Le mythe de Bruce Lee, l'analyse de M. Bobine (2)
Il n'y a pas de dimension sexuelle adressée aux autres
Bruce Lee n'est ni une image hétérosexuelle, ni une image homosexuelle,
il est le narcisse absolu,
il est l'homme qui goutte son sang, son plaisir vient de sa propre expression.
C'est l'autiste des arts martiaux, mais c'est un spectacle inouï. »
Et ça, l'acteur en avait parfaitement conscience.
Pour tenter de trouver cette voie,
le comédien va sans cesse faire évoluer sa vision des choses
à travers une démarche initiatique aussi bien devant que derrière la caméra.
Bien qu'étant un tantinet mégalomane,
Bruce Lee n'a cessé de se remettre en question.
Il était par exemple très à l'écoute de son entourage,
comme Dan Inosento qui lui enseigna l'art du Nunchaku
ou encore Bennie Dobbins, le coordinateur de cascades du Frelon vert
qui lui appris la différence entre une démo martiale
et un combat à la portée plus cinématographique.
Peut-être est-ce un héritage de l'affaire qui l'a mené à s'exiler aux USA,
mais Bruce Lee avait également un sens assez aigu mais peu tordu des responsabilités.
Vous aurez peut-être remarqué que trois des quatre films qui l'ont rendu célèbre
reposent sur un schéma narratif identique.
L'arrivée du personnage central dans un endroit où des proches sont persécutés,
uivi d'un enchaînement de péripéties qui vont le pousser à laisser exploser sa fureur
avant une conclusion morale pour ne pas dire moralisatrice
dans lequel l'artiste tente d'attirer toute l'attention sur lui et ses exploits.
Cependant, Bruce Lee insistait toujours
pour que son personnage paye les conséquences de ses actes.
Ce sens de la justice l'a amené à donner un caractère social et politique à ses films.
Dans le 1er, l'exploitation d'ouvriers par la pègre locale constitue le cœur du récit,
tandis que le second aborde le conflit sino-japonais
à travers le prisme de deux écoles d'arts martiaux.
Ces deux œuvres au caractère populistes fonctionnent sur un crescendo thématique.
Le comédien est un héros local qui finit par devenir une icône nationaliste
comme le montre ce freeze final.
Bruce Lee y incarne une revanche de la Chine sur ses oppresseurs pendant le conflit sino-japonais
que nous avions déjà évoqué dans nos épisodes sur City of Life and Death
et Le maître d'armes.
La fureur du dragon pousse cette optique encore plus loin
puisque que le héros part à l'étranger pour y aider ses compatriotes.
Alors certes, ce n'est pas inédit dans le cinéma d'arts martiaux.
Néanmoins, la dimension sociale des films de Bruce Lee est nettement plus contemporaine
que celle des Wu Xia Pian.
Même dans une œuvre d'espionnage pop comme Opération dragon,
il n'hésite pas à s'attarder longuement sur les habitants du port de Hong Kong.
De même, lorsque les ouvriers acclament Bruce Lee dans Big Boss
ils en font en quelque sorte leur représentant syndical.
Les films suivants poursuivent cette voie en faisant de l'interprète
un héros systématiquement au service des faibles et des opprimés.
En fait, Bruce Lee, c'est un peu un monsieur tout le monde qui serait capable de tenir tête
à des adversaires beaucoup plus impressionnants que lui.
Sa forte présence à l'écran donne tout de suite une dynamique visuelle compréhensible par tous
et ce n'est pas tant sa force physique que l'intelligence de ses techniques de combat
qui lui permet de venir à bout de ses ennemis.
Mais encore une fois, le registre de l'acteur ne se limite pas à ses prouesses martiales
et au fait qu'il incarne une sorte de héros du peuple.
Bruce Lee avait également un vrai sens de la comédie,
comme on peut le voir avec l'humour malicieux qui se dégage de ses prestations.
« Aussi curieux, voire paradoxal, que cela puisse paraître,
il y a sans doute plus de points communs entre Peter Sellers ou Jim Carrey et Bruce Lee,
qu'entre ce dernier et Stallone.
Comme le comique anglais de La panthère rose,
Lee aimait, par exemple se déguiser
il est inénarrable en faux employé binoclard dans La Fureur de vaincre.
