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MÉRIMÉE, Prosper : Colomba, MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XV

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XV

Le matin, vers six heures, un domestique du préfet frappait à la maison d'Orso. Reçu par Colomba, il lui dit que le préfet allait partir, et qu'il attendait son frère. Colomba répondit sans hésiter que son frère venait de tomber dans l'escalier et de se fouler le pied; qu'étant hors d'état de faire un pas, il suppliait monsieur le préfet de l'excuser, et serait très reconnaissant, s'il daignait prendre la peine de passer chez lui. Peu après ce message, Orso descendit et demanda à sa sœur si le préfet ne l'avait pas envoyé chercher. - Il vous prie de l'attendre ici, dit-elle avec la plus grande assurance. Une demi-heure s'écoula sans qu'on aperçût le moindre mouvement du côté de la maison des Barricini; cependant Orso demandait à Colomba si elle avait fait quelque découverte; elle répondit qu'elle s'expliquerait devant le préfet. Elle affectait un grand calme, mais son teint et ses yeux annonçaient une agitation fébrile.

Enfin, on vit s'ouvrir la porte de la maison Barricini; le préfet, en habit de voyage, sortit le premier, suivi du maire et de ses deux fils. Quelle fut la stupéfaction des habitants de Pietranera, aux aguets depuis le lever du soleil pour assister au départ du premier magistrat du département, lorsqu'ils le virent, accompagné des trois Barricini, traverser la place en droite ligne et entrer dans la maison della Rebbia. « Ils font la paix! » s'écrièrent les politiques du village. - Je vous le disais bien, ajouta un vieillard, Orso Antonio a trop vécu sur le continent pour faire les choses comme un homme de cœur. - Pourtant, répondit un rebbianiste, remarquez que ce sont les Barricini qui viennent le trouver. Ils demandent grâce.

- C'est le préfet qui les a tous embobelinés, le vieillard; on n'a plus de courage aujourd'hui, et les jeunes gens se soucient du sang de leur père comme s'ils étaient tous des bâtards. Le préfet ne fut pas médiocrement surpris de trouver Orso debout et marchant sans peine. En deux mots, Colomba s'accusa de son mensonge et lui en demanda pardon: - Si vous aviez demeuré ailleurs, monsieur le préfet, dit-elle, mon frère serait allé dès hier vous présenter ses respects.

Orso se confondait en excuses, protestant qu'il n'était pour rien dans cette ruse ridicule, dont il était profondément mortifié. Le préfet et le vieux Barricini parurent croire à la sincérité de ses regrets, justifiés d'ailleurs par sa confusion et les reproches qu'il adressait à sa sœur; mais les fils du maire ne parurent pas satisfaits: - On se moque de nous, dit Orlanduccio, assez haut pour être entendu.

- Si ma sœur me jouait de ces tours, dit Vincentello, je lui ôterais bien vite l'envie de recommencer. Ces paroles, et le ton dont elles furent prononcées, déplurent à Orso et lui firent perdre un peu de sa bonne volonté. Il échangea avec les jeunes Barricini des regards où ne se peignait nulle bienveillance.

Cependant tout le monde étant assis, à l'exception de Colomba, qui se tenait debout près de la porte de la cuisine, le préfet prit la parole, et, après quelques lieux communs sur les préjugés du pays, rappela que la plupart des inimitiés les plus invétérées n'avaient pour cause que des malentendus. Puis, s'adressant au maire, il lui dit que M. della Rebbia n'avait jamais cru que la famille Barricini eût pris une part directe ou indirecte dans l'événement déplorable qui l'avait privé de son père; qu'à la vérité il avait conservé quelques doutes relatifs à une particularité du procès qui avait existé entre les deux familles; que ce doute s'excusait par la longue absence de M. Orso et la nature des renseignements qu'il avait reçus; qu'éclairé maintenant par des révélations récentes, il se tenait pour complètement satisfait, et désirait établir avec M. Barricini et ses fils des relations d'amitié et de bon voisinage. Orso s'inclina d'un air contraint; M. Barricini balbutia quelques mots que personne n'entendit; ses fils regardèrent les poutres du plafond. Le préfet, continuant sa harangue, allait adresser à Orso la contrepartie de ce qu'il venait de débiter à M. Barricini, lorsque Colomba, tirant de dessous son fichu quelques papiers, s'avança gravement entre les parties contractantes: - Ce serait avec un bien vif plaisir, dit-elle, que je verrais finir la guerre entre nos deux familles; mais pour que la réconciliation soit sincère, il faut s'expliquer et ne rien laisser dans le doute. - Monsieur le préfet, la déclaration de Tomaso Bianchi m'était à bon droit suspecte, venant d'un homme aussi mal famé. - J'ai dit que vos fils peut-être avaient vu cet homme dans la prison de Bastia... - Cela est faux, interrompit Orlanduccio, je ne l'ai point vu. Colomba lui jeta un regard de mépris, et poursuivit avec beaucoup de calme en apparence:

- Vous avez expliqué l'intérêt que pouvait avoir Tomaso à menacer monsieur Barricini au nom d'un bandit redoutable, par le désir qu'il avait de conserver à son frère Théodore le moulin que mon père lui louait à bas prix?... - Cela est évident, dit le préfet.

