Platoon d'Oliver Stone, l'analyse de M. Bobine (2)
ce qui donne un peu raison à son père.
L'écriture de The Platoon va être le fil qui va lui permettre de sortir du labyrinthe
où il a le sentiment de s'être enfermé.
Voilà sa note d'intention de l'époque telle qu'il la résume dans À la recherche de la lumière :
“La guerre serait représentée aussi laide qu'elle l'est dans la réalité,
avec des soldats ne dormant que rarement, les nerfs éprouvés comme jamais,
des hommes à fleur de peau, pleins de haine, soumis à leurs bas instincts,
prompts au racisme, que ce soit envers les Blancs, les Noirs ou les Jaunes.
Ce serait un film modeste, terre à terre et sordide, mais avec un venin foudroyant”.
Il ne faut que quelques semaines à Stone pour finir un premier jet.
En toute modestie, il considère qu'il s'agit de son meilleur boulot à ce jour,
et de très loin.
“Peut-être était-ce même la fameuse fleur de lotus émergeant
de toute la boue et de toute la merde de cette guerre atroce”.
Son père, lui, se montre nettement moins enthousiaste,
arguant que les spectateurs n'auront aucune envie de se prendre en pleine poire
le spectacle de la guerre dans toute sa cruauté.
Oliver Stone a bien conscience qu'un an après la chute de Saïgon,
a guerre du Viêt Nam est un véritable tue-l'amour dans l'inconscient collectif américain.
Mais il a suffisamment confiance dans son script
pour faire ses bagages et partir s'installer à Los Angeles.
Très vite, le producteur Martin Bregman se montre intéressé.
Il propose 10 000 $ à Stone pour acheter le script
et lui fait miroiter un salaire de 150 000$,
plus 5% des bénéfices si le film se fait.
En tête d'affiche, il envisage Al Pacino dont il était auparavant le manager
et, derrière la caméra, rien de moins que Sidney Lumet.
Mais celui-ci n'a jamais crapahuté dans la jungle de sa vie
et n'a pas l'intention de s'y mettre à 50 ans passés.
Stone, lui, est moyennement convaincu par le choix de Pacino,
qui lui semble trop âgé pour le rôle principal.
Bregman le branche alors sur un autre projet “vietnamien”, toujours avec son pote Al Pacino :
l'adaptation d'un livre signé par un vétéran gravement blessé au front
devenu un farouche opposant à la guerre.
Né un 4 juillet.
L'entente entre Ron Kovic et Oliver Stone est immédiate.
William Friedkin est chaud pour le réaliser
mais après l'échec cuisant du Convoi de la peur,
il préfère jouer la sécurité en allant tourner le film de braquage
Têtes vides cherchent coffres pleins.
Bregman le remplace par le moins flamboyant Daniel Petrie,
venu de la télévision.
À deux semaines du tournage,
le financement du film, assuré par une une niche fiscale allemande, tombe à l'eau
et la production est arrêtée net en pleines répétitions.
Stone fait la promesse solennelle à Ron Kovic qu'il tournera lui-même le film
quand il aura assez de pouvoir à Hollywood.
En attendant, son talent de scénariste est suffisamment manifeste
pour qu'on l'engage sur une autre adaptation d'autobiographie à succès :
Midnight Express.
Le film est un des gros succès de l'année 1978
et vaut à Oliver Stone son tout premier oscar.
Sa carrière à Hollywood est lancée.
Par la suite, il va être appelé sur plusieurs gros projets du début des 80's.
Mais le flop absolu de La main du cauchemar, son deuxième film en tant que réalisateur,
n'incite pas les décideurs à lui filer de la thune pour ses histoires plus personnelles.
Dino de Laurentiis, avec qui Oliver Stone a collaboré sur Conan et L'année du dragon,
finit par s'intéresser à Platoon.
Entre le succès de Rambo et l'annonce du Full Metal Jacket de Kubrick,
le producteur italien sent probablement
que la guerre du Viêt Nam est en train de redevenir un sujet à la mode.
Il accepte donc de financer de sa poche une expédition de repérages aux Philippines.
C'est le premier voyage de Stone en Asie depuis qu'il a quitté le Viêt Nam quinze ans plus tôt.
Bon, le père Dino réclame des révisions du scénario,
notamment pour faire baisser quasiment de moitié le budget du film,
prévu autour de 7 millions de dollars.
