Le Graal ne ressemble peut-être pas à ce que vous pensez... (2)
mais vous inquietez pas, je vais vous l'expliquer ! La transsubstantiation, en plus d'être
compliquée à prononcer, ça veut dire que désormais, durant la messe, le pain et le
vin manipulé par le prêtre se changent réellement en corps et sang du Christ. Cette croyance,
qui a pour objet de renforcer encore plus le pouvoir de l'Église, va transformer
la quête du Graal en une recherche mystique du salut.
Ce n'est plus seulement l'objet qui est sacré, mais ce qu'il contient, c'est-à-dire
le corps même de Dieu. Dans la Vulgate, Galaad voit ainsi dans le Graal un pain qui se change
en homme puis en représentation de Jésus. Celui-ci finit par s'extraire encore sanglant
du calice pour donner la communion à ceux qui assistent à la scène, comme on peut
le voir sur cette enluminure réalisée au milieu du XIVe siècle où l'on aperçoit
aussi la lance-qui-saigne.
Ca mériterait un feat entre Arthur et Snoop Dog cette histoire...Bref ! Désormais, le
graal, objet évoqué par Chrétien de Troyes, devient le saint Graal avec un « g »
majuscule. Et il transmet un message clair aux lecteurs médiévaux des textes arthuriens
: s'ils veulent accéder à une forme de salut, il faut communier régulièrement à
l'église sous la direction d'un prêtre.
Instrument de rédemption, le Graal n'est pourtant pas l'objet qui guérit les blessures
du roi Pêcheur, allégorie même de l'humanité pécheresse et plus largement d'une Terre
en proie au mal depuis la Chute d'Adam et Ève. , Cette fonction est, dans la Vulgate,
réservée à la lance-qui-saigne qu'à décrite brièvement Chrétien de Troyes de
son roman consacré à Perceval. Comme pour le Graal, cette lance a été fortement christianisée
et est identifiée, depuis les Continuations rédigées au début du XIIIe siècle, à
la lance de Longin qui aurait percé le flanc du Christ sur la croix. En fait, le lien entre
le Graal et la guérison des plaies du roi Pêcheur, n'est évoqué que sur une seule
enluminure du XIVe siècle, où l'on voit Galaad appliquer le calice sur la jambe du
souverain blessée alors que derrière, les autres chevaliers sont en prières. Ce que
semble faire ici Galaad, c'est reproduire le geste du Christ en train de laver les pieds
de ses disciples, geste qu'il effectue juste après la Cène.
Si la légende du calice sacré est en grande partie ignorée du XVIe au début du XVIIIe
siècle, elle va connaître une nouvelle vie à l'époque victorienne et encore plus
au XXe siècle. L'imprécision de Chrétien de Troyes sur la nature même du Graal permet
à cette époque à des auteurs de s'emparer de l'objet et d'en faire un symbole pour
tout et n'importe quoi. C'est open bar de toute façon il n'y avait rien de précis
avant donc...ça peut pas faire de mal ! Enfin je crois...
Dans les années 1930, Otto Rahn, proche du parti nazi, publie son livre Croisade contre
le Graal (1933). Pour lui, le calice aurait été caché par les hérétiques cathares
— aidés par les Templiers et l'empereur germanique Frédéric II de Hohenstaufen — descendants
des « purs » Aryens, pour le protéger de l'Église chrétienne de Rome manipulée
par les Juifs. Ce que fait mine de rien Otto Rahn ici, c'est qu'il inscrit du coup
le national-socialisme d'une pseudo-tradition millénaire qui remonterait à la chevalerie
médiévale, lui donnant au passage, une certaine légitimité.
Le thème d'un Graal caché par des organisations occultes a aussi inspiré, de loin, le fameux
Da Vinci Code (2003) de Dan Brown, dans lequel le Graal représente en fait une lignée de
descendants du Christ protégée secrètement par les Templiers. Cette idée a été inventée
par des occultistes du XXe siècle, dirigé par Pierre Plantard, militant d'extrême
droite, qui, pour avancer ses théories, a créé de faux documents. Cela n'a pas empêché
des auteurs anglais de reprendre ses propos pour écrire en 1982 L'énigme sacrée (1982)
qui a largement influencé Dan Brown, après avoir été parodié dans Le Pendule de Foucault
(1988) d'Umberto Eco.