- De la part d'un misérable comme paraît être ce Bianchi, tout s'explique, dit Orso, trompé par l'air de modération de sa sœur. - La lettre contrefaite, continua Colomba, dont les yeux commençaient à briller d'un éclat plus vif, est datée du 11 juillet. Tomaso était alors chez son frère, au moulin.

- Oui, dit le maire un peu inquiet.

- Quel intérêt avait donc Tomaso Bianchi? s'écria Colomba d'un air de triomphe. Le bail de son frère était expiré; mon père lui avait donné congé le 1er juillet. Voici le registre de mon père, la minute du congé, la lettre d'un homme d'affaires d'Ajaccio qui nous proposait un nouveau meunier. En parlant ainsi, elle remit au préfet les papiers qu'elle tenait à la main. Il y eut un moment d'étonnement général. Le maire pâlit visiblement; Orso, fronçant le sourcil, s'avança pour prendre connaissance des papiers que le préfet lisait avec beaucoup d'attention. - On se moque de nous! s'écria de nouveau Orlanduccio en se levant avec colère. Allons-nous-en, mon père, nous n'aurions jamais dû venir ici! Un instant suffit à M. Barricini pour reprendre son sang-froid. Il demanda à examiner les papiers; le préfet les lui remit sans dire, un mot. Alors, relevant ses lunettes vertes sur son front, il les parcourut d'un air assez indifférent, pendant que Colomba l'observait avec les veux d'une tigresse qui voit un daim s'approcher de la tanière de ses petits. - Mais, dit M. Barricini rabaissant ses lunettes et rendant les papiers au préfet, - connaissant la bonté de feu monsieur le colonel... Tomaso a pensé... il a dû penser... que monsieur le colonel reviendrait sur sa résolution de lui donner congé... De fait, il est resté en possession du moulin, donc...

- C'est moi, dit Colomba d'un ton de mépris, qui le lui ai conservé. Mon père était mort, et dans ma position je devais ménager les clients de ma famille.

- Pourtant, dit le préfet, ce Tomaso reconnaît qu'il a écrit la lettre..., cela est clair. - Ce qui est clair pour moi, interrompit Orso, c'est qu'il y a de grandes infamies cachées dans toute cette affaire. - J'ai encore à contredire une assertion de ces messieurs, dit Colomba. Elle ouvrit la porte de la cuisine, et aussitôt entrèrent dans la salle, Brandolaccio, le licencié en théologie et le chien Brusco. Les deux bandits étaient sans armes, au moins apparentes; ils avaient la cartouchière à la ceinture, mais point le pistolet qui en est le complément obligé. En entrant dans la salle, ils ôtèrent respectueusement leurs bonnets.

On peut concevoir l'effet que produisit leur subite apparition. Le maire pensa tomber à la renverse; ses fils se jetèrent bravement devant lui, la main dans la poche de leur habit, cherchant leurs stylets. Le préfet fit un mouvement vers la porte, tandis qu'Orso, saisissant Brandolaccio au collet, lui cria: - Que viens-tu faire ici, misérable?

- C'est un guet-apens! s'écria le maire essayant d'ouvrir la porte; mais Saveria l'avait fermée en dehors à double tour, d'après l'ordre des bandits, comme on le sut ensuite. - Bonnes gens! dit Brandolaccio, n'ayez pas peur de moi; je ne suis pas si diable que je suis noir. Nous n'avons nulle mauvaise intention. Monsieur le préfet, je suis bien votre serviteur. - Mon lieutenant, de la douceur, vous m'étranglez. - Nous venons ici comme témoins. Allons, parle, toi, Curé, tu as la langue bien pendue.

- Monsieur le préfet, dit le licencié, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous. Je m'appelle Giocanto Castriconi, plus connu sous le nom du Curé... Ah! vous me remettez! Mademoiselle, que je n'avais pas l'avantage de connaître non plus, m'a fait prier de lui donner des renseignements sur un nommé Tomaso Bianchi, avec lequel j'étais détenu, il y a trois semaines, dans les prisons de Bastia. Voici ce que j'ai à vous dire... - Ne prenez pas cette peine, dit le préfet; je n'ai rien à entendre d'un homme comme vous... Monsieur della Rebbia, j'aime à croire que vous n'êtes pour rien dans cet odieux complot. Mais êtes-vous maître chez vous? Faites ouvrir cette porte. Votre sœur aura peut-être à rendre compte des étranges relations qu'elle entretient avec des bandits. - Monsieur le préfet, s'écria Colomba, daignez entendre ce que va dire cet homme. Vous êtes ici pour rendre justice à tous, et votre devoir est de rechercher la vérité. Parlez, Giocanto Castriconi.

- Ne l'écoutez pas! s'écrièrent en chœur les trois Barricini. - Si tout le monde parle à la fois, dit le bandit en souriant, ce n'est pas le moyen de s'entendre. Dans la prison donc, j'avais pour compagnon, non pour ami, ce Tomaso en question. Il recevait de fréquentes visites de monsieur Orlanduccio...

