Roma d'Alfonso Cuarón : l'analyse de M. Bobine (2)
Comme le faisait remarquer Guillermo Del Toro sur Twitter,
cette utilisation de l'eau et de l'océan comme épreuve finale
et comme élément où les protagonistes trouvent leur accomplissement
est récurrente dans le cinéma de Cuaron.
Elle trouve un sens supplémentaire dans Roma
au travers de l'imagerie liée à l'élément opposé à l'eau, le feu.
Dans Roma, encore plus que dans les Fils de l'Homme,
le feu, et par extension le métal issu de la forge,
est l'élément masculin par excellence.
Ainsi, lors de la séquence chez les Bárcenas,
l'incendie qui ravage la forêt apparaît comme une conséquence
du déferlement d'énergie masculine des scènes précédentes,
qu'il s'agisse de la scène de tir
ou du moment où un des convives fait des avances à Sofia.
De la même façon,
la première apparition d'Antonio met ainsi particulièrement l'accent sur sa cigarette
et sur les parties métalliques de sa voiture.
Du côté de Fermin,
le lien entre son statut social et son incapacité
à être à la hauteur de sa vision de la masculinité
passe aussi par la symbolique des éléments.
Faute de pouvoir se payer un véritable sabre en acier
(dans lequel, oui, on peut certainement voir un symbole phallique),
il est obligé d'utiliser une tringle de douche ou un bout de bambou…
et il finira par utiliser un revolver,
une arme de lâche aux antipodes de son idéal martial.
Et puisqu'on parle de la séquence où Fermin participe à la répression
d'une manifestation étudiante,
il est intéressant de remarquer que Cuaron s'est abstenu
de fournir un quelconque contexte à cette scène.
Bien qu'elle soit une reconstitution fidèle de faits bien réels,
à savoir un événement connu au Mexique sous le nom du Massacre de Corpus Christi,
le fait de ne pas fournir d'explications à un public international
permet de se focaliser sur l'aspect symbolique de la scène,
à savoir la confrontation de Cleo face à l'acier mortel d'une arme à feu…
confrontation à l'issue de laquelle elle perdra littéralement les eaux.
Il lui faudra finalement un passage par l'océan pour éteindre ce feu,
symbole de l'hégémonie masculine qui la maintenait aliénée à sa condition.
Si les Fils de l'Homme et Roma présentent une vision plutôt pessimiste de la masculinité
les films de Cuaron ne cèdent pas pour autant au désespoir
et n'hésitent pas à montrer des formes moins destructrices de masculinité.
Ainsi le personnage de Theo dans les Fils de l'Homme
assure son rôle de protecteur sans jamais avoir recours à une arme à feu.
Dans Roma, il y a Pepe, le plus jeune des enfants
celui qui ne participe pas aux jeux violents de ses frères aînés
et préfère se plonger dans les souvenirs de ses vies antérieures,
ou même le professeur Zovek,
ce personnage saugrenu, un peu ridicule,
mais plutôt sympathique dans sa façon de mettre en avant
une forme pacifique de masculinité.
Bien qu'ils dressent un tableau pour le moins sombre
d'un monde dominé par une masculinité mortifère,
les films de Cuaron contiennent donc des lueurs d'espoir.
Même leurs conclusions respectives semblent signaler une évolution positive.
Dans les Fils de l'Homme,
Theo parvenait à atteindre la mer pour sauver Kee et son bébé
mais y laissait la vie.
Dans Gravity, Ryan Stone parvenait à sortir de l'eau pour atteindre la terre ferme.
Dans Roma, Cleo sort de l'eau et continue son évolution en s'élevant vers le ciel.
Cette évolution est d'autant plus significative que dans les trois films,
Cuaron prend soin de suivre scrupuleusement ses protagonistes principaux
et de ne jamais montrer une scène à laquelle ils n'assistent pas.
Dans chacun des trois films,
le personnage central est donc le référent absolu pour les spectateurs
et ceux-ci n'ont donc d'autre choix que de partager son évolution.
Dans le cas de Cleo, ce parcours se conclut donc avec une libération personnelle
et une remise en question de l'ordre social au sein de la famille sous l'autorité de Sofia.
Désormais, les relations y seront plus égalitaires,
comme le prouve l'enthousiasme de la famille à l'idée de visiter le village natal de Cleo.
Comme si Cuaron répondait lui-même à Y Tu Mama Tambien
en affirmant que désormais les origines pauvres et rurales de la nourrice
ne seront plus un sujet honteux et tabou.
Mais en plus de ça,
Cuaron semble également trouver des raisons d'espérer en se tournant vers le passé…
car une référence présente à la fois dans les Fils de l'Homme et dans Roma
vient nous rappeler que la problématique
d'une masculinité destructrice et hégémonique n'est pas nouvelle.
Elle s'est déjà posée auparavant et l'humanité a trouvé des moyens pour la dépasser.
Cette référence, c'est le "shantih shantih shantih"
qui apparaît à l'écran à la fin du générique de chacun des deux films.
