THE SOCIAL NETWORK de David Fincher, L'analyse de M. Bobine (1)
Adeptes de la Grande Toile, bonjour !
Aujourd'hui, nous allons nous intéresser à un film qui est à nos yeux
un des tous meilleurs films des dix dernières années…
genre le film qui talonne Mad Max Fury Road dans notre classement personnel,
ce qui n'est pas peu dire !
Ce film, c'est donc The Social Network.
Vous me direz sans doute que ce n'est pas très original…
mais en même temps, quand un film regroupe des talents
comme David Fincher à la réalisation, Aaron Sorkin au scénario,
Jeff Cronenweth à la lumière,
Atticus Ross et Trent Reznor à la musique,
sans parler des performances de Jesse Eisenberg, Andrew Garfield
ou Arnie Hammer,
ben, il y a de bonnes chances que le résultat soit largement au-dessus
du tout-venant de la production hollywoodienne.
À tel point que The Social Network est le genre de film
qui pourrait être analysé et commenté pendant des heures,
tant chaque aspect, depuis la profondeur de champ
jusqu'à la musique en passant par les décors ou les éclairages,
est porteur de sens.
Mais plutôt que de se perdre dans une interminable vidéo fourre-tout,
on va plutôt se concentrer sur une séquence précise,
un morceau de bravoure cinématographique
qui révèle comment Aaron Sorkin et David Fincher ont réussi
à dépasser le sujet du film,
à savoir la création de Facebook,
pour livrer une réflexion acerbe sur les conséquences de la révolution numérique.
Aujourd'hui, on va donc parler de la séquence de création de Facemash !
Mais avant de s'attaquer à cette séquence,
revenons un moment sur la conversation entre Mark Zuckerberg
et sa petite amie Erica Albright qui ouvre le film.
La discussion porte essentiellement sur les "final clubs",
Oui bon ça va... Les "Final clubs",
c'est à dire ces fraternités étudiantes spécifiques à Harvard
qui ne sont accessibles que par cooptation
et qui sont censés regrouper la future élite de la société américaine.
Comme il l'explique à Erica,
Zuckerberg cherche à rejoindre un de ces clubs,
seul moyen selon lui d'accéder à une carrière digne de son talent.
Mais, comme souvent avec les dialogues d'Aaron Sorkin,
le débit de la discussion est extrêmement rapide
et les personnages passent leur temps à digresser.
Les protagonistes évoquent donc également le nombre de personnes à fort QI en Chine,
les activités estivales d'un ami de Zuckerberg,
ou encore les études d'Erica.
Toujours est-il qu'au cours de ces quelques minutes
qui mettent l'attention du spectateur à rude épreuve,
on apprend que Mark Zuckerberg est quelqu'un de brillant et d'ambitieux,
que son ambition s'accompagne d'une forme de jalousie
envers les personnes situées au-dessus de lui dans l'échelle sociale
et d'une condescendance certaine envers celles situées en-dessous…
Et du coup, on apprend aussi que cette combinaison fait de lui
un parfait connard aux yeux d'Erica qui décide alors de le plaquer.
Suite à cette rupture,
on voit Zuckerberg parcourir le campus d'Harvard pour rentrer chez lui.
Il est filmé en plan large, isolé au milieu de l'immensité du campus
et la musique, mélange de piano mélancolique et de bruit blanc menaçant,
illustre la colère que ressent Zuckerberg.
Arrivé chez lui
il met d'ailleurs en ligne des posts de blog où il insulte publiquement Erica.
Après quelques minutes à ruminer sa rupture,
il décide d'arrêter de penser à elle et se met à chercher une idée pour s'occuper l'esprit.
On remarque d'ailleurs que la musique s'est arrêtée
pour refléter l'état d'esprit de Zuckerberg
qui essaie de passer à autre chose mais ne sait pas encore quoi faire…
jusqu'à ce qu'il trouve enfin l'idée qu'il cherchait.
Aussitôt, le film opère un raccord sur un écran noir
et la musique reprend.
Mais lorsque l'image revient, on n'est plus dans la chambre de Zuckerberg.
On est dans un lieu indéterminé où l'on voit des dizaines de jeunes femmes assises
de part et d'autre d'une allée centrale, avec la caméra qui opère un travelling avant.