- C'est faux, s'écrièrent à la fois les deux frères. - Deux négations valent une affirmation, observa froidement Castriconi. Tomaso avait de l'argent; il mangeait et buvait du meilleur. J'ai toujours aimé la bonne chère (c'est là mon moindre défaut), et, malgré ma répugnance à frayer avec ce drôle, je me laissai aller à dîner plusieurs fois avec lui. Par reconnaissance, je lui proposai de s'évader avec moi... Une petite... pour qui j'avais eu des bontés, m'en avait fourni les moyens... Je ne veux compromettre personne. Tomaso refusa, me dit qu'il était sûr de son affaire, que l'avocat Barricini l'avait recommandé à tous les juges, qu'il sortirait de là blanc comme neige et avec de l'argent dans la poche. Quant à moi, je crus devoir prendre l'air. Dixi.

- Tout ce que dit cet homme est un tas de mensonges, répéta résolument Orlanduccio. Si nous étions en rase campagne, chacun avec notre fusil, il ne parlerait pas de la sorte.

- En voilà une de bêtise! s'écria Brandolaccio. Ne vous brouillez pas avec le Curé, Orlanduccio.

- Me laisserez-vous sortir enfin, monsieur della Rebbia? dit le préfet frappant du pied d'impatience. - Saveria! Saveria! criait Orso, ouvrez la porte, de par le diable!

- Un instant, dit Brandolaccio. Nous avons d'abord à filer, nous, de notre côté. Monsieur le préfet, il est d'usage, quand on se rencontre chez des amis communs, de se donner une demi-heure de trêve en se quittant. Le préfet lui lança un regard de mépris.

- Serviteur à toute la compagnie, dit Brandolaccio. Puis étendant le bras horizontalement: Allons, Brusco, dit-il à son chien, saute pour monsieur le préfet!

Le chien sauta, les bandits reprirent à la hâte leurs armes dans la cuisine, s'enfuirent par le jardin, et à un coup de sifflet aigu la porte de la salle s'ouvrit comme par enchantement. - Monsieur Barricini, dit Orso avec une fureur concentrée, je vous tiens pour un faussaire. Dès aujourd'hui j'enverrai ma plainte contre vous au procureur du roi, pour faux et pour complicité avec Bianchi. Peut-être aurai-je encore une plainte plus terrible à porter contre vous.

- Et moi, monsieur della Rebbia, dit le maire, je porterai ma plainte contre vous pour guet-apens et pour complicité avec des bandits. En attendant, monsieur le préfet vous recommandera à la gendarmerie.

- Le préfet fera son devoir, dit celui-ci d'un ton sévère. Il veillera à ce que l'ordre ne soit pas troublé à Pietranera, il prendra soin que justice soit faite. Je parle à vous tous, messieurs!

Le maire et Vincentello étaient déjà hors de la salle. et Orlanduccio les suivait à reculons lorsque Orso lui dit à voix basse:

- Votre père est un vieillard que j'écraserais d'un soufflet: c'est à vous que j'en destine, à vous et à votre frère. Pour réponse, Orlanduccio tira son stylet et se jeta sur Orso comme un furieux; mais, avant qu'il pût faire usage de son arme, Colomba lui saisit le bras qu'elle tordit avec force pendant qu'Orso, le frappant du poing au visage, le fit reculer quelques pas et heurter rudement contre le chambranle de la porte. Le stylet échappa de la main d'Orlanduccio, mais Vincentello avait le sien et rentrait dans la chambre, lorsque Colomba, sautant sur un fusil, lui prouva que la partie n'était pas égale. En même temps le préfet se jeta entre les combattants.

- À bientôt, Ors' Anton'! cria Orlanduccio; et, tirant violemment la porte de la salle, il la ferma à clef pour se donner le temps de faire retraite.

Orso et le préfet demeurèrent un quart d'heure sans parler, chacun à un bout de la salle. Colomba, l'orgueil du triomphe sur le front, les considérait tour à tour, appuyée sur le fusil qui avait décidé de la victoire. - Quel pays! quel pays! s'écria enfin le préfet en se levant impétueusement. Monsieur della Rebbia, vous avez eu tort. Je vous demande votre parole d'honneur de vous abstenir de toute violence et d'attendre que la justice décide dans cette maudite affaire. - Oui, monsieur le préfet, j'ai eu tort de frapper ce misérable; mais enfin je l'ai frappé, et je ne puis lui refuser la satisfaction qu'il m'a demandée. - Eh! non, il ne veut pas se battre avec vous!... Mais s'il vous assassine - ... Vous avez bien fait tout ce qu'il fallait pour cela. - Nous nous garderons, dit Colomba.

- Orlanduccio, dit Orso, me paraît un garçon de courage et j'augure mieux de lui, monsieur le préfet. Il a été prompt à tirer son stylet, mais à sa place j'en aurais peut-être agi de même; et je suis heureux que ma sœur n'ait pas un poignet de petite maîtresse. - Vous ne vous battrez pas! s'écria le préfet; je vous le défends! - Permettez-moi de vous dire, monsieur, qu'en matière d'honneur je ne reconnais d'autre autorité que celle de ma conscience. - Je vous dis que vous ne vous battrez pas!

- Vous pouvez me faire arrêter, monsieur... c'est-à-dire si je me laisse prendre. Mais, si cela arrivait, vous ne feriez que différer une affaire maintenant inévitable. Vous êtes homme d'honneur, monsieur le préfet, et vous savez bien qu'il n'en peut rien autrement. - Si vous faisiez arrêter mon frère, ajouta Colomba, la moitié du village prendrait son parti, et nous verrions une belle fusillade.