Mais de toutes les interprétations, il y en a une qui rencontre le plus de succès
: c'est celle qui lie le Graal à la nature !
En effet, dans les récits médiévaux, le fief du roi pêcheur, le personnage de la
légende arthurienne qui garde le graal, est décrit comme une terre « gaste », c'est
dire « gâtée » ou « dévastée », parce que le souverain a été frappé aux
jambes par un « coup douloureux » qui lui a été administré par une épée merveilleuse.
Le monarque est alors au plus mal et, en conséquence, ses terres dépérissent, comme l'explique
ce passage tiré de la Vulgate :
« Tel fut le premier coup donné par cette épée. Cela eut lieu au royaume de Logres ;
il en résulta une si grande calamité et une si grande ruine pour les deux royaumes
que jamais, depuis lors, le blé ni rien d'autre n'y poussèrent, les arbres n'y portèrent
de fruits, les eaux ne donnèrent de poisson, si ce n'est en petite quantité. Et c'est
pourquoi le territoire des deux royaumes est appelé la Terre Gaste, parce que dévastée
par ce coup d'épée. » (trad. Gérard Gros).
Au Moyen âge, associer le graal et la nature, ça n'est pas vraiment le coeur du sujet
qui comme on l'a vu se concentre plus sur les mystères religieux de la coupe. Mais
il prend une grande importance au XXe siècle, notamment après la Première guerre mondiale.
En fait beaucoup de membres de l'élite britannique, qui avaient été éduqués avec
l'idée que la guerre se résumait à un combat chevaleresque glorieux, déchantent
avec l'horreur des tranchées, où les obus et les gaz fauchent les soldats sans discrimination.
Le conflit est un rude retour à la réalité qui influe sur leur manière de concevoir
la légende de la Table ronde. On a vu par exemple, dans la vidéo consacrée à l'histoire
du mythe arthurien, qu'un auteur comme T. H. White, lorsqu'il écrit sa propre version
du récit de la table ronde à la fin des années 1930, met en scène un souverain de
Camelot presque pacifiste qui se moque ouvertement des combattants féodaux. Le même genre de
phénomène se produit au même moment dans la fantasy avec Tolkien, lui aussi vétéran
des tranchées, qui centre son roman Le Hobbit, publié en 1937, sur un petit personnage sympathique
plutôt que sur une figure de combattant. Le mythe du Graal est également réécrit
à la lumière du traumatisme de la Première Guerre mondiale. Dans un long poème intitulé
La Terre gaste (The Wasteland en anglais) publié en 1922, T.S. Eliot invente une version
du roi Pêcheur errant dans une grande ville moderne. On peut lire à la fin du texte ce
passage assez triste :
Je pêchais sur la rive. Et derrière moi se déroulait la plaine aride.
Mettrai-je au moins de l'ordre dans mes terres ?
Derrière ces trois vers et cette figure d'un souverain désormais privée de couronne et
qui cherche son Graal sur un territoire dévastée, on pourrait par exemple être tenté de voir
une allégorie de l'homme moderne, perdu dans une société industrielle absurde.
Une idée qui se retrouve également dans Les Enchantements de Glastonbury (1932) de
John Cowper Powys, dont l'action se déroule dans la ville où a été découvert le faux
tombeau du roi Arthur à la fin du XIIe siècle. L'un des personnages principaux du récit,
Philip Crow, fait la promotion de l'industrialisation de la région. Mais le développement de cette
industrie entraîne une forte pollution que l'auteur du roman assimile à un « coup
douloureux » porté à la nature, en référence à la blessure du Roi pêcheur. Face à Crow
se dresse John Geard, un mystique venu fonder une nouvelle religion inspirée des rites
du Graal. Il s'allie pour cela à un groupe de communistes et d'anarchistes voulant
créer, dans la petite ville anglaise, une commune libre.
