été pour rien les assidus de la maison. ||||||||||Fleißigen||| Vaudrec und Laroche-Mathieu waren nicht umsonst die fleißigen Helfer im Haus. Rival déclara :

— Elle n'est pas mal, cette petite Madeleine. Très fine et très rouée ! Elle doit être charmante au découvert. |||||Entblößt Sie muss charmant im Freien sein. Mais, dites-moi, comment se fait-il que Du Roy se marie à l'église après un divorce prononcé ? Aber sagen Sie mir, wie kommt es, dass Du Roy nach einer ausgesprochenen Scheidung in der Kirche heiratet? Norbert de Varenne répondit : Norbert de Varenne antwortete:

— Il se marie à l'église parce que, pour l'Église, il n'était pas marié, la première fois. — Comment ça ?

— Notre Bel-Ami, par indifférence ou par économie, avait jugé la mairie suffisante en épousant Madeleine Forestier. Il s'était donc passé de bénédiction ecclésiastique, ce qui constituait, pour notre Sainte Mère l'Église, un simple état de concubinage. |||||||||||||||||||Konkubinat Par conséquent, il arrive devant elle aujourd'hui en garçon, et elle lui prête toutes ses pompes, qui coûteront cher au père Walter. La rumeur de la foule accrue grandissait sous la voûte. On entendait des voix qui parlaient presque haut. On se montrait des hommes célèbres, qui posaient, contents d'être vus, et gardant avec soin leur maintien adopté devant le public, habitués à se montrer ainsi dans toutes les fêtes dont ils étaient, leur semblait-il, les indispensables ornements, les bibelots d'art. ||||||||||||||||Haltung||||||||||||||||||||||||| Rival reprit :

— Dites donc, mon cher, vous qui allez souvent chez le Patron, est-ce vrai que Mme Walter et Du Roy ne se parlent jamais plus ?

— Jamais. Elle ne voulait pas lui donner la petite. Mais il tenait le père par des cadavres découverts, paraît-il, des cadavres enterrés au Maroc. Il a donc menacé le vieux de révélations épouvantables. Walter s'est rappelé l'exemple de Laroche-Mathieu et il a cédé tout de suite. Mais la mère, entêtée comme toutes les femmes, a juré qu'elle n'adresserait plus la parole à son gendre. Ils sont rudement drôles, en face l'un de l'autre. Elle a l'air d'une statue, de la statue de la Vengeance, et il est fort gêné, lui, bien qu'il fasse bonne contenance, car il sait se gouverner, celui-là ! Des confrères venaient leur serrer la main. On entendait des bouts de conversations politiques. Et vague comme le bruit d'une mer lointaine, le grouillement du peuple amassé devant l'église entrait par la porte avec le soleil, montait sous la voûte, au-dessus de l'agitation plus discrète du public d'élite massé dans le temple. |||||||||Wuseln||||||||||||||||||||||||||||| Tout à coup le suisse frappa trois fois le pavé du bois de sa hallebarde. Toute l'assistance se retourna avec un long frou-frou de jupes et un remuement de chaises. ||||||||||Röcken||||| Et la jeune femme apparut, au bras de son père, dans la vive lumière du portail.

Elle avait toujours l'air d'un joujou, d'un délicieux joujou blanc coiffé de fleurs d'oranger. |||||Spielzeug||||||||Orangenblüten Elle demeura quelques instants sur le seuil, puis quand elle fit son premier pas dans la nef, les orgues poussèrent un cri puissant, annoncèrent l'entrée de la mariée avec leur grande voix de métal. ||||||||||||||||||Orgel|||||||||Braut|||||| Elle s'en venait, la tête baissée, mais point timide, vaguement émue, gentille, charmante, une miniature d'épousée. |||||||||||||||einer Braut Les femmes souriaient et murmuraient en la regardant passer. Les hommes chuchotaient : « Exquise, adorable. » M. Walter marchait avec une dignité exagérée, un peu pâle, les lunettes d'aplomb sur le nez. ||||||||||||auf der Nase||| Derrière eux, quatre demoiselles d'honneur, toutes les quatre vêtues de rose et jolies toutes les quatre, formaient une cour à ce bijou de reine. Les garçons d'honneur, bien choisis conformes au type, allaient d'un pas qui semblait réglé par un maître de ballet. Mme Walter les suivait, donnant le bras au père de son autre gendre, au marquis de Latour-Yvelin, âgé de soixante-douze ans. Elle ne marchait pas, elle se traînait, prête à s'évanouir à chacun de ses mouvements en avant. |||||||||ohnmächtig werden||||||| On sentait que ses pieds se collaient aux dalles, que ses jambes refusaient d'avancer, que son coeur battait dans sa poitrine comme une bête qui bondit pour s'échapper. ||||||||Platten|||||||||||||||||springt|| Elle était devenue maigre. Ses cheveux blancs faisaient paraître plus blême encore et plus creux son visage.