- Je vous préviens, monsieur, dit Orso, et je vous supplie de ne pas croire que je fais une bravade; je vous préviens que, si monsieur Barricini abuse de son autorité de maire pour me faire arrêter, je me défendrai.

- Dès aujourd'hui, dit le préfet, monsieur Barricini est suspendu de ses fonctions... Il se justifiera, je l'espère... Tenez, monsieur, vous m'intéressez. Ce que je vous demande est bien peu de chose: restez chez vous tranquille jusqu'à mon retour de Corte. Je ne serai que trois jours absent. Je reviendrai avec le procureur du roi, et nous débrouillerons alors complètement cette triste affaire. Me promettez-vous de vous abstenir jusque-là de toute hostilité?

- Je ne puis le promettre, monsieur, si, comme je le pense, Orlanduccio me demande une rencontre.

- Comment! monsieur della Rebbia, vous, militaire français, vous voulez vous battre avec un homme que vous soupçonnez d'un faux? - Je l'ai frappé, monsieur. - Mais, si vous aviez frappé un galérien et qu'il vous en demandât raison, vous vous battriez donc avec lui? Allons, monsieur Orso! Eh bien! je vous demande encore moins: ne cherchez pas Orlanduccio... Je vous permets de vous battre s'il vous demande un rendez-vous. - Il m'en demandera, je n'en doute point, mais je vous promets de ne pas lui donner d'autres soufflets pour l'engager à se battre. - Quel pays! répétait le préfet en se promenant à grands pas. Quand donc reviendrai-je en France?

- Monsieur le préfet, dit Colomba de sa voix la plus douce, il se fait tard, nous feriez-vous l'honneur de déjeuner ici? Le préfet ne put s'empêcher de rire. - Je suis demeuré déjà trop longtemps ici... cela ressemble à de la partialité... Et cette maudite pierre!... Il faut que je parte... Mademoiselle della Rebbia... que de malheurs vous avez préparés peut-être aujourd'hui! - Au moins, monsieur le préfet, vous rendrez à ma sœur la justice de croire que ses convictions sont profondes; et, j'en suis sûr maintenant, vous les croyez vous-même bien établies. - Adieu, monsieur, dit le préfet en lui faisant un signe de la main. Je vous préviens que je vais donner l'ordre au brigadier de gendarmerie de suivre toutes vos démarches. Lorsque le préfet fut sorti:

- Orso, dit Colomba, vous n'êtes point ici sur le continent. Orlanduccio n'entend rien à vos duels, et d'ailleurs ce n'est pas de la mort d'un brave que ce misérable doit mourir. - Colomba, ma bonne, tu es la femme forte. Je t'ai de grandes obligations pour m'avoir sauvé un bon coup de couteau. Donne-moi ta petite main que je la baise. Mais, vois-tu, laisse-moi faire. Il y a certaines choses que tu n'entends pas. Donne-moi à déjeuner; et, aussitôt que le préfet se sera mis en route, fais-moi venir la petite Chilina, qui paraît s'acquitter à merveille des commissions qu'on lui donne. J'aurai besoin d'elle pour porter une lettre. Pendant que Colomba surveillait les apprêts du déjeuner, Orso monta dans sa chambre et écrivit le billet suivant:

« Vous devez être pressé de me rencontrer; je ne le suis pas moins. Demain matin nous pourrons nous trouver à six heures dans la vallée d'Acquaviva. Je suis très adroit au pistolet, et je ne vous propose pas cette arme. On dit que vous tirez bien le fusil: prenons chacun un fusil à deux coups. Je viendrai accompagné d'un homme de ce village. Si votre frère veut vous accompagner, prenez un second témoin et prévenez-moi. Dans ce cas seulement j'aurai deux témoins. ORSO ANTONIO DELLA REBBIA. Le préfet, après être resté une heure chez l'adjoint du maire, après être entré pour quelques minutes chez les Barricini, partit pour Corte, escorté d'un seul gendarme. Un quart d'heure après, Chilina porta la lettre qu'on vient de lire et la remit à Orlanduccio en propres mains. La réponse se fit attendre et ne vint que dans la soirée. Elle était signée de M. Barricini père, et il annonçait à Orso qu'il déférait au procureur du roi la lettre de menace adressée à son fils. « Fort de ma conscience, ajoutait-il en terminant, j'attends que la justice ait prononcé sur vos calomnies. Cependant cinq ou six bergers mandés par Colomba arrivèrent pour garnisonner la tour des della Rebbia. Malgré les protestations d'Orso, on pratiqua des archere aux fenêtres donnant sur la place, et toute la soirée il reçut des offres de service de différentes personnes du bourg. Une lettre arriva même du théologien bandit, qui promettait, en son nom et en celui de Brandolaccio, d'intervenir si le maire se faisait assister de la gendarmerie. Il finissait par ce post-scriptum: « Oserai-je vous demander ce que pense monsieur le préfet de l'excellente éducation que mon ami donne au chien Brusco? Après Chilina, je ne connais pas d'élève plus docile et qui montre de plus heureuses dispositions.