Lorsqu'on a déjà vu le film, ce raccord peut paraître anodin.
Il constitue l'amorce du montage alterné entre la création de Facemash
et la fête qui a lieu dans un de ces fameux final clubs.
Mais replaçons-nous dans la peau de quelqu'un qui regarde le film
pour la première fois.
Lorsqu'on découvre la séquence,
ce plan débarque comme un cheveu dans la soupe.
Ben ouais; on ne sait pas qui sont ces jeunes filles ni où elles sont.
Résultat, lorsque Zuckerberg explique le principe de Facemash dans le plan suivant,
cette image apparaît comme une illustration de cette idée :
comparer les uns après les autres des couples de jeunes femmes.
Le raccord entre le "good call, mister Olsen"...
et le plan sur les jeunes femmes
peut même faire penser que ce fameux plan est une représentation visuelle
des pensées de Zuckerberg.
D'ailleurs, cette hypothèse est renforcée par le raccord suivant.
Immédiatement après que Zuckerberg prononce cette réplique,
on voit un agent de sécurité qui pourrait symboliser
les défenses informatiques qu'il va devoir contourner…
et lorsqu'on découvre que les jeunes femmes que l'on vient de voir sont dans un bus,
on a une fois de plus une représentation visuelle de ce qu'il essaie de faire :
récupérer les photos des étudiantes de Harvard depuis les différents serveurs
jusqu'à son disque dur.
Sauf que le plan sur le bus évoque également
une ligne de dialogue de la scène avec Erica
On comprend alors que le lieu où se rendent les jeunes femmes est un de ces final clubs…
Sauf que cette fameuse ligne de dialogue n'est rien d'autre
qu'une question posée par Erica…
et dans sa réponse assez vague,
Zuckerberg semble indiquer qu'il ne connaît lui-même pas la réponse,
voire qu'il n'avait jamais entendu cette rumeur.
Pour Zuckerberg, le simple fait que cette rumeur existe est une preuve
des privilèges qu'offrent les final clubs.
Du coup, on peut légitimement se demander
si ces images montrent réellement un final club ou sont au contraire
le produit des fantasmes de Zuckerberg.
Surtout que cette ambiguïté va être maintenue par la mise en scène
durant tout le reste de la séquence,
c'est-à-dire que les images du final club vont systématiquement refléter
le développement de Facemash.
Au fur et à mesure que Zuckerberg télécharge des images d'étudiantes,
on voit les pièces du final club se remplir de jeunes femmes.
La composition des plans,
où les personnages semblent disposés sans logique particulière,
illustre aussi bien le désordre de la fête qui commence
que le rangement aléatoire de fichiers dans un dossier informatique.
L'étape suivante débute lorsqu'Eduardo Saverin rejoint Mark Zuckerberg
et lui fournit l'algorithme pour comparer et classer les photos d'étudiantes.
À partir de là, les images du final club vont systématiquement mettre en scène
des couples de jeunes femmes données en spectacle aux membres masculins du club.
D'ailleurs, le raccord entre les deux femmes qui s'embrassent
et Zuckerberg et ses potes qui se penchent vers leur écran,
comme s'ils voulaient eux aussi profiter de ce spectacle,
renforce le parallèle entre Facemash et le final club.
La première image qui lève l'ambiguïté sur la réalité de la scène arrive
lorsque les étudiants commencent à s'envoyer le lien de Facemash
et qu'un des membres découvre le site.
Si Facemash est accessible depuis le final club,
c'est bien que ce dernier est réel.
D'ailleurs, une des participantes à la fête reconnaît sa colocataire à l'écran.
Sauf que… c'est un peu plus compliqué que ça…
mais on y reviendra.
La suite de la séquence montre la réaction affligée des étudiantes,
la propagation de Facemash au sein du campus
et finalement
la panne de réseau causée par le trafic généré.
Fin de la séquence.
La raison pour laquelle j'ai décidé de m'attarder sur cette séquence,
c'est qu'elle fonctionne sur trois niveaux de lecture.
Le premier niveau de lecture est cinématographique.
n soi, cette séquence est une parfaite illustration du principe "show, don't tell"
selon lequel, au cinéma, les images doivent primer sur les dialogues.