Elle regardait devant elle pour ne voir personne, pour ne songer, peut-être, qu'à ce qui la torturait. Puis Georges Du Roy parut avec une vieille dame inconnue.

Il levait la tête sans détourner non plus ses yeux fixes, durs, sous ses sourcils un peu crispés. ||||||||||||||Augenbrauen|||verkrampft Sa moustache semblait irritée sur sa lèvre. |||gereizt||| On le trouvait fort beau garçon. Il avait l'allure fière, la taille fine, la jambe droite. Il portait bien son habit que tachait, comme une goutte de sang, le petit ruban rouge de la Légion d'honneur. ||||||verunreinigte||||||||||||| Puis venaient les parents, Rose avec le sénateur Rissolin. Elle était mariée depuis six semaines. Le comte de Latour-Yvelin accompagnait la vicomtesse de Percemur.

Enfin ce fut une procession bizarre des alliés ou amis de Du Roy qu'il avait présentés dans sa nouvelle famille, gens connus dans l'entremonde parisien qui sont tout de suite les intimes, et, à l'occasion, les cousins éloignés des riches parvenus, gentilshommes déclassés, ruinés, tachés, mariés parfois, ce qui est pis. |||||||||||||||||||||||der Zwischenwelt|||||||||||||||||||||||||||schlimmer C'étaient M. de Belvigne, le marquis de Banjolin, le comte et la comtesse de Ravenel, le duc de Ramorano, le prince de Kravalow, le chevalier Valréali, puis des invités de Walter, le prince de Guerche, le duc et la duchesse de Ferracine, la belle marquise des Dunes. Quelques parents de Mme Walter gardaient un air comme il faut de province, au milieu de ce défilé. einige|||||||||||||||||

Et toujours les orgues chantaient, poussaient par l'énorme monument les accents ronflants et rythmés de leurs gorges luisantes, qui crient au ciel la joie ou la douleur des hommes. |||||||||||tiefen||||||glänzenden||||||||||| On referma les grands battants de l'entrée, et, tout à coup, il fit sombre comme si on venait de mettre à la porte le soleil. Maintenant Georges était agenouillé à côté de sa femme dans le choeur, en face de l'autel illuminé. Le nouvel évêque de Tanger, crosse en main, mitre en tête, apparut, sortant de la sacristie, pour les unir au nom de l'Éternel. ||Bischof|||Stab||||||||||||||||| Il posa les questions d'usage, échangea les anneaux, prononça les paroles qui lient comme des chaînes, et il adressa aux nouveaux époux une allocution chrétienne. ||||||||||||||||||||neuen|||| Il parla de la fidélité, longuement, en termes pompeux. C'était un gros homme de grande taille, un de ces beaux prélats chez qui le ventre est une majesté. ||||||||||||||||||Majestät Un bruit de sanglots fit retourner quelques têtes. Mme Walter pleurait, la figure dans ses mains.

Elle avait dû céder. Qu'aurait-elle fait ? Mais depuis le jour où elle avait chassé de sa chambre sa fille revenue, en refusant de l'embrasser, depuis le jour où elle avait dit à voix très basse à Du Roy, qui la saluait avec cérémonie en reparaissant devant elle : « Vous êtes l'être le plus vil que je connaisse, ne me parlez jamais plus, car je ne vous répondrai point ! ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||verachtenswert|||||||||||||| » elle souffrait une intolérable et inapaisable torture. Elle haïssait Suzanne d'une haine aiguë, faite de passion exaspérée et de jalousie déchirante, étrange jalousie de mère et de maîtresse, inavouable, féroce, brûlante comme une plaie vive. |hasste|||||||||||||||||||||||||| Et voilà qu'un évêque les mariait, sa fille et son amant, dans une église, en face de deux mille personnes, et devant elle ! Et elle ne pouvait rien dire ? Elle ne pouvait pas empêcher cela ? Elle ne pouvait pas crier : « Mais il est à moi, cet homme, c'est mon amant. Cette union que vous bénissez est infâme. Plusieurs femmes, attendries, murmurèrent :

— Comme la pauvre mère est émue.