Oliver Stone s'exécute à contrecœur, mais une mauvaise surprise l'attend.
Le producteur italien est alors en affaires avec le studio MGM.
Or, le conseil d'administration de l'époque compte au moins deux membres
qui ont joué un rôle très actif pendant la Guerre du Viêt Nam :
Henry Kissinger, conseiller à la sécurité nationale
puis secrétaire d'État de Richard Nixon,
et l'ancien commandant de bataillon de la 1e division d'infanterie Alexander Haig,
devenu chef de cabinet à la Maison-Blanche de Tricky Dick
puis secrétaire d'État de Ronald Reagan.
Or, le patron de la firme au lion ne veut pas se mettre à dos ces deux personnalités
en donnant le feu vert à un film pas très “America fuck yeah ! ” comme Platoon.
Exit donc la MGM et Dino de Laurentiis par la même occasion,
qui préfère se concentrer sur le Blue Velvet de David Lynch.
Mais, sous prétexte qu'il a investi du pognon dans le projet,
il refuse de rendre les droits du scénario de Platoon à son auteur.
Oliver Stone doit porter l'affaire en justice
pour que celui qu'il qualifie d'“authentique bandit italien sans foi ni loi”
l'autorise enfin à aller démarcher ailleurs.
C'est un autre franc-tireur venu d'Europe
qui va permettre à Platoon de s'extirper de quasiment 10 ans de development hell.
Le britannique John Daly qui s'est fait connaître dans les 70's
en organisant avec Don King le légendaire match de boxe entre Mohamed Ali et George Foreman.
Un gros coup marketing qui lui vaudra néanmoins de passer quelque temps
dans une prison congolaise pour cause de taxes impayées.
Après avoir produit des groupes de musique anglais et des comédies musicales,
il débarque à Hollywood au début des années 80.
Sa société indépendante, the Hemdale Film Corporation,
va se faire un nom en 1984
avec un petit film de SF tourné pour 6 malheureux millions de dollars.
Dans la légende cameronienne,
John Daly est resté célèbre pour avoir essayé de forcer le cinéaste
à couper les 15 dernières minutes de Terminator.
Dans sa tête, le film devait s'arrêter là.
Plus de terminator. Happy End. Générique de fin.
Deux ans plus tard, Oliver Stone a dû lui aussi livrer bataille
contre le producteur dans la salle de montage de Platoon.
Bien qu'il n'ait plus jamais bossé avec lui par la suite,
il le présente dans son autobiographie
comme le seul mec qui n'ait pas essayé de l'entourlouper
et lui dédie carrément le bouquin.
John Daly parvient dans un premier temps
à faire décanter un autre projet cher au cœur d'Oliver Stone,
Salvador, qui faisait fuir jusque-là tous investisseurs potentiels.
Il faut dire qu'en ces années Reagan, le scénario a tout du brûlot politique,
ne cherchant jamais à cacher ses sympathies révolutionnaires
et dénonçant bien comme il faut le rôle pas joli-joli des États-Unis
dans la guerre civile qui a embrasé en 1980 le plus petit pays d'Amérique centrale.
Sorti début 1986, dix mois à peine avant Platoon,
Salvador s'inspire directement des souvenirs du reporter de guerre Richard Boyle
qui a couvert le conflit et manqué d'y laisser plusieurs fois sa peau.
Oliver Stone ne pouvait que s'entendre avec ce provocateur-né, sujet aux addictions,
au tempérament un poil autodestructeur,
et auteur en 1972 d'un livre dont le titre aurait pu être celui de Platoon :
Flower of the Dragon: L'effondrement de l'armée des États-Unis au Viêt Nam,
décrit comme “un témoignage au plus près de l'environnement quotidien
des soldats américains envoyés sur place”.
Grâce aux efforts de John Daly,
la production de Platoon est lancée dans la foulée de Salvador,
avec un budget pas foufou de 5.6 millions de dollars, 9 semaines de tournage
et un accord de distribution avec Orion Pictures.
Ce qui ne veut pas dire que les ennuis sont finis pour Oliver Stone.
Quand il sollicite l'assistance technique du Département de la Défense,
sa demande est aussitôt rejetée.
Pourtant, d'habitude, le Pentagone est toujours partant pour prêter du matériel
parce que les films de guerre sont d'excellents vecteurs de recrutement.