Tout à l'heure on avait Arthur et Snoop Dog, on y rajoute Karl Marx donc...ça commence
à faire une sacré collab ! On retrouve une histoire assez semblable dans
le roman d'un ami de J.R.R. Tolkien, C.S. Lewis, que vous connaissez sans doute pour
avoir écrit le cycle de Narnia. Dans son livre Cette hideuse puissance, publié en
1945, il raconte comment une conspiration occulte appelée le N.I.C.E tente d'asservir
l'humanité et la nature pour les besoins de l'industrie. Ils trouvent sur leur chemin
Merlin, réveillé d'un long sommeil, mais surtout Elwin Ransom qui cumule le rôle d'Arthur
et du roi Pêcheur. Le livre est écrit durant la Seconde Guerre mondiale et le N.I.C.E.
renvoie clairement au totalitarisme nazi et plus largement à toutes les formes d'oppression
scientiste. Pour Powys comme pour Lewis, la quête de
la coupe sacrée devient l'élément central d'un combat qui oppose la modernité capitaliste
et polluante, à la spiritualité et à l'idéalisme, un idéalisme mystique, politique ou écologique.
Et tout cela va marquer profondément la génération contestataire des années 1960.
Dans les pays anglo-saxons, les gens qui font parti de ces mouvements de contestation, en
réaction à la société de consommation et à la guerre au Vietnam, aiment se plonger
dans les récits de Tolkien et plus largement dans un Moyen âge magique perçu comme le
parfait opposé d'un monde contemporain qui leur fait peur. Leurs héros ne sont plus
les chevaliers ou les rois, mais les enchanteurs et les sorcières. Beaucoup d'artistes de
cette époque voient ainsi la recherche du Graal comme une critique de la modernité
industrielle et de ses dérives. L'un d'entre eux, John Boorman, après avoir abandonné
un projet d'adaptation du Seigneur des Anneaux pour le grand écran, réalise le film Excalibur
en 1981. Influencé par la lecture d'Eliot et Powys, le cinéaste britannique met en
scène un récit, inspiré du Morte d'Arthur de Mallory, où le souverain de Camelot est
confondu, encore une fois, avec le roi Pêcheur. Maudit par Morgane, malade, incapable de monter
à cheval, ce n'est qu'en buvant dans le Graal que lui ramène Perceval qu'il
peut se rendre à un ultime combat contre son fils incestueux Mordred. Alors qu'il
chevauche pour sa dernière bataille, son royaume, plongé dans un long hiver, renaît
et reverdie à son passage tandis que résonne en fond sonore l'adaptation des Carmina
Burana de Carl Orff.
Et ce qui est intéressant c'est que Boorman s'est plusieurs fois expliqué à propos
de cette scène célèbre, notamment dans une interview donnée en 1985.
« Depuis cent ans, nous nous précipitons la tête la première dans le futur, nous
avons voué un culte au progrès et nous avons oublié nos traces, nos conduites antérieures
dont on trouve les origines au Moyen ge. Nous sommes sans racines ; et aujourd'hui particulièrement,
où nous contemplons la destruction possible de notre planète, il y a une soif, une nostalgie
du passé, un désir profond de le comprendre. Cette légende du Graal nous attire parce
qu'elle nous parle d'une nature qui n'était pas souillée et avec laquelle l'homme vivait
en harmonie. »
On ne va pas se le cacher, c'est une vision très idéalisée de l'époque médiévale
mais elle est devenue de plus en plus à la mode aujourd'hui, d'autant plus qu'on
est dans une période où on a globalement peur du changement climatique et de l'impact
de notre société sur la biodiversité. C'est surement pour ça que, même si c'est inconscient
chez les gens, le Moyen âge magique, la fantasy en général, et le mythe arthurien en particulier,
sont à la mode dans notre société. En France, rien n'incarne mieux cette fascination
très contemporaine que le succès de la série télévisée Kaamelott dans laquelle on retrouve
nettement l'influence d'Excalibur de Boorman. La figure du Roi Pêcheur y est ainsi confondue,
comme dans le film des années 1980, avec celle d'Arthur, roi infertile donc blessé
aux jambes, tellement mal en point en fait qu'il tente plus tard de se suicider dans
le livre V alors que son royaume, devenu une véritable terre gaste, est plongé dans un
long hiver. Face à cela, la quête du Graal semble prendre plusieurs formes dans Kaamelott.
Pour le roi Arthur, ce qui compte, ce n'est pas tant la vase sacrée en lui-même que