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XV MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - chapter XV

Le matin, vers six heures, un domestique du préfet frappait à la maison d'Orso. Reçu par Colomba, il lui dit que le préfet allait partir, et qu'il attendait son frère. Colomba répondit sans hésiter que son frère venait de tomber dans l'escalier et de se fouler le pied; qu'étant hors d'état de faire un pas, il suppliait monsieur le préfet de l'excuser, et serait très reconnaissant, s'il daignait prendre la peine de passer chez lui. Peu après ce message, Orso descendit et demanda à sa sœur si le préfet ne l'avait pas envoyé chercher. - Il vous prie de l'attendre ici, dit-elle avec la plus grande assurance. Une demi-heure s'écoula sans qu'on aperçût le moindre mouvement du côté de la maison des Barricini; cependant Orso demandait à Colomba si elle avait fait quelque découverte; elle répondit qu'elle s'expliquerait devant le préfet. Elle affectait un grand calme, mais son teint et ses yeux annonçaient une agitation fébrile.

Enfin, on vit s'ouvrir la porte de la maison Barricini; le préfet, en habit de voyage, sortit le premier, suivi du maire et de ses deux fils. Quelle fut la stupéfaction des habitants de Pietranera, aux aguets depuis le lever du soleil pour assister au départ du premier magistrat du département, lorsqu'ils le virent, accompagné des trois Barricini, traverser la place en droite ligne et entrer dans la maison della Rebbia. « Ils font la paix! » s'écrièrent les politiques du village. - Je vous le disais bien, ajouta un vieillard, Orso Antonio a trop vécu sur le continent pour faire les choses comme un homme de cœur. - Pourtant, répondit un rebbianiste, remarquez que ce sont les Barricini qui viennent le trouver. Ils demandent grâce.

- C'est le préfet qui les a tous embobelinés, le vieillard; on n'a plus de courage aujourd'hui, et les jeunes gens se soucient du sang de leur père comme s'ils étaient tous des bâtards. Le préfet ne fut pas médiocrement surpris de trouver Orso debout et marchant sans peine. En deux mots, Colomba s'accusa de son mensonge et lui en demanda pardon: - Si vous aviez demeuré ailleurs, monsieur le préfet, dit-elle, mon frère serait allé dès hier vous présenter ses respects.

Orso se confondait en excuses, protestant qu'il n'était pour rien dans cette ruse ridicule, dont il était profondément mortifié. Le préfet et le vieux Barricini parurent croire à la sincérité de ses regrets, justifiés d'ailleurs par sa confusion et les reproches qu'il adressait à sa sœur; mais les fils du maire ne parurent pas satisfaits: - On se moque de nous, dit Orlanduccio, assez haut pour être entendu.

- Si ma sœur me jouait de ces tours, dit Vincentello, je lui ôterais bien vite l'envie de recommencer. Ces paroles, et le ton dont elles furent prononcées, déplurent à Orso et lui firent perdre un peu de sa bonne volonté. Il échangea avec les jeunes Barricini des regards où ne se peignait nulle bienveillance.

Cependant tout le monde étant assis, à l'exception de Colomba, qui se tenait debout près de la porte de la cuisine, le préfet prit la parole, et, après quelques lieux communs sur les préjugés du pays, rappela que la plupart des inimitiés les plus invétérées n'avaient pour cause que des malentendus. Puis, s'adressant au maire, il lui dit que M. della Rebbia n'avait jamais cru que la famille Barricini eût pris une part directe ou indirecte dans l'événement déplorable qui l'avait privé de son père; qu'à la vérité il avait conservé quelques doutes relatifs à une particularité du procès qui avait existé entre les deux familles; que ce doute s'excusait par la longue absence de M. Orso et la nature des renseignements qu'il avait reçus; qu'éclairé maintenant par des révélations récentes, il se tenait pour complètement satisfait, et désirait établir avec M. Barricini et ses fils des relations d'amitié et de bon voisinage. Orso s'inclina d'un air contraint; M. Barricini balbutia quelques mots que personne n'entendit; ses fils regardèrent les poutres du plafond. Le préfet, continuant sa harangue, allait adresser à Orso la contrepartie de ce qu'il venait de débiter à M. Barricini, lorsque Colomba, tirant de dessous son fichu quelques papiers, s'avança gravement entre les parties contractantes: - Ce serait avec un bien vif plaisir, dit-elle, que je verrais finir la guerre entre nos deux familles; mais pour que la réconciliation soit sincère, il faut s'expliquer et ne rien laisser dans le doute. - Monsieur le préfet, la déclaration de Tomaso Bianchi m'était à bon droit suspecte, venant d'un homme aussi mal famé. - J'ai dit que vos fils peut-être avaient vu cet homme dans la prison de Bastia... - Cela est faux, interrompit Orlanduccio, je ne l'ai point vu. Colomba lui jeta un regard de mépris, et poursuivit avec beaucoup de calme en apparence:

- Vous avez expliqué l'intérêt que pouvait avoir Tomaso à menacer monsieur Barricini au nom d'un bandit redoutable, par le désir qu'il avait de conserver à son frère Théodore le moulin que mon père lui louait à bas prix?... - Cela est évident, dit le préfet.