L'évêque déclamait : — Vous êtes parmi les heureux de la terre, parmi les plus riches et les plus respectés. Vous, Monsieur, que votre talent élève au-dessus des autres, vous qui écrivez, qui enseignez, qui conseillez, qui dirigez le peuple, vous avez une belle mission à remplir, un bel exemple à donner… |||||||||||||||||||||||||||erfüllen|||||

Du Roy l'écoutait, ivre d'orgueil. ||||vom Stolz Un prélat de l'Église romaine lui parlait ainsi, à lui. Et il sentait, derrière son dos, une foule, une foule illustre venue pour lui. Il lui semblait qu'une force le poussait, le soulevait. Il devenait un des maîtres de la terre, lui, lui, le fils des deux pauvres paysans de Canteleu.

Il les vit tout à coup dans leur humble cabaret, au sommet de la côte, au-dessus de la grande vallée de Rouen, son père et sa mère, donnant à boire aux campagnards du pays. Il leur avait envoyé cinq mille francs en héritant du comte de Vaudrec. Il allait maintenant leur en envoyer cinquante mille ; et ils achèteraient un petit bien. ||||||||||würden kaufen||| Ils seraient contents, heureux.

L'évêque avait terminé sa harangue. ||||Rede Un prêtre vêtu d'une étole dorée montait à l'autel. ||||Stola|||| Et les orgues recommencèrent à célébrer la gloire des nouveaux époux.

Tantôt elles jetaient des clameurs prolongées, énormes, enflées comme des vagues, si sonores et si puissantes, qu'il semblait qu'elles dussent soulever et faire sauter le toit pour se répandre dans le ciel bleu. bald||||Rufe|||aufgebläht||||||||||||||||||||||||| Leur bruit vibrant emplissait toute l'église, faisait frissonner la chair et les âmes. |||||||zittern||||| Puis tout à coup elles se calmaient ; et des notes fines, alertes, couraient dans l'air, effleuraient l'oreille comme des souffles légers ; c'étaient de petits chants gracieux, menus, sautillants, qui voletaient ainsi que des oiseaux ; et soudain, cette coquette musique s'élargissait de nouveau, redevenant effrayante de force et d'ampleur, comme si un grain de sable se métamorphosait en un monde. |||||||||||||||||||||||||||hüpfend||||||||||||||||||||||||||||||| Puis des voix humaines s'élevèrent, passèrent au-dessus des têtes inclinées. Vauri et Landeck, de l'Opéra, chantaient. L'encens répandait une fine odeur de benjoin, et sur l'autel le sacrifice divin s'accomplissait ; l'Homme-Dieu, à l'appel de son prêtre, descendait sur la terre pour consacrer le triomphe du baron Georges Du Roy. der Weihrauch||||||Benzoe||||||||||||||||||||weihen||||||| Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le front. Il se sentait en ce moment presque croyant, presque religieux, plein de reconnaissance pour la divinité qui l'avait ainsi favorisé, qui le traitait avec ces égards. Et sans savoir au juste à qui il s'adressait, il la remerciait de son succès. Lorsque l'office fut terminé, il se redressa, et, donnant le bras à sa femme, il passa dans la sacristie. Alors commença l'interminable défilé des assistants. Georges, affolé de joie, se croyait un roi qu'un peuple venait acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait, répondait aux compliments : « Vous êtes bien aimable. Soudain il aperçut Mme de Marelle ; et le souvenir de tous les baisers qu'il lui avait donnés, qu'elle lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres, lui fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||wieder zu nehmen Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs. Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. Elle s'approcha un peu timide, un peu inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda. Alors il sentit l'appel discret de ses doigts de femme, la douce pression qui pardonne et reprend. Et lui-même il la serrait, cette petite main, comme pour dire : « Je t'aime toujours, je suis à toi ! Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d'amour. Elle murmura de sa voix gracieuse : |||||eleganter

— À bientôt, monsieur.

Il répondit gaiement :

— À bientôt, madame.

Et elle s'éloigna. D'autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme un fleuve. Enfin elle s'éclaircit. Les derniers assistants partirent. ||Assistenten| Die letzten Assistenten gingen.

Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l'église. Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de les voir passer ensemble. Il allait lentement, d'un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte. ||||||||||||||||sonnig||| Il sentait sur sa peau courir de longs frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. ||||||||Schauer|||||||| Il ne voyait personne. Il ne pensait qu'à lui. Lorsqu'il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy. |||||||||||||rauschend||||||||| Le peuple de Paris le contemplait et l'enviait. Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu'il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon. ||||||||||Portikus|||||||| Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. |||Langsamkeit||||||||Reihen|| Mais il ne les voyait point ; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l'éclatant soleil flottait l'image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit. ||||||||||||||||||||||||||die Haare zurechtr|||||||||||||||||| FIN