À l'origine, cette triple répétition d'un mot sanskrit signifiant "paix"
se retrouve dans différents mantras des Upanishads hindouistes.
Mais elle est également célèbre en tant que conclusion du poème La Terre Vaine,
ou The Waste Land, écrit par T. S. Elliot.
Si ce poème, chef d'oeuvre du modernisme, est un savant mélange
de références à la complexité similaire à celle des romans de James Joyce,
la plupart des critiques s'accordent pour dire qu'une des références les plus explicites
a trait à la figure du Roi Pêcheur tiré de la mythologie arthurienne.
En fonction des différentes versions du mythe, certains détails peuvent changer
mais, dans les grandes lignes,
le Roi Pêcheur est présenté comme le dernier héritier
de la lignée chargée de garder le Graal.
Suite à une blessure magique à l'entrejambe,
la seule chose dont il est capable est de pêcher sur le lac qui entoure son château.
Non seulement sa blessure l'empêche de produire un héritier
mais cette stérilité rejaillit également sur le territoire dont il a la charge
et qui se retrouve transformé en waste land,
en terre dévastée où rien ne pousse.
La seule façon de guérir le Roi Pêcheur
est qu'un chevalier vienne lui poser une certaine question
et prenne alors sa place de gardien du Graal.
Cette notion trouve d'ailleurs un écho dans Roma
où personne ne demande à Cleo si elle veut garder l'enfant
et ce n'est qu'après avoir accouché d'un bébé mort-né qu'elle y répondra d'elle-même.
Les raisons de cette blessure varie d'une version à l'autre.
Parfois, elle lui a été infligé pour n'avoir pas respecté les valeurs de la chevalerie,
parfois pour avoir convoité une autre femme que celle qui lui était promise.
Dans tous les cas, cette blessure est une punition
pour avoir exprimé une forme de masculinité inappropriée et néfaste.
Bien qu'inspirés par différents récits d'origine celtes,
la forme médiévale de la mythologie arthurienne apparaît
à la fin du 12e et au début du 13e siècle
sous les plumes de Chrétien de Troyes, Wolfram von Eschenbach et Robert de Boron.
Historiquement, ces versions du mythe arthurien s'inscrivent
dans la continuité de la Renaissance du 12e siècle,
une période qui a vu en Europe un important développement des sciences,
des arts et de la scolastique.
Culturellement, la Renaissance du 12e siècle marque également
l'avènement du roman courtois,
dont les versions médiévales des récits arthuriens sont un exemple
et qui fait l'éloge des valeurs chevaleresques
en mettant en avant les devoirs moraux des chevaliers
plutôt que leurs prouesses guerrières.
En cela, la Renaissance du 12e siècle est une période de redéfinition de la masculinité
où les valeurs masculines liées à la force et à la violence laissent la place
à des formes plus pacifiques et raffinées.
Du coup, ce n'est sans doute pas un hasard si Cuaron semble faire référence
au mythe arthurien et au Roi Pêcheur dans ses trois derniers films…
et oui, parce que c'est aussi le cas dans Gravity.
Il y a plusieurs mois, un internaute nous avait demandé ce qu'on pensait de la similitude
entre la scène finale de Gravity et celle de l'Excalibur de John Boorman
où Perceval doit sortir de son armure pour éviter de se noyer et atteindre le Graal.
Sur le coup, on n'avait pas trop vu le rapport
mais avec le recul et à la lumière des références et des thématiques
présentes dans les Fils de l'Homme et dans Roma,
il y a de bonnes chances que Gravity fasse effectivement référence
au film de Boorman et donc au mythe arthurien.
Cette référence au Roi Pêcheur et au wasteland
montre une fois de plus à quel point Cuaron est hanté par la nécessité
de sortir l'humanité de sa logique d'oppression et de destruction,
faute de quoi celle-ci s'achemine vers sa propre extinction.
En cela, il n'est pas le seul.
D'autres cinéastes ont récemment mis en avant la toxicité de certaines formes de masculinité
et la façon dont celles-ci menacent la survie humaine.
Par exemple, la remise en question du personnage de Poe Dameron dans The Last Jedi
semble inspirée par un raisonnement similaire.
Et à côté de ça, il y a aussi un petit film dont vous avez peut-être entendu parler
et qui partage mine de rien pas mal de choses avec Roma...
On y retrouve des hommes assimilés à leur voiture
des hommes plus jeunes qui suivent religieusement un idéal de vie
qui s'avèrera un mensonge dans les deux cas
Des femmes qui perdent les eaux après avoir été confrontées à l'acier d'une arme à feu
Des bébés morts-nés,
certains ardemment désirés
d'autres beaucoup moins
Et enfin, les deux films se terminent sur l'ascension de leur protagoniste principal.
Du coup, peut-être faut-il voir dans le climax de Roma
un clin d'oeil à un autre film du même réalisateur
qui insistait également sur la nécessité à remettre en question nos comportements
et nos rôles sociaux pour assurer la survie de la communauté…