- De la part d'un misérable comme paraît être ce Bianchi, tout s'explique, dit Orso, trompé par l'air de modération de sa sœur. - La lettre contrefaite, continua Colomba, dont les yeux commençaient à briller d'un éclat plus vif, est datée du 11 juillet. Tomaso était alors chez son frère, au moulin.

- Oui, dit le maire un peu inquiet.

- Quel intérêt avait donc Tomaso Bianchi? s'écria Colomba d'un air de triomphe. Le bail de son frère était expiré; mon père lui avait donné congé le 1er juillet. Voici le registre de mon père, la minute du congé, la lettre d'un homme d'affaires d'Ajaccio qui nous proposait un nouveau meunier. En parlant ainsi, elle remit au préfet les papiers qu'elle tenait à la main. Il y eut un moment d'étonnement général. Le maire pâlit visiblement; Orso, fronçant le sourcil, s'avança pour prendre connaissance des papiers que le préfet lisait avec beaucoup d'attention. - On se moque de nous! s'écria de nouveau Orlanduccio en se levant avec colère. Allons-nous-en, mon père, nous n'aurions jamais dû venir ici! Un instant suffit à M. Barricini pour reprendre son sang-froid. Il demanda à examiner les papiers; le préfet les lui remit sans dire, un mot. Alors, relevant ses lunettes vertes sur son front, il les parcourut d'un air assez indifférent, pendant que Colomba l'observait avec les veux d'une tigresse qui voit un daim s'approcher de la tanière de ses petits. - Mais, dit M. Barricini rabaissant ses lunettes et rendant les papiers au préfet, - connaissant la bonté de feu monsieur le colonel... Tomaso a pensé... il a dû penser... que monsieur le colonel reviendrait sur sa résolution de lui donner congé... De fait, il est resté en possession du moulin, donc...

- C'est moi, dit Colomba d'un ton de mépris, qui le lui ai conservé. Mon père était mort, et dans ma position je devais ménager les clients de ma famille.

- Pourtant, dit le préfet, ce Tomaso reconnaît qu'il a écrit la lettre..., cela est clair. - Ce qui est clair pour moi, interrompit Orso, c'est qu'il y a de grandes infamies cachées dans toute cette affaire. - J'ai encore à contredire une assertion de ces messieurs, dit Colomba. Elle ouvrit la porte de la cuisine, et aussitôt entrèrent dans la salle, Brandolaccio, le licencié en théologie et le chien Brusco. Les deux bandits étaient sans armes, au moins apparentes; ils avaient la cartouchière à la ceinture, mais point le pistolet qui en est le complément obligé. En entrant dans la salle, ils ôtèrent respectueusement leurs bonnets.

On peut concevoir l'effet que produisit leur subite apparition. Le maire pensa tomber à la renverse; ses fils se jetèrent bravement devant lui, la main dans la poche de leur habit, cherchant leurs stylets. Le préfet fit un mouvement vers la porte, tandis qu'Orso, saisissant Brandolaccio au collet, lui cria: - Que viens-tu faire ici, misérable?

- C'est un guet-apens! s'écria le maire essayant d'ouvrir la porte; mais Saveria l'avait fermée en dehors à double tour, d'après l'ordre des bandits, comme on le sut ensuite. - Bonnes gens! dit Brandolaccio, n'ayez pas peur de moi; je ne suis pas si diable que je suis noir. Nous n'avons nulle mauvaise intention. Monsieur le préfet, je suis bien votre serviteur. - Mon lieutenant, de la douceur, vous m'étranglez. - Nous venons ici comme témoins. Allons, parle, toi, Curé, tu as la langue bien pendue.

- Monsieur le préfet, dit le licencié, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous. Je m'appelle Giocanto Castriconi, plus connu sous le nom du Curé... Ah! vous me remettez! Mademoiselle, que je n'avais pas l'avantage de connaître non plus, m'a fait prier de lui donner des renseignements sur un nommé Tomaso Bianchi, avec lequel j'étais détenu, il y a trois semaines, dans les prisons de Bastia. Voici ce que j'ai à vous dire... - Ne prenez pas cette peine, dit le préfet; je n'ai rien à entendre d'un homme comme vous... Monsieur della Rebbia, j'aime à croire que vous n'êtes pour rien dans cet odieux complot. Mais êtes-vous maître chez vous? Faites ouvrir cette porte. Votre sœur aura peut-être à rendre compte des étranges relations qu'elle entretient avec des bandits. - Monsieur le préfet, s'écria Colomba, daignez entendre ce que va dire cet homme. Vous êtes ici pour rendre justice à tous, et votre devoir est de rechercher la vérité. Parlez, Giocanto Castriconi.

- Ne l'écoutez pas! s'écrièrent en chœur les trois Barricini. - Si tout le monde parle à la fois, dit le bandit en souriant, ce n'est pas le moyen de s'entendre. Dans la prison donc, j'avais pour compagnon, non pour ami, ce Tomaso en question. Il recevait de fréquentes visites de monsieur Orlanduccio...