La séquence de Facemash met doublement en pratique ce principe,
puisqu'elle nous montre un de ces final clubs évoqués
durant le dialogue avec Erica
tout en expliquant visuellement les différentes étapes du développement de Facemash.
Le deuxième niveau de lecture est thématique et symbolique.
En traçant un parallèle entre Facemash et la fête du final club,
Fincher et Sorkin expose une des thématiques principales du film,
, à savoir que l'ascension de Zuckerberg et le succès phénoménal de Facebook
est le symptôme d'un bouleversement des hiérarchies sociales.
Dans la séquence de Facemash,
la dernière image du final club est celle d'une étudiante qui reconnaît sa colocataire.
Et oui, suite à cette réplique,
plus aucune image ne montre le final club...
comme si cette révélation avait soudain mis fin à la fête,
comme si le final club était soudain annihilé par l'apparition de Facemash,
comme si le symbole de l'ancien ordre social avait disparu
au contact du symbole… d'un nouvel ordre social.
Le reste du film va ouvertement développer cette thématique
via l'opposition entre Mark Zuckerberg et Sean Parker d'un côté,
et les Winklevoss, Divya Narendra, et Eduardo Saverin de l'autre.
Les Winklevoss sont issus de l'élite financière américaine,
ce sont des athlètes de haut niveaux,
ils correspondent en tout point aux normes de leur classe sociale.
Eduardo Saverin n'est pas issu de cette classe sociale
mais il en suit les règles pour y accéder.
C'est ainsi qu'il est coopté dans un final club,
c'est également la raison pour laquelle il s'obstine
à vouloir monétiser Facebook via la publicité,
parce que c'est ce qu'on lui a appris, c'est comme ça qu'on doit faire les choses.
À l'inverse,
Mark Zuckerberg et Sean Parker représentent une nouvelle forme d'élite sociale.
Si le film ne dit rien du passé de Sean Parker,
le dialogue en début de film suggère
que Zuckerberg vient d'une famille de la classe moyenne.
Il n'est donc pas issu de l'élite
et contrairement à Eduardo,
il refuse de jouer selon les règles.
Pour lui, le meilleur moyen d'accéder à un statut social digne de son talent
est de mettre à bas la hiérarchie sociale existante
et d'en construire une nouvelle.
The Social Network est assez explicite à ce niveau-là.
Pour Sorkin et Fincher,
la raison du succès de Zuckerberg a été de s'affranchir des règles établies.
Les Winklevoss s'obstinaient à se comporter en gentlemen d'Harvard
alors qu'ils auraient pu facilement mettre fin à Facebook
en attaquant immédiatement Zuckerberg en justice,
mais ils ont dans un premier temps préféré d'autres alternatives
pour ne pas faire de vagues…
et lorsqu'ils se sont finalement décidé à agir,
Zuckerberg était déjà hors de leur portée.
Pour illustrer cette logique,
Sorkin et Fincher s'amusent d'ailleurs à faire coïncider les débuts de Facebook
avec une référence au dialogue d'introduction
et en particulier à deux activités que Zuckerberg considère
comme emblématiques de l'élite sociale :
le chant a cappella et l'aviron.
En effet, c'est durant un concert de chant a cappella
que Divya Narendra apprend que Zuckerberg a mis en ligne la première version de Facebook.
et lorsqu'il rejoint les Winklevoss pour les prévenir,
ces derniers sont en train de faire de l'aviron dans un piscine.
ls sont donc immobiles.
Le symbole est clair.
Pendant que l'élite sociale prisonnière de ses traditions
et de ses convenances fait du surplace,
une nouvelle élite est en train d'émerger.
Sorkin souligne d'ailleurs cet attachement de l'élite au passé
via un ami de Divya qui se plaint que le groupe de chanteurs ne reprennent pas
les classiques de Cole Porter et Irving Berlin.
Ce qui nous amène au troisième niveau de lecture de la séquence Facemash,
la lecture morale et politique.
Un peu plus tôt, je disais que la question de la réalité du final club
dans la séquence Facemash n'était pas complètement tranchée.
En effet,
si on considère que ces scènes représentent l'imaginaire du final club,
alors toute la séquence symbolise l'ambition de Zuckerberg
de remplacer les final clubs existants par un système équivalent
mais où ce serait cette fois lui qui aurait le pouvoir.