Dans La Fureur du dragon,
il incarne même une sorte d'inspecteur Clouzot chinois.
Un benêt gaffeur qui ne sait faire qu'une chose : se battre et s'entraîner.
La bande musicale, qui reprend vaguement le thème des films de Blake Edwards,
souligne d'ailleurs cette étrange analogie.
Le film prouve, en tout cas, que Lee savait rire de lui-même
et que, s'il entretenait un rapport narcissique avec son image filmée
(mais quel acteur s'en défendrait ?),
il était avant tout peu avare de sa personne. »
Récapitulons :
Nous avons affaire à un acteur qui semble ne faire qu'un
avec ses différentes incarnations à l'écran,
reconnaissable entre mille par sa gestuelle et ses tenues,
il débarque de nul part pour venir en aide aux victime d'un contexte social houleux,
il fait face à des personnages bigger than life
avant de repartir vers d'autres aventures.
Est-ce que cela ne vous rappelle pas quelque chose ?
Alors quand on pense aux artistes martiaux qui se revendiquent des acteurs du burlesque,
on pense surtout à Jackie Chan.
Cependant, son approche de la mise en scène évoque nettement plus celle de Buster Keaton
que celle de Charlie Chaplin.
Si Chaplin et Bruce Lee semblent aux premiers abords très différents,
on trouve quand même pas mal de points communs entre les deux acteurs,
notamment ce besoin de contrôler chaque aspect d'un film
au point qu'ils ont tous deux fondés leurs propres boîtes de productions :
la United Artists pour Chaplin et Concord Productions pour Bruce Lee.
Leur force est également d'avoir réussi à créer un personnage iconique
à partir de trois fois rien.
Un chapeau, une moustache et une canne pour Chaplin.
Un pantalon et des Nunchaku pour Lee.
Par ailleurs, le hasard veut que l'un des films de jeunesse du petit dragon,
véritable brouillon de ses obsessions cinématographiques,
se nomme Kid Cheung.
Enfin, les films des deux artistes s'articulent entièrement
autour de leur personnages et de leurs prouesses physiques,
au point que même assisté de collaborateurs et de metteurs en scène,
ce sont eux les véritables auteurs de leurs films.
Certes Bruce Lee n'a malheureusement pas eu la chance
de perfectionne son approche de la réalisation,
mais force est de constater que ses intentions se rapprochent pas mal
de celles du génie du burlesque.
D'autant que Bruce Lee avait une vision très juste du langage cinématographique
sur laquel beaucoup devraient méditer.
Par ailleurs son parcours s'inscrit dans la continuité des rares chinois
ayant pu être au premier plan dans le Hollywood d'autrefois
comme la star du muet Anna May Wong
ou le chef opérateur James Wong Howe.
C'est également par ce prisme à mi chemin entre orient et occident
que l'on comprend mieux l'anomalie qu'est Bruce Lee.
Il est important de noter que sa mère avait des origines allemandes,
ce qui était mal considéré dans la chine de l'époque
et ce qui a valu à Bruce Lee d'être victime de discrimination dès son plus jeune âge.
Lorsqu'il se présente à la salle d'entraînement de Yip Man,
les vieux instructeurs refusent que leur maître lui enseigne les arts martiaux.
La discrimination ne s'arrête pas là
puisqu'il lui faudra faire face à celle de l'armée japonaise
qu'il n'hésitera pas à défier malgré son jeune âge,
ainsi qu'à celle des britanniques à qui Hong Kong appartenait,
sans oublier celle des américains lors de son arrivée sur le continent.
Autant dire qu'il s'est toujours senti à la marge
et qu'une partie de la rage qui l'anime à l'écran a un écho très personnel.
Cette situation étouffante l'a poussé à chercher des solutions
dans sa pratique des arts martiaux et de la philosophie.
Pour les arts martiaux Bruce Lee pioche dans différentes pratiques
pour créer sa propre technique de combat : le Jeet Kune do.
Ainsi, il a assimilé une grande partie des techniques de combats célèbres,
et par extension celles que l'on peut voir depuis les débuts du cinéma,
que ce soit dans le burlesque, le drame sportif, le film de cape et d'épées
et bien évidemment dans le cinéma d'arts martiaux.