- C'est faux, s'écrièrent à la fois les deux frères. - Deux négations valent une affirmation, observa froidement Castriconi. Tomaso avait de l'argent; il mangeait et buvait du meilleur. J'ai toujours aimé la bonne chère (c'est là mon moindre défaut), et, malgré ma répugnance à frayer avec ce drôle, je me laissai aller à dîner plusieurs fois avec lui. Par reconnaissance, je lui proposai de s'évader avec moi... Une petite... pour qui j'avais eu des bontés, m'en avait fourni les moyens... Je ne veux compromettre personne. Tomaso refusa, me dit qu'il était sûr de son affaire, que l'avocat Barricini l'avait recommandé à tous les juges, qu'il sortirait de là blanc comme neige et avec de l'argent dans la poche. Quant à moi, je crus devoir prendre l'air. Dixi.

- Tout ce que dit cet homme est un tas de mensonges, répéta résolument Orlanduccio. Si nous étions en rase campagne, chacun avec notre fusil, il ne parlerait pas de la sorte.

- En voilà une de bêtise! s'écria Brandolaccio. Ne vous brouillez pas avec le Curé, Orlanduccio.

- Me laisserez-vous sortir enfin, monsieur della Rebbia? dit le préfet frappant du pied d'impatience. - Saveria! Saveria! criait Orso, ouvrez la porte, de par le diable!

- Un instant, dit Brandolaccio. Nous avons d'abord à filer, nous, de notre côté. Monsieur le préfet, il est d'usage, quand on se rencontre chez des amis communs, de se donner une demi-heure de trêve en se quittant. Le préfet lui lança un regard de mépris.

- Serviteur à toute la compagnie, dit Brandolaccio. Puis étendant le bras horizontalement: Allons, Brusco, dit-il à son chien, saute pour monsieur le préfet!

Le chien sauta, les bandits reprirent à la hâte leurs armes dans la cuisine, s'enfuirent par le jardin, et à un coup de sifflet aigu la porte de la salle s'ouvrit comme par enchantement. - Monsieur Barricini, dit Orso avec une fureur concentrée, je vous tiens pour un faussaire. Dès aujourd'hui j'enverrai ma plainte contre vous au procureur du roi, pour faux et pour complicité avec Bianchi. Peut-être aurai-je encore une plainte plus terrible à porter contre vous.

- Et moi, monsieur della Rebbia, dit le maire, je porterai ma plainte contre vous pour guet-apens et pour complicité avec des bandits. En attendant, monsieur le préfet vous recommandera à la gendarmerie.

- Le préfet fera son devoir, dit celui-ci d'un ton sévère. Il veillera à ce que l'ordre ne soit pas troublé à Pietranera, il prendra soin que justice soit faite. Je parle à vous tous, messieurs!

Le maire et Vincentello étaient déjà hors de la salle. et Orlanduccio les suivait à reculons lorsque Orso lui dit à voix basse:

- Votre père est un vieillard que j'écraserais d'un soufflet: c'est à vous que j'en destine, à vous et à votre frère. Pour réponse, Orlanduccio tira son stylet et se jeta sur Orso comme un furieux; mais, avant qu'il pût faire usage de son arme, Colomba lui saisit le bras qu'elle tordit avec force pendant qu'Orso, le frappant du poing au visage, le fit reculer quelques pas et heurter rudement contre le chambranle de la porte. Le stylet échappa de la main d'Orlanduccio, mais Vincentello avait le sien et rentrait dans la chambre, lorsque Colomba, sautant sur un fusil, lui prouva que la partie n'était pas égale. En même temps le préfet se jeta entre les combattants.

- À bientôt, Ors' Anton'! cria Orlanduccio; et, tirant violemment la porte de la salle, il la ferma à clef pour se donner le temps de faire retraite.

Orso et le préfet demeurèrent un quart d'heure sans parler, chacun à un bout de la salle. Colomba, l'orgueil du triomphe sur le front, les considérait tour à tour, appuyée sur le fusil qui avait décidé de la victoire. - Quel pays! quel pays! s'écria enfin le préfet en se levant impétueusement. Monsieur della Rebbia, vous avez eu tort. Je vous demande votre parole d'honneur de vous abstenir de toute violence et d'attendre que la justice décide dans cette maudite affaire. - Oui, monsieur le préfet, j'ai eu tort de frapper ce misérable; mais enfin je l'ai frappé, et je ne puis lui refuser la satisfaction qu'il m'a demandée. - Eh! non, il ne veut pas se battre avec vous!... Mais s'il vous assassine - ... Vous avez bien fait tout ce qu'il fallait pour cela. - Nous nous garderons, dit Colomba.

- Orlanduccio, dit Orso, me paraît un garçon de courage et j'augure mieux de lui, monsieur le préfet. Il a été prompt à tirer son stylet, mais à sa place j'en aurais peut-être agi de même; et je suis heureux que ma sœur n'ait pas un poignet de petite maîtresse. - Vous ne vous battrez pas! s'écria le préfet; je vous le défends! - Permettez-moi de vous dire, monsieur, qu'en matière d'honneur je ne reconnais d'autre autorité que celle de ma conscience. - Je vous dis que vous ne vous battrez pas!

- Vous pouvez me faire arrêter, monsieur... c'est-à-dire si je me laisse prendre. Mais, si cela arrivait, vous ne feriez que différer une affaire maintenant inévitable. Vous êtes homme d'honneur, monsieur le préfet, et vous savez bien qu'il n'en peut rien autrement. - Si vous faisiez arrêter mon frère, ajouta Colomba, la moitié du village prendrait son parti, et nous verrions une belle fusillade.