La même année que Platoon, ils avaient déroulé le tapis rouge
à Don Simpson et Jerry Bruckheimer pour les besoins de Top Gun.
Les soldats stationnés dans les bases Clark et Subic Bay aux Philippines reçoivent même
l'ordre de ne participer d'aucune manière que ce soit au film.
En cause : le script jugé “totalement irréaliste”,
voire même mensonger, dans sa description de la vie au front.
Le goût pour l'herbe des soldats,
leur langage ordurier, les automutilations,
le traitement des civils vietnamiens...
Selon eux, y a juste rien qui va.
Mais le pire du pire, c'est cette scène dite de fragging sur laquelle on reviendra plus tard.
Un qui n'est pas trop d'accord avec ce jugement péremptoire,
c'est le Capitaine Dale Dye.
Cet officier à la retraite du U.S. Marine Corps débarque un beau jour en tenue de combat
dans la salle de montage de Salvador pour proposer ses services comme conseiller militaire.
Une offre qu'Oliver Stone accepte volontiers
parce que, si leurs orientations politiques sont clairement aux antipodes,
les deux hommes partagent la même intransigeance et le même désir ardent
de “présenter enfin le Viêt Nam fidèlement”.
Avant le tournage aux Philippines,
Dye va embarquer tous les acteurs pendant deux semaines
dans un camp d'entraînement pour les transformer en soldats.
Cette pratique du boot camp deviendra par la suite une véritable habitude à Hollywood,
du Soldat Ryan à la série télé The Pacific, toujours sous la supervision de Dale Dye,
en passant par Pearl Harbor où le pauvre Ben Affleck a passé des journées entières
à récurer les chiottes avec une brosse à dents.
Le souci de réalisme pousse également Oliver Stone
à faire importer aux Philippines des tonnes de terre rouge
pour rendre ses décors plus conformes à la réalité géologique du Viêt Nam.
Un détail qui passera inaperçu pour la plupart des spectateurs
mais aura un gros impact sur les vétérans.
“Dédié aux hommes qui ont combattu et sont morts pendant la guerre du Viêt Nam”.
Voilà le carton sur lequel s'achève Platoon.
À sa sortie au cinéma en décembre 1986,
les anciens combattants vont le saluer comme LE film qui leur rend enfin justice.
Mais ils ne seront pas les seuls à se précipiter dans les salles.
Au terme de son exploitation,
Platoon va rapporter quelque 138 millions de dollars sur le territoire nord-américain
et une petite centaine de plus à l'international.
Soit à peu près 40 fois sa mise de départ.
Comme c'était à prévoir, le film est conchié par l'Amérique la plus réactionnaire,
mais une bonne partie des politiques l'accueillent à bras ouverts,
sans que Stone ne sache si cette soudaine avalanche de gratitude est motivée
par un désir national de réconciliation
ou une volonté très reaganienne de “redorer son blason à ses propres yeux”.
Steven Spielberg se fend d'une lettre pleine d'admiration
où il félicite son confrère pour le pouvoir d'immersion de son film,
une sensation qu'il cherchera lui-même à recréer une décennie plus tard
avec Il faut sauver le soldat Ryan.
Mais ce qui touche particulièrement Oliver Stone,
ce sont les centaines d'anonymes qui lui écrivent
pour raconter comment ils ont enfin pu comprendre, grâce à lui,
ce qu'avait pu vivre au Viêt Nam leur père, leur fils ou leur mari.
Si Platoon dégage, plus que n'importe quel autre film consacré au Viêt Nam,
un puissant sentiment de véracité,
c'est très probablement parce qu'il se base sur les propres souvenirs de guerre d'Oliver Stone.
Dans l'un des deux épisodes que nous avions consacrés à JFK en 2015,
voilà ce qu'on en disait :
Son expérience vietnamienne à tout particulièrement nourri
le film Platoon, que l'on peut qualifier de semi-autobiographique.
Quand on lit À la recherche de la lumière,
force est de constater que ce dernier terme n'est n'est pas assez fort.
À quelques détails près (qui ont leur importance),
Platoon EST autobiographique.
Et Oliver Stone EST son personnage principal, Chris Taylor.
Le premier comédien qu'il a envisagé pour le rôle est Emilio Estevez,