Sur ce point, on pourrait dire que Bruce Lee est une sorte de combattant post-moderne.
La simplicité visée par le Jeet Kune do peut être mal comprise au premier abord,
mais plus on creuse sous la surface
plus on se rend compte de la richesse des connaissances
qui lui ont permis d'atteindre cette apparente simplicité.
Bruce Lee considérait que son art était en évolution permanente
et il était nécessaire pour lui de ne pas se reposer sur ses acquis.
C'est quelque chose que l'on retrouvait également dans sa pratique de la philosophie
puisque le bonhomme s'est autant intéressé à la pensée hindouiste qu'à Carl Gustav Jung,
n'hésitant pas à reprendre des citations qui lui tenait à coeur
en y ajoutant ses propres mots,
non pas pour plagier ses maîtres à penser mais pour pouvoir créer son propre langage.
Comme nous avons pu le voir
la vie du comédien est à mi-chemin entre orient et occident,
oisiveté et pauvreté,
entre le prestige Hollywoodien et le système D du cinéma cantonnais,
ses mentors furent autant le légendaire Yip Man que Jeff Corey,
un adepte de l'actor studio ayant eu pour élèves Jack Nicholson ou Jane Fonda.
La soif de connaissance sans limite de Bruce Lee l'a poussé à viser l'universalité,
et c'est aussi pour ça qu'il accordait une grande importance
au fait de transmettre son savoir au plus grand nombre
sans distinction d'origines sociales ou culturelles.
Le dernier film que Bruce Lee tourna de son vivant, Opération dragon,
peut être vu comme une synthèse de son parcours personnel et intellectuel.
Il s'agit d'une relecture de James Bond,
en particulier d'Au service secret de sa majesté dont il reprend le huis clos, ici sur île,
ainsi que le harem à la solde du bad guy.
Ce dernier est d'ailleurs une sorte de Blofeld qui partage avec son homologue Bondien,
une certaine tendresse pour les chats.
on retrouve également dans le film quelques notes d'un genre encore balbutiant à l'époque :
la Blaxploitation,
comme en témoigne la présence du charismatique Jim Kelly,
qui deviendra plus tard une figure majeure de ce genre.
Au final, avec cette approche décomplexée et sans prétention,
Opération Dragon est un concentré de pop culture parfaitement assumé.
On y retrouve également toutes les facettes de Bruce Lee,
mais cette fois, l'acteur n'hésite pas à exposer très explicitement sa philosophie de la vie.
À ce titre le final ouvertement inspiré de La dame de Shanghai de Orson Welles,
peut être interprété de différentes façons.
Le comédien doit bien sûr détruire l'image de son ennemi pour espérer le vaincre,
mais le fait qu'il doit briser son reflet indique
que c'est moins l'ennemi qu'il doit démastiquer que son propre égo.
Le fait de citer un classique de l'âge d'or Hollywoodien,
et accessoirement l'une des scènes les plus célèbres de l'histoire du cinéma,
dans un film qui convoque harmonieusement James Bond, la blaxploitation
et le film d'arts martiaux est en adéquation avec le propos de l'interprète.
En effet, pour Bruce Lee, la notion de “films populaires” n'est pas péjorative,
bien au contraire.
Ce mélange des genres lui permet d'atteindre une dimension universelle avec ses films.
En cela le comédien peut être vu comme un pionnier
dans son approche du syncrétisme culturel
mais également un passeur ayant ouvert la voie à une approche artistique
qui perdure encore aujourd'hui.
Il suffit de jeter un œil à la nouvelle vague Hong Kongaise des années 80
ou à certains cinéastes occidentaux contemporains
pour comprendre que le monde du cinéma a parfaitement assimilé la philosophie du comédien.
Ce qui était encore en germe dans l'œuvre et le parcours de Bruce Lee
a fini par devenir une source d'inspiration,
voire de fétichisation dans la pop culture mondiale.
Par exemple, les tenues de Kato et du Jeu de la mort se retrouvent un peu partout
et sont immédiatement associées à l'acteur.
Bien souvent, il s'agit autant d'un hommage que d'une réappropriation
de l'imaginaire pop qu'elles véhiculent,
et certains cinéastes s'amusent même à en détourner le sens.
Et ce n'est pas la seule facette du comédien qui aura marqué les créateurs :