- Je vous préviens, monsieur, dit Orso, et je vous supplie de ne pas croire que je fais une bravade; je vous préviens que, si monsieur Barricini abuse de son autorité de maire pour me faire arrêter, je me défendrai.

- Dès aujourd'hui, dit le préfet, monsieur Barricini est suspendu de ses fonctions... Il se justifiera, je l'espère... Tenez, monsieur, vous m'intéressez. Ce que je vous demande est bien peu de chose: restez chez vous tranquille jusqu'à mon retour de Corte. Je ne serai que trois jours absent. Je reviendrai avec le procureur du roi, et nous débrouillerons alors complètement cette triste affaire. Me promettez-vous de vous abstenir jusque-là de toute hostilité?

- Je ne puis le promettre, monsieur, si, comme je le pense, Orlanduccio me demande une rencontre.

- Comment! monsieur della Rebbia, vous, militaire français, vous voulez vous battre avec un homme que vous soupçonnez d'un faux? - Je l'ai frappé, monsieur. - Mais, si vous aviez frappé un galérien et qu'il vous en demandât raison, vous vous battriez donc avec lui? Allons, monsieur Orso! Eh bien! je vous demande encore moins: ne cherchez pas Orlanduccio... Je vous permets de vous battre s'il vous demande un rendez-vous. - Il m'en demandera, je n'en doute point, mais je vous promets de ne pas lui donner d'autres soufflets pour l'engager à se battre. - Quel pays! répétait le préfet en se promenant à grands pas. Quand donc reviendrai-je en France?

- Monsieur le préfet, dit Colomba de sa voix la plus douce, il se fait tard, nous feriez-vous l'honneur de déjeuner ici? Le préfet ne put s'empêcher de rire. - Je suis demeuré déjà trop longtemps ici... cela ressemble à de la partialité... Et cette maudite pierre!... Il faut que je parte... Mademoiselle della Rebbia... que de malheurs vous avez préparés peut-être aujourd'hui! - Au moins, monsieur le préfet, vous rendrez à ma sœur la justice de croire que ses convictions sont profondes; et, j'en suis sûr maintenant, vous les croyez vous-même bien établies. - Adieu, monsieur, dit le préfet en lui faisant un signe de la main. Je vous préviens que je vais donner l'ordre au brigadier de gendarmerie de suivre toutes vos démarches. Lorsque le préfet fut sorti:

- Orso, dit Colomba, vous n'êtes point ici sur le continent. Orlanduccio n'entend rien à vos duels, et d'ailleurs ce n'est pas de la mort d'un brave que ce misérable doit mourir. - Colomba, ma bonne, tu es la femme forte. Je t'ai de grandes obligations pour m'avoir sauvé un bon coup de couteau. Donne-moi ta petite main que je la baise. Mais, vois-tu, laisse-moi faire. Il y a certaines choses que tu n'entends pas. Donne-moi à déjeuner; et, aussitôt que le préfet se sera mis en route, fais-moi venir la petite Chilina, qui paraît s'acquitter à merveille des commissions qu'on lui donne. J'aurai besoin d'elle pour porter une lettre. Pendant que Colomba surveillait les apprêts du déjeuner, Orso monta dans sa chambre et écrivit le billet suivant:

« Vous devez être pressé de me rencontrer; je ne le suis pas moins. Demain matin nous pourrons nous trouver à six heures dans la vallée d'Acquaviva. Je suis très adroit au pistolet, et je ne vous propose pas cette arme. On dit que vous tirez bien le fusil: prenons chacun un fusil à deux coups. Je viendrai accompagné d'un homme de ce village. Si votre frère veut vous accompagner, prenez un second témoin et prévenez-moi. Dans ce cas seulement j'aurai deux témoins. ORSO ANTONIO DELLA REBBIA. Le préfet, après être resté une heure chez l'adjoint du maire, après être entré pour quelques minutes chez les Barricini, partit pour Corte, escorté d'un seul gendarme. Un quart d'heure après, Chilina porta la lettre qu'on vient de lire et la remit à Orlanduccio en propres mains. La réponse se fit attendre et ne vint que dans la soirée. Elle était signée de M. Barricini père, et il annonçait à Orso qu'il déférait au procureur du roi la lettre de menace adressée à son fils. « Fort de ma conscience, ajoutait-il en terminant, j'attends que la justice ait prononcé sur vos calomnies. Cependant cinq ou six bergers mandés par Colomba arrivèrent pour garnisonner la tour des della Rebbia. Malgré les protestations d'Orso, on pratiqua des archere aux fenêtres donnant sur la place, et toute la soirée il reçut des offres de service de différentes personnes du bourg. Une lettre arriva même du théologien bandit, qui promettait, en son nom et en celui de Brandolaccio, d'intervenir si le maire se faisait assister de la gendarmerie. Il finissait par ce post-scriptum: « Oserai-je vous demander ce que pense monsieur le préfet de l'excellente éducation que mon ami donne au chien Brusco? Après Chilina, je ne connais pas d'élève plus docile et qui montre de plus heureuses dispositions.